Partie IX
La maîtresse de maison en avait assez d’être constamment allongée, à observer le plafond sans rien faire d’autre que de lire ou de songer à la maladie. Après sa nuit agitée, elle se sentait suffisamment forte pour errer quelque peu dans le manoir, s’asseoir dans le salon, devant le feu de cheminée et coudre. Elle voulait aussi terminer les plans de la nouvelle aile du manoir, afin de ne pas prendre de retard sur les travaux. Elle avait d’ailleurs bien de la chance, puisque les commandes se faisaient rares en cette période, aussi n’avait-elle pas à s’en inquiéter outre mesure.
Elle médita longuement là-dessus, et finit par prendre son courage à deux mains au milieu de l’après-midi, même si la pluie qui tombait presque sans discontinuer depuis quelques jours ne l’aida pas à se motiver. Lasse de ses éternelles robes de chambre pâles, elle se fit plaisir avec un maquillage plus sérieux, un brossage efficace de sa crinière blonde dont elle laissa les boucles tomber en cascade sur ses épaules, et une ravissante robe noire à la jupe de tulle gonflée et le côté droit brodé de fleurs d’argent. Ainsi apprêtée, et ne sentant aucune crise sanglante venir, elle quitta la suite parentale et descendit dans le salon, où elle retrouva Laëtine en train de broder des rubans, qu’Anna-Élisa pensa être destinés à lier les bouquets que son amie vendait.
— Vous êtes levée, Anna ! Comment vous sentez-vous ?
— Pour l’instant, je vais assez bien, je suppose. Je n’ai pas toussé, aujourd’hui.
Laëtine fronça tout de même les sourcils, visiblement inquiète.
— Vous êtes sûre que c’est bien sage ? Ne faudrait-il pas plutôt se reposer ?
La malade s’assit à côté d’elle, relevant un peu sa jupe pour ne pas être gênée.
— Cela fait des jours que je me repose, sans un probant succès. J’avais envie de casser un peu ce morne quotidien.
Son interlocutrice hocha la tête.
— Je vous comprends. D’autant plus que vous n’avez pas dû voir grand monde, aujourd’hui.
D’un mouvement de tête, elle désigna la porte d’entrée.
— Violys m’a laissé un mot, elle est partie ce matin pour retourner au village. Nous avons trois mariages qui viennent d’arriver presque en même temps.
Anna-Élisa avait somnolé presque toute la journée, préférant ce demi-sommeil à ses cauchemars. De fait, elle n’avait rien entendu, ni dans le couloir, ni le claquement de la porte d’entrée. Laëtine lui tendit un nécessaire à couture, et elle s’assit à côté d’elle pour broder et se vider l’esprit. D’un coin de l’œil, elle aperçut Narcisse jouer dans le jardin, près du buis. Au bout d’une petite heure à discuter avec son amie, la maîtresse de maison se sentait bien. Aucune crise à l’horizon. Aucune goutte de sang pour tacher ses lèvres. Pendant le reste de la soirée, elle profita de ce tête-à-tête, jusqu’à ce que Narcisse se lasse de ses jeux pour venir les rejoindre. C’était la première fois depuis longtemps qu’elle s’endormait avec le sourire.
— Anna !
L’intéressée leva les yeux de son livre de poèmes. Elle venait à peine d’en achever les derniers mots, et ressentait déjà l’envie de le relire, car une pointe de mélancolie alourdissait déjà son cœur. L’air lui chatouilla les lèvres, comme s’il lui déposait un fugace et fantomatique baiser, et elle tenta vainement de se recoiffer avec les doigts. Falkwyr débarqua dans la pièce, encore vêtu de son manteau de voyage et le front couvert de sueur. Qu’est-ce qu’elle aimait le sourire qui était dessiné sur ses lèvres lorsqu’elle le vit ! Elle y lisait à quel point il était heureux de la revoir. L’homme traversa la suite en trois pas, et son élan le fit presque s’effondrer sur sa femme lorsqu’il se pencha pour l’embrasser.
— Vous ai-je tant manqué, Falkwyr ?
— Vous n’avez pas idée.
Elle le repoussa doucement et posa l’ouvrage sur la table de chevet, à côté de lui.
— Je ne m’attendais pas à ce que vous reveniez si vite. Le voyage vous demande plusieurs jours de plus, habituellement.
— J’ai hâté ma monture et suis passé par les petites routes dès que l’empereur Markys n’a plus eu besoin de mes services. Il devait partir en direction du Conclave des sorcières ce matin.
Connaissant la sécurité toute relative des petites routes certes plus rapides qui passaient par la forêt et les reliaient à la capitale, Anna-Élisa fronça les sourcils.
— Vous auriez pu avoir un accident. Et alors, malade ou pas, je vous aurais attendu plus longtemps.
Il glissa les doigts contre sa joue.
— J’étais prêt à prendre ce risque.
L’homme s’éloigna pour aérer un peu la chambre, tout en interrogeant son aimée sur son état de santé. Les crises semblaient être moins intenses, même si, à quelques rares exceptions près, plus fréquentes. Laëtine avait même dû laver deux fois du linge pendant la courte période où elle avait veillé sur la maîtresse de maison, afin d’éviter à celle-ci de baigner constamment dans son propre sang. Alors que Falkwyr ouvrait la fenêtre, laissant un faible rayon de soleil traverser la pièce, Anna-Élisa avisa sa peau, d’une pâleur cadavérique. Elle voyait des veines bleues courir le long de son épiderme plus blanc que la grande lune. Cette vision de son propre corps fit frissonner la femme, qui tenta de reporter son attention sur son époux pour ne pas l’inquiéter plus encore. Pendant qu’ils échangeaient bien des mots, Anna-Élisa sentit la toux venir, et put cracher un peu de fluide vital dans un mouchoir dont elle se débarrassa bien vite dans une corbeille en osier. La légère crise coupa net la conversation, et l’homme la laissa tranquillement se reposer.
Elle n’était pas encore guérie, mais elle sentait déjà un poids s’enlever de sa poitrine. Elle était rassurée. Elle sentait que bientôt, tout irait bien mieux. Elle avait l’infime conviction que, pour la première fois depuis le début de sa convalescence, son organisme luttait pour vaincre la maladie. Était-ce la présence de son époux, affrontant mille dangers pour revenir auprès d’elle, qui lui faisait cet effet ? Elle passa un long moment à regarder la porte de sa chambre, espérant chaque minute voir Falkwyr en franchir le seuil, avant de s’endormir une nouvelle fois.
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