10 : Sang pour sang

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Les Baumettes, Marseille, le vendredi 8 mars 1974

Samuel et moi, il paraît qu’on est frères de sang. Mais nous n’avons jamais eu de frères que le nom. Pour le reste, tout nous séparait. Et nos cinq ans de différence n’expliquent pas tout. Il a été le premier, et dans l’esprit de mon père, il a toujours été le seul, l’unique. Moi, j’étais le vilain petit canard, l’erreur de la nature, une rature sur une copie trop blanche, trop propre, trop parfaite. Un herpès.

Je n’ai jamais compris pourquoi tout lui réussissait, pourquoi il avait droit à tout, et moi à rien. Rien d’autre que les coups de ceinture, ceux qui l’ont toujours épargné. Et lui trouvait ça normal, ne s’est jamais montré compatissant envers moi, jamais complice non plus. Ni espiègle ni tendre, ni rien.

Avec les filles, c’était pareil, il avait une espèce de don, d’aura que je n’avais – et n’ai toujours – pas. Il n’avait qu’à les cueillir pour qu’elles échouent dans ses bras. Même toi…

Par la suite, j’essaierai de me sculpter un corps d’athlète pour lui ressembler, pour mieux endurer ce que mon paternel m’infligeait. Mais ça n’a pas suffi, je n’avais pas son magnétisme ; et si je voulais devenir comme lui, un homme à femmes, je savais qu’il me faudrait les payer pour les coucher à mon tour dans un lit.

J’aurais dû comprendre plus tôt pourquoi : je ne suis qu’un bâtard. Et les bâtards ne brillent jamais, ils grandissent dans l’ombre et finissent forcément par mal tourner. Gamin, je n’avais pas conscience de tout ça, de ce que ça impliquait, cette jalousie qui allait me bouffer et cette revanche que j’ai toujours voulu prendre sur mon existence.

***

Palais de Justice
place de Verdun
Aix-en-Provence (13)
fin octobre 1973

— Une enfance chaotique, meurtrie, malheureuse, n’excuse en rien de pareils actes, Maître Neuvic. Vos circonstances atténuantes ne sont aucunement recevables et le jury n’en est pas dupe. Il s’en tiendra aux faits, rien qu’aux faits…

Tu vois, je ne peux pas leur dire ce que tu savais toi, je ne peux pas m’en affranchir. Non, je ne peux définitivement pas impliquer notre père, il doit déjà tellement s’en vouloir. L’amour n’engendre pas toujours la vie ; non, parfois il l’endeuille. Armand Dellière a jadis aimé ma mère, et je suis le fruit de cet amour. Un fruit corrompu, empoisonné, qui aimera à son tour et tuera par amour.

L’amour… Cet enfant de salaud, ce fils de pute qui vous enfile toujours par derrière, cette catin qui ne s’offre jamais sans vous le faire payer un jour en retour. Pour mieux vous baiser.

***

Toi, tu avais tout compris, bien avant moi. Sans toutefois mesurer l’impact potentiel de cette bombe à retardement. Oui, tu fus la première à mettre le doigt sur la raison qui faisait de moi le mal-aimé de la fratrie, à m’ouvrir les yeux. Sans savoir que cela allait aussi nous condamner, tous. Nous exploser à la gueule, bien plus tard.

***

Fort de Santa-Cruz
Mont Aïdour
Oran (Algérie)
novembre 1961

L’ombre de l’édifice nous domine, et toi tu sèches mes pleurs, si silencieux dans l’azur…

— Si ça se trouve, c’est pas ton père… C’est peut-être pour ça qu’il te bat, parce que tu lui rappelles en permanence l’adultère de ta mère…
— Pfff, n’importe quoi ! m’offusqué-je.
— Regarde-les, regarde ton frère, et regarde-toi toi : tu es le seul blond aux yeux bleus de ta famille, tu ne leur ressembles pas !

Je grimace de douleur.

— T’as mal ?

J’opine du chef.

