Partie III
III
La caserne se situait plus loin, en suivant la route principale qui traversait le village. La pluie ne semblait jamais faiblir, les lueurs de l’après-midi étaient tout aussi timides que celles de la matinée, disparaissant derrière les cumulonimbus noirs qui assiégeaient Baldavin depuis le début de la saison.
Valdris se remémorait tous les indices à sa disposition, essayant de trouver un point commun entre chaque victime. Il avait déjà sa petite idée, mais pour en avoir le cœur net, il avait encore quelques questions à poser, puis il irait dans la forêt pour y chercher des réponses.
Les quartiers généraux de la garnison étaient établis sur un champ agricole laissé à l’abandon. Le bâtiment au centre semblait être le domaine de l’ancien propriétaire des lieux, et ce qui fut des plantations de mahris ou de fraigue s’était transformé en terrain d’entrainement à la course et au combat. Le Duc de Chairne avait insisté auprès du Roi de Sincha afin de créer cette unité territoriale avancée : auparavant, la forêt regorgeait de nombreuses bandes de hors-la-loi qui auraient rendu difficile la mise en place de cette industrie locale si prolifique, en compliquant la construction des scieries ainsi que l’acheminement des marchandises jusqu’à Moltasin, à l’ouest, ou Port-Sest, sur la côte est du pays. Depuis, les alentours n’avaient jamais été aussi sûrs.
Du moins, vide de bandits.
Devant la porte d’entrée du bastion, deux gardes étaient assis. Valdris reconnut l’un d’eux et ricana, ils s’étaient croisés chez la veuve quelques heures plus tôt.
— Le service était éprouvant, c’est bien le moment de faire une pause, n’est-ce pas ?
Le soldat visé se leva avec hâte et fit face au chasseur, alors que le second pouffait, comprenant à quoi il faisait allusion.
— C’est l’éthéré dont tu me parlais Merdock ! — Il continuait de se moquer de son collègue — Tu ne vas pas le laisser te jacter comme ça !
— Qu’est-ce que tu fous ici, monstre ? T’es là pour prendre ta raclée ? Répondit il en cracha au sol devant lui.
— Non merci, je suis venu voir Venemos. Poussez-vous.
Le garde dégaina sa lame rouillée et la pointa en direction de Valdris. Aussi bête soit-il, ses tremblements laissaient penser qu’il avait tout de même conscience de la force de son adversaire.
— Vraiment ? Vous êtes quoi au juste, des bandits ou des soldats ?
Soudainement, la porte s’ouvrit derrière eux, faisant apparaître Kernold et Venemos en plein milieu d’une conversation animée.
— … et je ne tolèrerais plus ces sabotages ni ces idées sordides d’illuminés, j’espère que vous m’avez bien compris ! vociféra le bourgmestre à l’encontre du capitaine de la garde. Mais… qu’est-ce que vous faites ?
Le soldat rangea immédiatement son arme et baissa la tête de honte.
— Ce mons… euh, l’éthéré nous a paru menaçant alors…
— Abrutis ! Laissez donc Valdris aller n’importe où il le souhaite, c’est le seul homme présentement capable de régler notre problème ! Puisque vous n’êtes même pas foutu de trouver le moindre indice alors que cela fait bientôt soixante-dix jours que vous êtes payés pour. Hors de ma vue !
Les deux idiots se retirèrent. Le bourgmestre lança un coup d’œil furtif au chasseur, avant de prendre la direction du centre du village d’un pas décidé en marmonnant.
— Bande d’incapables ! Et maintenant cet illuminé de clerc, comme s’il n’y en avait pas assez…
Venemos faisait face à Valdris, silencieusement, depuis le haut des quelques marches à l’entrée de la caserne. Il avait le regard dur, et ses longs cheveux noirs aggravaient encore ses yeux cernés. L’homme devait avoir la cinquantaine, et semblait avoir été touché dans son égo par la dispute avec le bourgmestre.
