16 : Ombre & lumière
Les Baumettes, Marseille, le mardi 25 décembre 1973
En définitive, on n’est jamais préparé à ça. Même quand on s’y attend à plus ou moins brève échéance. A cette chute libre vers le vide, le néant. L’enfer de la nuit noire : mon purgatoire avant le Jugement Dernier.
Il y eut d’abord cette interpellation violente, mouvementée, à mon domicile. Suivie de ma première audition, ma garde à vue. Les témoignage du couple que j’avais percuté avec ma Simca juste après t’avoir assassinée, et de Maddy, l’amie de la prostituée que j’avais étranglée pendant l’acte, mirent rapidement les forces de l’ordre sur ma piste. Elles ne me lâchaient plus depuis lors ; il fallait que j’avoue. Alors je finis par me mettre à table, docilement. Sans toutefois m’étendre ni m’expliquer.
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— J’ai tué Salomé Dellière, oui. Elvira Cabello aussi… Oui…
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Puis, ce fut l’ incarcération en préventive, aux Baumettes.
Là où on te confisque ta dignité d’homme, où l’on t’humilie en te fouillant à nu, où l’on t’ausculte comme un animal. Là où tu deviens moins qu’un chien, où tu n’es plus qu’un numéro, un simple numéro…
Et puis, les regards haineux de ceux qui sont déjà là, tes codétenus. Qui t’étudient dans le détail, te dévisagent.
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— T’es là pour quoi ?
— Meurtre…
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Des types suspicieux qui ne te croient pas, te bastonnent en promenade ou veulent t’enfiler sous les douches.
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— Tu sais ce qu’on leur fait aux pointeurs ?
— Aux pointeurs ? C’est quoi un pointeur ?
— Fais pas semblant de ne pas comprendre, Duval. Les mecs comme toi, il faut qu’ils sachent ce que ça fait de se faire baiser…
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Je me souviens : ils sont tous à poil, la queue au garde-à-vous, me menaçant en nombre. Ils me plaquent contre la paroi, la gueule écrasée sur le carrelage miteux. Dégoulinant de flotte, je commence à paniquer, à comprendre : ce qu’ils me reprochent, ils vont me l’infliger.
Les matons n’interviendront pas. Ou trop tard, juste pour se donner bonne conscience. Au mieux, ils fermeront pudiquement les yeux. Au pire, ils se rinceront l’œil…
Oui, je me souviens que sans Le Gros, ils m’auraient tous violé à la chaîne. Ce ne sont pas mes cris, mes supplications qui les ont arrêtés, mais sa voix. C’est elle qui les a stoppés dans leur élan. C’est elle qu’ils ont écoutée. Parce qu’on est aux Baumettes et qu’il en est le caïd.
Par la suite, nous deviendrons amis et partagerons la même cellule, à sa demande.
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— Pourquoi tu m’as sauvé de leurs griffes ?
— Dis-moi plutôt pourquoi t’es là ?
— Tu le sais aussi bien qu’eux, non ? Pour meurtre !
— Non, c’est faux. Si t’étais réellement là pour meurtre, ils t’auraient laissé tranquille. Moi je sais pourquoi tu es là, tout le monde le sait. Ça a fait la une des journaux, ils en ont parlé à la radio.
— OK, mais toi non plus, tu n’as pas vraiment répondu à ma question… Et puis, pourquoi ils t’écoutent toi ?
— La French Connection (4), tu connais ? J’en faisais partie, c’est pour avoir été l’un des cerveaux de ce trafic d’envergure que je me suis fait coffrer. Pour avoir buté un flic aussi. Ici, je fais la pluie et le beau temps. Et j’ai décidé qu’à partir de maintenant, pour toi, ce serait tous les jours le beau temps.
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Une larme roule sur mes joues. Je repense à toi, à ce qui m’a conduit là. A cette nuit qui s’est brutalement abattue sur moi.
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— Je l’aimais, cette fille, tu comprends ? Je l’aimais…
— Je veux pas savoir, Duval. Je veux pas savoir pourquoi tu l’as violée, pourquoi elle est morte. C’est ton histoire, pas la mienne…
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Grâce à lui, j’ai évité le pire. Grâce à lui, ma nuit a été moins noire.
Hier, il est venu me voir au parloir ; ça faisait longtemps. Depuis mon procès, en fait.
Un panier gourmand garni de foie gras et toasts, de confiture de figues, de miel, et d’une bouteille de Sauterne pour accompagner le tout, m’avait préalablement été remis de sa part. Cadeau de Noël avant l’heure que j’ai fièrement exhibé sous ses yeux, derrière la vitre-frontière encrassée qui sépare le monde libre de celui des prisons.
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— Comment t’as fait ?
— Tu sais, les matons m’ont à la bonne, alors…
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Je l’ai remercié chaleureusement. Des présents, des vrais, je n’en ai pas eu si souvent !
Ça m’a fait repenser à celui que m’avait offert ton père pour mes dix ans : un cerf-volant. Je n’en avais jamais eu auparavant ; j’avais toujours jalousé celui de mon frère. Sauf que celui-ci était plus grand, plus beau. A mes yeux en tout cas. Parce que c’était le premier cadeau sincère qu’on m’offrait dans l’unique but de me faire plaisir.
Je me rappelle qu’on l’avait étrenné sur la plage de Cap Falcon, au soleil couchant. En courant sur le sable et riant aux éclats sous le regard bienveillant et attendri de ton paternel.
L’Algérie, c’était ma vie d’avant et tu y étais mon paradis, ma lumière. Mais c’est moi qui t’ai éteinte, Salomé ; je t’ai éteinte par mégarde…
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— Pourquoi t’essaies pas de te tirer d’ici ? T’as plus rien à perdre ! Je pourrais même t’aider si tu voulais, te faire passer à l’étranger ; tu sais, des contacts, j’en ai à la pelle…
— Parce que c’est ma pénitence, Gros. Parce qu’il faut que je fasse pénitence… Et puis, de toute façon, ça sert à quoi de vivre sans elle ? Tu pourrais, toi, vivre sans soleil ?
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Résigné, il n’a pas répondu, ne s’est pas attardé non plus. Les années passées à l’ombre l’avaient rendu claustro ; sans son coin de ciel bleu, il suffoquait. Alors, il comprenait, oui.
Il m’a salué sans effusion ; les adieux de gonzesse, les larmes au bord des yeux, c’est pas son truc. Mais il le sait : nous ne nous reverrons pas ; il le pressent.
Il est reparti vivre sa vie en solitaire, à butiner une ou deux pépés sur son yacht, tandis que moi, j’attends mon heure dans la pénombre. Je suis en train de m’en rendre compte : je n’ai plus peur de la mort désormais, je suis prêt. Prêt à te rejoindre, Salomé. Pour toujours.
(4) : La French Connection désigne l'ensemble des acteurs qui prennent part à l'exportation d’héroïne aux USA depuis la France, des années 1930 aux années 1970. Il s'agit de réseaux et équipes implantés pour la plupart à Marseille et Paris. Importée en France depuis l'Orient, la morphine-base issue du pavot est transformée en héroïne dans des laboratoires installés dans la région marseillaise, puis expédiée aux États-Unis et au Canada par différents canaux. Les trafiquants français sont à cette époque les principaux fournisseurs des organisations criminelles américaines.
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