— Des fois, je te jure, j’aimerais vraiment être ailleurs, avoir un vieux comme le tien…
— Tu dis ça parce qu’il est riche et qu’il m’offre toujours tout ce que je veux. C’est ça le privilège d’être fille unique ! me souris-tu.
— Non, c’est juste qu’il est gentil et qu’il ne te fait jamais pleurer. Ça se voit comme le nez au milieu de la figure, tu es tout pour lui. Jamais il ne lèvera la main sur toi.
— C’est à cause de ma mère, elle était son soleil. Alors quand elle s’est éteinte à ma naissance, je l’ai remplacée dans son coeur…
— Moi, je suis le soleil de personne.
— Ben si ! me réponds-tu en m’embrassant sur la joue. Sinon, pourquoi crois-tu que je serais là, avec toi ?

Mes parents, je les avais souvent entendus se disputer et il y avait toujours le même sujet qui revenait sur le tapis : moi. Le fils que ma mère tentait tant bien que mal de défendre par moments, celui que mon paternel reniait. Il me détestait, il le lui disait, hurlait que c’était de sa faute à elle, que je lui rappelais sans cesse ce qu’il voudrait pouvoir oublier, qu’il ne lui pardonnerait jamais.

— Il faudrait rechercher des indices, fouiller leur chambre ; comme ça tu serais fixé…
— T’es folle ! Si je me fais prendre, je vais sacrément dérouiller !
— C’est toi qui vois, mais au moins tu saurais pourquoi il s’acharne toujours sur toi et jamais sur ton frère…

Je t’ai écoutée, j’ai risqué le tout pour le tout, et j’ai débusqué ses billets doux, ses lettres. Les lettres que ton père avait adressées à ma mère douze ans plus tôt.

***

« La nuit était claire et la lune ronde, le ciel étoilé. Et toi, tu surgissais de nulle part, tel un ange immaculé. Les pieds nus sur le sable mouillé, balayé par les vagues, ta robe longue léchant ainsi l’écume salée à mesure que tu avançais dans la mer… Le vent faisait voleter ta chevelure de jais, tu étais de dos, un dos dénudé, mais je ne voyais pas tes iris ombrés des larmes que tu voulais refouler.

Nous étions tous deux perdus, Louise, tous deux drapés dans notre solitude. Je venais ici tous les soirs, fumer ma dernière cigarette, tandis que tu continuais à avancer lentement, à t’enfoncer dans l’eau jusqu’aux épaules. Tu voulais mourir… Oui, nous étions deux, Louise, nous voulions fuir cette chienne de vie mais ne le pouvions pas ; trop de choses nous retenaient encore ici-bas.

J’ai alors attrapé ta main pour la retenir, pour te retenir un peu et t’empêcher de noyer ton chagrin dans cette mer si noire sous la lune. Tu as tourné la tête vers moi, murmuré un « je ne peux pas » sans vraiment savoir ce qu’il signifiait réellement ; je t’ai embrassée, suspendue à mon cou, et l’on s’est aimés…

C’était il y a trois mois, Louise, sur la plage de Cap Falcon. Qu’est-ce qui a changé depuis ? Pourquoi t’éloignes-tu si subitement de moi ? Pourquoi ai-je si mal quand tu n’es plus là ? »

***

« Dans ta lettre, tu dis que tu m’aimes, et tu t’enfuis. Pas d’explications, pas de mots, juste le souvenir de nous deux, de nos deux corps enlacés dans mes draps… Qu’ai-je donc bien pu faire, mon amour, qu’ai-je bien pu faire de toi pour que tu ne veuilles plus de nous ? Peut-être t’ai-je trop aimée sans te le dire, peut-être l’avons-nous trop fait sans se le montrer, peut-être crois-tu que ce « nous deux » n’est qu’un leurre… Pourtant, je te jure que non, que ce n’est pas un leurre, que tu m’as ramené à la vie… »

***

« Je n’insisterai plus, Louise. Je n’aurai plus l’indécence de le faire. Tu le renies peut-être déjà, autant que tu me renies moi, que tu renies ton amour pour moi, mais il ne faut pas en avoir honte. Avant même que tu ne lui prêtes vie, moi je l’aime déjà, cet enfant. Comment pourrais-je ne pas l’aimer, il est l’ultime témoin de l’amour que nous avons fait, toi et moi, l’ultime preuve de l’amour que j’éprouve à jamais pour toi

