2 : Cet après-midi-là, route des crêtes
Les Baumettes, Marseille, le vendredi 8 mars 1974
Je ne me souviens pas exactement de ce qui s’est passé à ce moment-là. De ce que j’ai fait précisément. Tout est trop confus dans ma tête, comme si je voulais effacer tout ce mal que je t’ai fait cet après-midi-là. Des gestes que j’ai été incapable de reproduire lors de la reconstitution ; face au juge d’instruction et à tous ces flics, face à ce pantin de fortune qui était censé être toi, j’ai fondu en larmes en réalisant l’horreur de mes actes. Mais je ne l’avouerai pas. Je ne l’avoue qu’à toi…
Je me souviens surtout de l’après. Je me souviens m’être approché doucement du bord de la falaise pour jauger du regard la distance qui me séparait de la mer, du vide. Et je crois que j’ai pensé un instant y plonger, en finir. Mais je suis trop lâche pour ça bien sûr…
Je me souviens que ce fascinant spectacle de l’écume irisant la surface bleutée et s’échouant sur les rochers me rappelait furieusement nos jeunes années à Oran, là où l’on s’est rencontrés. Oran la Radieuse, Wahran comme on l’appelait là-bas… Toi et moi. Et Saïd, et Tahar, et Nicolas. Et Samuel… Pourquoi a-t-il fallu que tu me demandes de ses nouvelles, pourquoi as-tu prononcé son prénom ? Pourquoi avoir voulu tout gâcher alors que l’on venait à peine de se retrouver ? Ça m’a rendu dingue, tu comprends ? Dingue, de savoir que tu pensais encore à lui après toutes ces années alors que c’était moi qui étais là. Moi…
Les images sont restées floues depuis, il n’en subsiste que des flashs que j’aimerais pouvoir oublier : moi chevauchant ton corps dénudé, les traces bleutées que mes mains ont laissé autour de ton cou parce que tu criais, te débattais. Je t’ai demandé pardon, tu sais, mais j’ignore si tu m’as entendu, si tu pouvais encore m’entendre quand je t’ai implorée. Pardon…
C’est idiot, c’est vrai, et probablement puéril, mais je ne voulais pas que tu partes, que tu m’abandonnes comme tu l’avais fait ce jour-là, lorsque tu as quitté précipitamment Oran. C’était le samedi 6 janvier 1962, il y a douze ans, sur le « Ville d’Alger »…
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