Partie III
Les fenêtres étaient ouvertes, apportant un vent presque froid dans la toute petite bibliothèque qui juxtaposait la chambre parentale. Le soleil ne pénétrait pas totalement dans la pièce, qui offrait une atmosphère tamisée et orangée qui convenait parfaitement à une lecture matinale que la maîtresse des lieux appréciait tant. La dame avait apporté une carafe de jus de mangue avec lequel elle avait failli s’étrangler, ainsi que le livre de mélodies à la reliure bleue. Elle avait quitté ses escarpins pour ramener ses jambes sous elle, confortablement installée dans l’un des deux fauteuils trônant dans la salle. Le chant des oiseaux, d’ordinaire suffisamment intense pour en être légèrement agaçant lorsqu’elle voulait être au calme, paraissait lointain. Elle commença à feuilleter les pages de son nouveau volume pour retrouver où elle en était restée la veille, et n’eut pas de mal à reconnaître le dernier texte. La mélodie décrivait une jeune femme qui revoyait son mari après un long voyage. Mais c’est le fâcheux marque-page inscrit à jamais dans le papier qui avait attiré l’attention de la dame. Une petite tache de sang décorait le coin de la page, confirmant l’hypothèse d’Anna-Élisa quant à la coupure sur son doigt.
Elle avait l’impression que sa lecture avait à peine commencé lorsque quelqu’un toqua à la porte de la bibliothèque, l’interrompant au milieu d’une ballade. Algarias attendit que la dame l’invite à entrer pour pointer le bout de son épaisse barbe noire.
— Vous vouliez me montrer quelque chose dans le jardin, ma dame ?
— Tout à fait ! Je pensais cependant que vous aviez des tâches à accomplir avant de m’accorder votre temps.
L’homme haussa un sourcil.
— Nous nous sommes quittés il y a presque deux heures, ma dame.
L’intéressée détourna la tête vers les fenêtres, et constata que la luminosité avait changé, se faisant plus présente, plus brillante. Recroisant le regard de son interlocuteur, elle eut un rire un peu gêné.
— Je me suis tant plongée dans ma lecture que j’en ai perdu la notion du temps. Allons dans la cour, que je vous montre ce que j’ai aperçu cette nuit.
Algarias s’écarta du pan de la porte pour laisser passer la maîtresse de maison qu’il dominait d’une tête. Au passage, elle put humer la senteur qui émanait de l’homme. Il avait changé de parfum pour quelque chose de musqué mais discret qu’elle n’aima pas beaucoup. Elle préférait l’ancien, qui lui rappelait les odeurs de l’air frais des montagnes d’où elle était originaire, loin au nord d’ici. Elle reteint à peine de froncer le nez, mais s’abstint de tout commentaire.
L’hiver, dans cette partie du monde, n’était pas vraiment froid. Dans le sud de l’Empire de Khara, toute neige était exclue, à l’exception des plus hauts pics où elle fondait très vite. Pourtant, et bien qu’il n’y ait pas de courant d’air, Anna-Élisa frissonna lorsqu’elle sortit du manoir. Elle aurait dû mettre son manteau gris en le quittant, pour couvrir ses bras nus. Le jardin était parfaitement paisible, presque immobile. Seul un petit écureuil blanc gambadait près des rosiers. L’animal se stoppa net lorsqu’il vit la dame, se tenant debout pour guetter le moindre de ses mouvements. Il la fixa un moment, mastiquant quelque fruit sec trouvé un peu plus loin. Les poils de sa queue se hérissèrent, et, lorsqu’Anna-Élisa avança vers lui, il détala comme si la mort était à ses trousses. Algarias, qui lui emboitait le pas, désigna l’endroit où le rongeur avait escaladé le mur et le toit pour s’enfuir.
— Il se tient près de ces arbustes tous les matins, pour humer le parfum des fleurs et boire leur rosée.
La dame ne l’avait jamais vu, jusqu’ici. Pourtant, cela faisait un moment qu’elle avait déménagé dans cette demeure. Elle se dirigea, avec son majordome, vers le centre du jardin, passant devant des œillets, du jasmin. Elle enjamba au moyen d’un petit pont de pierre le cours d’eau artificiel au bord duquel poussaient des lotus blancs, et arriva bientôt au pied de l’arbre millénaire qui ombrageait l’espace. Un petit muret ceignait le buis, bien que des fleurs, plantes grimpantes et buissons le recouvraient en majorité. Pourtant, ce petit élément d’architecture était aussi inhabituel et admirable que l’arbre. La pierre noire qui le composait était un matériau extrêmement rare. L’obsidinite était ainsi veinée d’orangé, presque doré, qui donnait à la pierre une allure noble et marbrée. On racontait d’ailleurs qu’elle avait la propriété d’absorber la magie et de détisser les sorts. Anna-Élisa trouva un endroit où le muret était découvert, et, toujours curieuse, se pencha dessus pour le toucher. La roche était étrangement chaude mais pas brûlante, lisse mais pas glissante. En l’observant, la dame fut prise d’une étrange sensation. Elle se sentait comme au bord d’un puits, à contempler son reflet dans l’eau noire et peu profonde qui s’y trouvait. Un vertige envahit son crâne et tétanisa ses bras sur lesquels elle s’appuyait.
— Vous allez bien, ma dame ?
La voix chaleureuse d’Algarias la sortit de sa torpeur. Elle acquiesça en se forçant à sourire.
— Vous voyez, ici ? Ça meurt, et je crains que la plante soit malade.
Le majordome regarda l’endroit qu’Anna-Élisa désignait, l’air particulièrement perplexe.
— J’ai peur de ne pas bien comprendre la nature du problème, ma dame.
Celle-ci soupira, inquiète pour son buis et déçue par l’apparente impuissance de son homme à tout faire. Il l’avait pourtant aidée à trouver, planter et cultiver la plupart des fleurs de ce jardin. Et depuis que la cour verdoyante était florissante, il l’entretenait avec soin. S’il ne savait que faire avec la branche noire et morte de l’arbre, s’il n’avait pas d’idée sur la nature du mal qui le frappait, elle craignait que personne d’autre dans les environs ne sache traiter le végétal. Elle espéra que le buis allait s’en remettre. Il était si grand, imposant et majestueux. Il était le cœur du manoir, et il aurait été bien dommage de devoir le couper. Sans lui, le domaine serait plus terne, plus vide.
Une nouvelle fois, le parfum musqué et quelque peu désagréable d’Algarias parvint aux narines de la maîtresse de maison, tandis qu’il lui posa une main sur l’épaule.
— Vous allez attraper froid. Rentrez vous réchauffer pendant que je vois ce que je peux faire pour votre jardin.
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