21. Try again

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Jason Mraz, Freedom Song : https://youtu.be/klVADgNcIQE

Joy

J’enfile mon bas de jogging et un débardeur en écoutant d’une oreille distraite les filles dans le vestiaire. Emilie raconte ô combien c’est génial de sortir avec Kenzo, et les filles la jalousent ouvertement. Je doute qu’elles auraient toutes ce positionnement si elles savaient qu’il cherche à sortir avec deux personnes à la fois, mais soit.

— Et toi, Joy, toujours avec ton vieux ? me demande Sarah alors que je noue mes cheveux devant le miroir.

— Il n’est pas vieux, juste… Plus mûr ? Et plus mâture ? Et clairement plus expérimenté, souris-je. Et oui, toujours avec lui.

— Il paraît que tu t’es engueulée avec Théo. Et puis, c’est un peu tendu avec Kenzo, non ?

Recherche de potins en cours, youpi ! Je hausse les épaules sans répondre et récupère ma gourde et ma serviette sans lui répondre.

— Peut-être que tu passes trop de temps avec ton “homme mûr”, rit-elle en mimant des guillemets.

— Peut-être, soupiré-je. Dépêchez-vous, vous allez être en retard.

Je sors du vestiaire et m’engouffre dans la salle de danse, où j’ai tout le loisir d’observer Alken, de dos, accroupi au-dessus de son sac, dans un tee-shirt blanc qui moule tout ce qui doit l’être. Immédiatement, l’envie d’aller me lover contre lui me prend et je lève les yeux au ciel en constatant à quel point il m’est devenu vital. Alors que j’étais bien calée dans ses bras il y a une heure encore.

— Bonjour, Prof… Sexy, dis-je après avoir jeté un œil en direction de la porte pour m’assurer que nous sommes encore seuls. Ou re-bonjour.

— Bonjour Joy. Tu vas bien depuis tout à l’heure ? Remise de tes émotions ? s’amuse-t-il à me demander.

— Je ne vois pas de quoi tu parles, souris-je en déposant mes affaires sur le banc. De quelles émotions tu parles ?

— Je ne sais pas, moi. Peut-être de ce qui a fait que tu as crié sous la douche ? répond-il en me faisant un clin d'œil.

— Chuuut, pouffé-je en lui lançant ma serviette. T’es fou ! Je simule bien, hein ?

— Il faudra travailler un peu ta flexibilité, Joy, reprend-il d’un ton beaucoup plus professionnel mais avec une lueur coquine dans les yeux alors que certains de mes camarades entrent dans la salle. C’est la clé pour réussir, la flexibilité.

— J’y travaille quotidiennement. Même sous la douche, souris-je avant de rejoindre le groupe.

C’est vrai, en plus. Parce qu’il faut être plutôt flexible avec Alken, sous la douche. Heureusement que je suis souple et que le grand écart n’est pas un problème pour moi.

Nous nous échauffons tous ensemble avant de passer par groupe de trois sur la chorégraphie que nous répétions la semaine dernière avec Emilie et Kenzo. J’essaie de me mettre dans le mood, mais c’est un peu compliqué quand l’un de mes partenaires m’adresse à peine la parole.

Lorsque c’est notre tour de passer, j’inspire profondément alors que nous nous positionnons et tente de me remettre dans mon rôle. Cependant, il me paraît difficile de danser sur la liberté et le fait de se sentir bien. J’adore Freedom Song de Jason Mraz, mais là je ne suis pas vraiment en conditions pour ressentir le calme et la joie. D’ailleurs, je me plante même sur deux ou trois pas et je me déteste d’être la nulle du groupe quand j’ai fait la morale à Kenzo il y a quelques jours à ce propos. Je finis mal à l’aise et n’ose même pas regarder mes partenaires, et encore moins Alken ou mon reflet dans le miroir. C’était nul, et j’ai honte, tout simplement.