Mais je ne t’écrirai plus, Louise, puisque tel est ton souhait. Et renonce à ma paternité puisque tu me la confisques en retournant vers lui, l’autre, celui qui ne te rend pas heureuse et dont tu as parfois si peur. Pourtant, j’aurais été capable de t’aimer au grand jour, mon amour, le clamer à corps et à cri à qui voulait bien l’entendre, t’épouser pour que notre enfant ne naisse pas dans le péché… Seulement, dans ton milieu comme dans le mien, on ne divorce pas, c’est ainsi. Et c’est ainsi que je me résigne, moi aussi, à te laisser partir, mon amour. A te laisser partir avec lui, même si je t’aime, encore et pour toujours, ma tendre Louise, mon insoumise.

Ton Armand. »

***

Je te les ai montrées, ces lettres, et tu n’en es pas revenue.

— Comment est-ce possible ? me soufflas-tu. Comment n’ai-je rien pu voir ?
— Tu avais deux ans, Salomé ! Et puis, ils ont dû être super discrets aussi, pour pas que l’autre cocu se doute…
— Non, pour faire ce qu’il ne fait qu’à toi, il doit forcément savoir ! Il a dû tomber sur l’une des lettres de mon père. Ou intercepter l’un des billets de ta mère… Il faut qu’on cherche. Dans ma maison, partout !

Et l’on a farfouillé le Domaine ensemble, l’a retourné dans tous les sens, profitant des absences des domestiques. Et elles étaient bien là, les lettres de ma mère, planquées dans le secrétaire Empire de la tienne.

***

« Je t’aime, Armand, mais je dois renoncer à nous deux. Je ne peux plus mener cette vie de débauche avec toi, te retrouver à la nuit tombée, ou en journée, au Domaine ou ailleurs. Mon mari pourrait nous surprendre, et nous essuierions alors tous deux son courroux. Je t’aime mais ne peux plus t’aimer. Pardonne-moi… Adieu. »

***

« Tu n’as rien fait, Armand, rien qui mérite que je te congédie de la sorte… Ou plutôt si. Nous avons fauté tous les deux, et je dois rentrer dans le rang. Retourner auprès de Jacques, mon mari ; c’est lui que j’ai épousé. « Nous deux », ça n’avait pas d’avenir et nous le savions depuis le début. Il faut simplement l’accepter, accepter de revenir à la raison, même si ça nous blesse, nous meurtrit dans ce qu’il y a de plus intime en nous, au plus profond de la chair. L’amour ne choisit pas, je le sais, il nous tombe dessus par hasard, sans prévenir. Mais entre toi et moi, il est arrivé trop tard. Tu m’as aimée plus que je ne l’ai rêvé, plus que je ne l’aurais souhaité même, et je ne l’oublierai pas, ne l’oublierai jamais. Seulement Armand, c’est avec une autre qu’il te faudra refaire ta vie, pas avec moi. Une autre… »

***

« Il existe, hélas, une preuve de mon adultère. Une preuve qui grandit en moi et que je ne pourrai bientôt plus cacher. Jacques n’est pas idiot, il comprendra très vite qu’il ne peut pas être de lui ; jusque récemment, cela faisait des lustres que je ne le laissais plus me toucher ; je ne voulais être qu’à toi… C’est Dieu qui m’a punie, qui m’oblige à assumer ma faute, mes pensées si impures. Et cet enfant sera ma croix. Aux yeux de tous, il sera celui de Jacques, il ne sera jamais de toi. Je t’en prie, accepte-le, en souvenir de tout cet amour que tu éprouves pour moi. C’est mieux pour nous, pour lui… Il n’y a pas de retour en arrière possible entre nous, et crois bien que j’en suis désolée. Te briser le coeur m’anéantit tout autant qu’il me coûte, mais je n’ai pas le choix. Aimes-en une autre…

Louise. »

***

Les Baumettes, Marseille, le vendredi 8 mars 1974

J’étais sa croix… C’étaient ses mots et nous en étions aussi stupéfaits l’un que l’autre ; le silence, assourdissant, parlait pour nous deux.