— Venemos ? J’ai quelques questions à vous poser.
— C’est « commandant » pour vous, appuya-t-il avant de retourner à l’intérieur du bâtiment en faisant dos à l’éthéré. Entrez ! Je n’ai pas toute la journée.
Le bureau de Venemos était un véritable capharnaüm. Des dossiers étaient éparpillés à même le sol, tandis que des restes de repas trônaient sur la table. Le seul endroit épargné était un petit autel au fond de la pièce ou brulait quelques bougies, surplombé par une peinture représentant à priori les dieux de l’Élémentaris, avec en son centre Ferox, le dieu de la foudre.
— Vous êtes croyant ?
— Pourquoi êtes-vous ici ? répliqua le commandant en frappant ses mains sur le bureau.
— J’ai besoin de toutes les informations que vous détenez à propos de l’orage.
Venemos ne répondit pas, jaugeant Valdris en balayant son regard sévère de haut en bas.
— Je n’ai pas grand-chose à vous dire de plus que ce qu’a déjà dû vous dire le bourgmestre.
— Allez-y quand même, Venemos.
— Commandant ! cria-t-il. De toute façon, nous avons trouvé la solution, bientôt ce ne sera que de l’histoire ancienne. Vous n’aurez servi à rien.
— Ah bon ? Je n’ai pourtant pas l’impression que vous soyez proche d’une solution. Comment comptez-vous vous y prendre ?
— Ça ne vous regarde absolument pas. Vous n’avez pas à interférer dans les affaires de la garde.
— Vous demandez à vos hommes de maltraiter et de séquestrer les villageois chez eux, c’est ça votre idée ?
Venemos ne répondit pas. Valdris se heurtait à un mur. Un silence lourd s’installa.
— Bien… Dans ce cas, je vais continuer les recherches de mon côté. Merci pour votre aide précieuse, ironisa-t-il.
Venemos grogna en se levant, il ouvrit la porte et fit signe à l’éthéré de partir.
Valdris prit le chemin du centre-ville.
Venemos alla retrouver les deux gardes qui attendaient sur le côté du bâtiment la fin de la rencontre.
— Alors commandant, qu’est-ce qu’il voulait le monstre ?
— Merdock, Krevlun, vous allez le suivre dans la forêt et vous occuper de lui. Il ne doit surtout pas interrompre le rite.
— Bien dit ! Comment un étranger aurait-il pu régler la situation de toute façon ?
— Il ne peut pas. Il ne sait rien des demandes des dieux, puisqu’ils le renient. Mais nous les avons entendues.
— Loué soit Ferox !
— Loué soit Ferox.
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Une accalmie permit à l’éthéré d’écouter les bruits de la ville. Les cloches sonnaient vingt heures, et au loin un brouhaha résonnait à sa plus grande surprise.
Devant les portes grandes ouvertes de l’église, quelques centaines de villageois patientaient le début du sermon. Valdris n’était pas étonné que la ferveur religieuse eût autant de popularité. Des gardes entouraient la foule, et veillaient des deux côtés de l’entrée.
Il fut le moment de commencer, tout le monde s’amassa à l’intérieur. Valdris décida d’y prendre part en se positionnant dans l’ombre d’une arcade, au fond de la salle.
Le clerc apparut, sous les applaudissements soutenus de l’ensemble de l’assistance. Dans les fidèles, il reconnut tous les gardes qu’il avait croisés jusqu’à présent, Brelden la veuve était au premier rang accompagné de son fils Karain ainsi que Venemos, le commandant, qui était assis juste derrière.
Le silence suivit, le religieux monta sur le promontoire.
— Bonjour à tous, soyez les bienvenues dans la maison des dieux.
Il prit une pause afin de regarder avec attention l’assistance qui se présentait devant lui.
— Je suis fier de constater que les rangs de nos fidèles grandissent de jour en jour. Je suis Jirhovos, ravi de vous compter parmi nous, glissa-t-il d’une voix mielleuse, armé d’un sourire bienveillant. Nous allons commencer par un cantique, veuillez vous lever afin que nous chantions tous en chœur.