— Eh bien, c’était quoi ce massacre ? Je sais bien que ce n’est pas de la salsa, Joy, mais il faut se concentrer un peu quand on danse. Et répondre aux signes de ses partenaires ! s’énerve mon prof. On a l’impression qu’on se retrouve à un concours de danse du lycée avec des amateurs. Ça fait bientôt un an qu’on répète et travaille ensemble, et je n’ai rien vu de ce que je vous ai appris. Rien. Nada.

Un concours de danse du lycée ? Il n’a pas pire ? Pourquoi pas le premier cours de classique des débutants, tant qu’on y est ?

— Et je ne vais pas pénaliser Kenzo et Emilie pour ta performance, Joy. Eux ont fait l’effort d’essayer de t’intégrer, mais c’est comme si tu n’étais pas avec eux. C’est du grand n’importe quoi ! s’emporte-t-il. Joy, tu es capable de tellement mieux. Ne gâche pas ton potentiel, s’il te plaît. On laisse passer les autres, et je veux que vous repassiez à la fin avant que je ne mette les notes. Allez discuter, travailler, prendre l’air, je ne sais pas, mais réglez le problème entre vous avant de revenir. D’accord ?

J’acquiesce et tourne les talons pour sortir, en emportant mes affaires au passage. Je passe par le vestiaire pour récupérer mon manteau et sors prendre l’air quelques minutes. Il n’y a pas un chat à l’extérieur et seul le bruit des voitures, au loin, perturbe le silence du moment. Je m’installe sur les marches et ferme les yeux pour tenter de me recentrer sur la danse plutôt que de tout prendre trop à cœur, comme le dirait Alken.

— Qu’est-ce que tu fais là ? demandé-je à Kenzo en le voyant s’asseoir à côté de moi. Désolée pour la perf, j’étais clairement en dessous… J’essaie de me reprendre.

— Eh bien, mon père a dit qu’on devait parler pour éviter les mêmes erreurs, c’est ce que je fais. Pourquoi tu n’as pas l’esprit à la danse, Joy ? Aux répétitions, ça ne te dérangeait pas de danser avec Emilie et moi. Tu es toujours fâchée avec Théo ?

— Bien sûr que je suis toujours fâchée avec Théo ! Tu le connais, non ? Plus borné que lui, tu meurs ! Il fait demi-tour quand il me voit, même dans notre minuscule appartement, bordel, bougonné-je.

— Ah mince, ça ne va pas nous aider, ça. Tu crois que tu pourrais lui parler de moi ? Ça vous aiderait peut-être à vous rabibocher, non ?

— Lui parler de toi ? Pour quoi faire au juste ? Je ne plaiderai pas en ta faveur, Kenzo, c’est hors de question.

— Oh, Joy, s’il te plaît. Dis-lui que je l’aime. Toi, il va t’écouter, c’est sûr. Si tu lui demandes de me laisser une chance, il le fera. Et il sera de meilleure humeur comme ça, vous pourrez alors arrêter de vous disputer.

Je le regarde, dubitative, plaider sa cause alors que, honnêtement, là, tout de suite, je n’en ai absolument rien à faire.

— Il ne m’adresse plus la parole et refuse que je lui parle. Tu crois que j’en ai quelque chose à faire que tu l’aimes, là ? Putain, Kenzo, sérieusement, arrête de regarder ton nombril deux secondes. T’as foutu en l’air plus de treize ans d’amitié en balançant ta réplique de merde, m’agacé-je. Tout ça pour quoi, hein ? Pour pouvoir baiser qui tu veux ? Je m’en fous de ta vie sexuelle. Fallait y penser plus tôt.

— T’avais qu’à lui dire aussi, comment veux-tu que je sache qu’il n’était pas au courant ? Je pensais que vous vous disiez tout, tous les deux. Pas de ma faute si tu fais des cachotteries à tout le monde, maugrée-t-il en se relevant. Tu penses que tu vas savoir danser ou je dis à mon père que c’est mort et qu’on ne pourra rien faire ensemble ?