Sa croix… C’est pour ça que ma mère n’est pas venue témoigner au procès : elle voulait garder ce secret pour elle seule, ne pas l’exposer au grand jour, ni même assumer publiquement les conséquences de cette infidélité dont j’étais le si détestable produit. Elle savait que je savais, et que nous l’avions découvert minots. Peut-être même soupçonnait-elle cet amour clandestin que je te portais alors, sans toutefois se figurer qu’il perdurerait à l’âge adulte et que son issue se parerait de cet accent tragique dont elle nie être, même partiellement, l’origine.

Aujourd’hui encore, cette putain de réalité, celle que tu m’avais vivement rappelée lors de nos dernières retrouvailles, m’est insupportable : c’est à cause de ce fichu lien de parenté que notre pourtant si belle idylle se teinte d’une telle amoralité, la rendant de fait inconcevable aux yeux de l’Église et du commun des mortels. Mais au fond, l’est-elle réellement davantage que celle de nos parents respectifs ?

Toujours est-il que la mesquinerie de ces phrases toutes faites, que tu empruntais à tous les bien-pensants de ce monde dans l’unique but de réfréner cette ardeur irréfléchie que tu commençais à percevoir dans mes avances, me hérissait. Toutes ces excuses bidons, ces justifications de pacotille que tu égrainais pour t’en sortir indemne, ne parvenaient pas à me raisonner, à enrayer ce bouillant désir de pénétrer ton corps, de te prendre et te souiller de ma jouissance. Non, à cet instant précis, cette foutue vérité, je n’étais plus en mesure de l’entendre. Il était désormais trop tard pour me retenir. Retenir le monstre qui sommeillait en moi, attisé par la violence et l’omniprésence de ces fantasmes, ces pensées si parasites. Je ne supportais plus cette injustice, cette perpétuelle image en moi, satané leitmotiv qui me soufflait sans relâche à l’oreille que seul Samuel avait le droit de t’aimer, pas moi. Dans mon esprit, ça tournait en boucle : je vous revoyais sans cesse sur la plage de Cap Falcon ; vous, et ce baiser de décembre qui me révulsait.

La bienséance, j’ai voulu la niquer en bravant l’inceste, comme un pied-de-nez à ce destin de merde qui nous avait rangés ad vitam eternam dans la case « frangin-frangine » ; j’ai même naïvement cru que tu le voulais aussi. Et pourtant, tu l’as mugi, ce « non ! », tu l’as beuglé tant de fois ! Sauf que la machine était en route et que rien ne pouvait plus s’interposer entre toi et moi. A travers ce corps dont je violais l’intimité, c’est ma vie entière que je baisais ; et je t’ai fait l’amour comme je la haïssais. Être en toi, te chevaucher, c’était ma façon à moi de devenir un Dellière. Te rends-tu compte que si l’on avait autorisé notre union, si l’on s’était mariés toi et moi, je l’aurais été ? Que si j’en avais eu le droit, je t’aurais aimée ? Je ne l’avais certes pas, mais je l’ai fait quand même ; je t’ai aimée comme un fou. A en avoir trop mal, à te supplicier. Et ta voix, cette voix si désespérée, si poignante, qui me suppliait d’arrêter, de m’arrêter tant qu’il en était encore temps, j’ai dû la faire taire pour pouvoir aller jusqu’au bout ; étrangler ton cou, ton existence, pour asphyxier définitivement la mienne et repartir à zéro. Oui, ma petite mort, ça a été aussi et surtout la tienne. Ma chair dans ta chair, amis-amants autant que frère et sœur de sang. De sang, bon sang ! Cette saloperie de sang trop rouge qui nous interrompit si soudainement dans notre coït infernal, celui qui s’échappait de ta si luxuriante crinière rousse pour venir se répandre sur la lande, et qui m’a subitement fait revenir à moi. A en convulser de douleur en implorant si fort ton prénom, un cri à déchirer le ciel, avant que je ne m’effondre sur toi, en larmes. En assassinant l’enfant que j’étais, je réalisais trop tardivement que je t’avais surtout assassinée toi.

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