L’unisson emplissait l’espace d’une chanson relatant les exploits de Ferox, fils d’Auralis et de Noctaris, en guerre contre ses deux frères Hydor, le dieu de l’eau, et Pyrrhon, le dieu du feu. Le récit désignait le dieu de la foudre en grand vainqueur, ce qui titilla Valdris. Il n’était pas un fervent religieux, et n’avait pas appris l’Élémentaris par cœur, mais le peux qu’il en sût ne coïncidait pas avec la tournure de l’histoire.
— Bien. Merci à tous. Ce soir, nous allons consolider notre foi ensemble et être témoins du message de notre dieu, celui qui veille sur nous.
— Loué soit Ferox ! chanta en chœur l’assemblée.
— Le ciel nous envoie ses messages, sous la forme d’éclairs punissant les infidèles. Il a dessiné dans mon esprit ce qu’il attend de nous. Et en suivant ses directives, à coup sûr nous serons délivrés de sa malédiction. Car nous ravageons sa terre de nos industries monstrueuses ! Il prendra des vies jusqu’à ce que nous fassions acte de foi, et que nous apprenions de ses enseignements ! Pour réparer le tort que nous lui avons fait, il a exigé un sacrifice fait de plein gré.
Valdris, interpellé, s’avança, comme s’il n’avait pas entendu. En sortant de l’ombre, Jirhovos l’aperçut. Il marqua une pause, et leva la main vers l’éthéré.
— Comme il me l’annonçait, Ferox nous testera. Mais nous devons montrer que notre foi est inébranlable ! Le héros du mal est parmi nous pour nous mettre à l’épreuve. Ce monstre est l’incarnation de cette épreuve !
Tous les regards se tournèrent subitement vers Valdris. Un homme commença à le huer, suivi par le reste de l’assemblé.
– Ces « éthérés » sont arrivés au monde pour nous persécuter ! Les éléments mélangés par erreur à leur corps leur ont ôté jusqu’au droit de mourir ! Nous devons rétablir l’équilibre de la nature en débarrassant la terre de cette tragédie !
Valdris sentit qu’il était temps de s’éclipser, les pulsions meurtrières de l’auditoire devenaient difficiles à supporter.
Il stoppa sa course une fois arrivé devant la maison du bourgmestre. Il n’avait pas été suivi. Ce qu’il ressentait était incompréhensible. Son cœur battait bien plus rapidement que d’habitude, ses mains étaient moites. Les visages tordus des illuminés étaient encore gravés dans son esprit, et un sentiment de danger intense l’avait submergé et ne voulait toujours pas le quitter. Cette émotion qu’il avait un jour éprouvé surgissait de nouveau.
Était-ce la peur ?
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Aubrun faisait comme s’il n’avait pas remarqué le retour de son maître, boudant, perché sur la rambarde de l’escalier. Sur la table en bois du salon, une grande trace de brulé, et au sol divers objets gisaient, preuve de la lutte entre l’oiseau et Kernold.
— Quelle affreuse journée… entre votre piaf de malheur qui a failli réduire ma maison en cendre et les illuminés révolutionnaires parmi mes gardes !
— Je reviens de l’église et j’étais sur le point de me faire juger pour crime contre l’humanité.
— Jirhovos ne porte pas les gens de votre espèce dans son cœur…
— Il a presque appelé aux armes contre moi, devant une centaine de villageois.
— Hum… Le problème grossit de plus en plus vite… Avez-vous eu des informations sur votre mission ? J’ai peur que Baldavin ne finisse rasé par une croisade sacrée saupoudrée d’orages tueurs à ce rythme !
— Oui. Je pense que ce sera rapidement réglé. Je pars demain en reconnaissance dans les bois.
— Bien. Un petit verre ?
— Ce que vous avez de plus fort.
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