— Tu le savais, bordel, puisque tu m’as dit que tu aurais du mal à lui cacher ! Et je confirme que tu sais pas garder un secret, ça me fout la trouille d’ailleurs, soupiré-je en me levant également. Je vais essayer, mais t’inquiète pas va, Papounet ne va pas te sanctionner parce que je ne suis bonne à rien aujourd’hui.

Je lui passe devant pour rentrer, choquée qu’il puisse faire autant preuve de mauvaise foi. C’est juste hallucinant. Et très égoïste de voir son propre intérêt dans l’histoire alors que je suis en train de lui dire que mon meilleur ami ne me calcule même plus.

— Ça va ? me chuchote Emilie lorsque je m’assieds à ses côtés.

— Oui, oui, excuse-moi pour tout à l’heure, je ne sais pas ce qui me prend.

— Et ça va aller ? Je veux dire… J’ai bien entendu qu’Alken n’allait pas nous pénaliser si tu étais encore à côté de tes pompes, mais c’est pas ton habitude d’être comme ça, ça m’ennuie pour toi.

— Emilie, Joy, Kenzo, vous êtes prêts ? C’est à vous.

Je lève les yeux vers Alken, dont le regard indéchiffrable m’agace un peu. S’il cherche à dormir sur la béquille durant les prochaines semaines, qu’il n’hésite pas à encore me dire que je danse comme une lycéenne, surtout. Malgré ma rancoeur, une partie de moi est rassurée qu’il agisse avec moi comme avec les autres. Ambivalence, quand tu nous tiens…

Je danse mieux, mais ce n’est pas encore ça. Si je m’auto-analyse, on peut dire que la technique est là, mais que j’ai bloqué toute émotion pour ne pas être hors sujet. Je suis en colère, triste, et bien loin du thème de la chanson et de cette chorégraphie, alors il valait mieux exprimer une émotion blanche plutôt que de faire tout le contraire de ce qu’elles expriment.

J’aurai une moins bonne note que mes partenaires, mais au moins je n’ai pas fait d’erreur et je devrais m’en tirer avec la moyenne. J’espère, et j’attends le verdict de notre impitoyable professeur de danse contemporaine qui, bizarrement, n’est pas déconcentré par mon corps quand il s’agit de m’évaluer.

— Bon, c’était pas Byzance, mais c’était mieux. Kenzo, tu manques d’attention pour tes partenaires, on dirait que tu ne danses que pour toi. Quand tu auras compris que la danse, ça se fait avec les partenaires, peut-être que tu pourras envisager une carrière car la technique, tu l’as. Emilie, c’était très bien. Jolie délicatesse dans les étirements, j’ai bien apprécié. Joy, je ne sais pas ce que tu as, mais tu nous as habitués à plus d’émotions et d’expressivité. C’est mieux que la première fois en tous cas. Quand on est danseur professionnel, même quand on a un jour sans, il faut savoir faire le show. Et là, tu as fait le job, même si je pense que tu peux faire mieux. Bravo quand même à vous trois, c’était pas mal. Comme d’habitude, je vous mets les notes avant ce soir sur le net. Merci à tous pour cette leçon et vos belles performances. Bonne journée.

Je ne m’attarde pas dans la salle et file au vestiaire pour me changer. Foutue journée de merde, je le sens. Avec le cours d’histoire de la danse cet après-midi, autant dire que je regretterais presque de ne pas être couchée avec quarante de fièvre, histoire d’avoir une bonne excuse pour rester chez moi. Il va vraiment falloir qu’on pose les choses, avec Théo. Et avec Kenzo aussi. Je refuse de passer la fin d’année, ou rien que les prochaines semaines, dans cet état d’esprit. Et puis, il faut que je me blinde, Alken a raison, je ne peux pas me permettre de n’être guidée que par mes émotions. The Show must go on.

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