48. Un obstacle nommé Elise
Alken
Le temps s’est bien rafraîchi en ce début du mois d’octobre. Le vent souffle fort et je lutte un peu pour refermer la porte du bâtiment principal de l’ESD. Marie est à son poste et porte un gros pull d’un rouge si vif que c’en est presque une agression. Elle me sourit et me fait signe de venir la voir.
— Bonjour Marie, tu vas bien ? Joli pull !
— Bonjour Alken. Merci, sourit-elle. Ça va plutôt pas mal, et toi ?
— Ça va. Tu as trouvé où cette horreur ? demandé-je en montrant le vêtement à la couleur criarde qu’elle porte sans gêne.
— Eh bien, quel tact ! Sans doute dans le même genre de boutique de mauvais goût que là où tu as dégoté ton sens de l’humour, dit-elle en me faisant un clin d'œil.
— Oui, désolé, mais je ne m’attendais pas à avoir un feu rouge à l’accueil de l’ESD, continué-je sans parvenir à la faire réagir plus que ça. Tu voulais me voir, Marie ? Des soucis avec ton avocat ? Ou tu as des nouvelles de Steve ?
— Non, rien de tout ça. Rafael est adorable, et Steve aux abonnés absents. C’est Elise qui m’a chargée de vous dire qu’elle vous attend ce midi en salle de réunion.
— On a fait des bêtises ? Le mauvais goût est réprimandé, désormais ? Je ne suis pas dans la panade avec ça, moi…
— C’est l’année du concours royal de danse contemporaine, Alken, continue-t-elle, imperturbable. J’imagine qu’elle a enfin reçu les infos sur l’organisation. Je suppose que ça t’intéresse, non ? Ou alors, pour régulariser les choses, tu laisses ta place à Enrico ?
— Ah non ! Se produire devant toute la cour belge, c’est un privilège que l’on n’a pas souvent ! Je ne cède pas ma place ! Mais sinon, pour revenir à ton pull, tu le mets parce que ta mère te l’a tricoté, non ? Parce que sinon, pourquoi endurer ça ?
Je pouffe alors qu’elle me donne une petite frappe sur le bras en riant aussi de son côté. Je suis content de voir qu’on va enfin nous donner les informations sur ce concours organisé une fois tous les quatre ans et qui n’a, certes, pas un grand intérêt économique mais qui permet, par contre, d’acquérir une véritable notoriété. Je m’imagine déjà réaliser une danse vêtu d’un smoking et accompagnant une Joy habillée d’une jolie robe longue de princesse. Je me demande si elle a déjà été en contact avec des membres de la royauté, mais j’en doute. Ce sera sans doute l’occasion ou jamais !
Je ressors du bâtiment administratif et me dirige vers le bâtiment D. J’entre dans ma salle de cours et m’apprête à fermer la porte derrière moi quand je vois que Charline est déjà présente en train de s'entraîner sur ses pointes. Je préfère donc laisser la porte ouverte et la regarde s’exercer sans qu’elle ne se rende compte qu’elle n’est plus seule dans la pièce, le casque vissé sur sa tête l’isolant du monde extérieur. Les exercices qu’elle réalise ne sont pas faciles mais elle les exécute avec un vrai talent qui témoigne aussi de tout le travail qu’elle a dû consentir pour arriver à une telle maîtrise. Quand elle se rend compte de ma présence, elle se stoppe, une jambe dressée devant elle, et me sourit de manière suggestive pendant que le reste de ses camarades nous rejoignent enfin.
— Bravo Charline, belle maîtrise. Le travail finit toujours par payer, n’est-ce pas ?
— Bien sûr. Je ne serais pas là aussi tôt si ça n’était pas le cas, Professeur, sourit-elle en rejoignant les autres.
Durant toute la leçon, elle démontre à tous sa supériorité technique même s’il lui manque un peu de naturel et d’expressivité pour vraiment me convaincre totalement. La danse, ce n’est pas que de la mécanique, ce n’est pas qu’un simple enchaînement de pas, c’est toute une sensibilité, tout un partage d’émotions qu’il va falloir que j’arrive à enseigner à la jeune fille pour la transformer en une danseuse hors du commun.
Lorsqu’arrive la pause du midi, les premières années sortent, a priori ravis des techniques que je leur ai montrées, et je me dirige rapidement vers la salle de réunion qui est déjà remplie avant mon arrivée. Je suis obligé de m’installer à la droite d’Elise et je me dis qu’on est encore de grands gamins quand la seule place qui reste est celle juste à côté de la Directrice.
— Maintenant que notre Professeur de danse contemporaine nous fait l’honneur de sa présence, je vais pouvoir vous présenter un petit peu les modalités du concours royal belge. Comme vous le savez, notre école n’a jamais remporté ce concours, contrairement à celui de salsa pour lequel nous sommes devenus des spécialistes. Et pourtant, je vous assure qu’un succès serait intéressant pour nos comptes et notre notoriété. Si je vous ai demandé de venir, c’est pour que nous puissions décider ensemble de qui va représenter l’ESD au concours.
— Ce n’est pas Alken qui va danser ? demande immédiatement Enrico qui ne se voit pas, je pense, faire acte de candidature.
— Je ne sais pas, reprend Elise. Quelqu’un d’autre souhaite prendre sa place ?
Le silence qui suit est éloquent. Je n’ai aucune compétition en interne sur ce genre de concours. Elise reprend donc en me regardant.
— Il faut maintenant que nous décidions de qui va pouvoir participer au concours interne pour se joindre à Alken. Je propose qu’on ne l’ouvre qu’aux premières années, filles et garçons. Cela nous permet de capitaliser sur une éventuelle victoire, d’avoir les personnes pour les interviews, de découvrir de nouveaux talents. Qu’en pensez-vous ?
Je lève immédiatement la main afin de prendre la parole.
— En tant que principal intéressé sur le ou la partenaire avec qui je vais danser, j’aimerais faire une autre proposition, Elise, si tu veux bien.
J’ai vraiment envie de retenter l’expérience avec Joy, c’était tellement magique pour la salsa, je n’imagine pas danser avec quelqu’un d’autre et je sais que si je fais ce concours avec ma Chérie, on va se transcender et on aura une réelle chance de l’emporter. Mais je ne peux donner cet argument et me lance donc dans une autre explication.
— Oui, Alken ?
— Je pense qu’il faut qu’on multiplie nos chances de succès. Si on se limite aux premières années, on élimine d’un coup la moitié du vivier de nos talents. C’est un peu comme si on se tirait une balle dans le pied, non ? Si on veut l’emporter, il faut qu’on s’appuie sur tous nos talents et laisser les deuxièmes années s’inscrire aussi au concours.
— Nous avons d’excellents élèves en première année, Alken. Il faut leur donner leur chance. S’ils se frottent à ceux que tu formes depuis déjà un an, il y a peu de chance pour que l’un d’eux soit choisi, non ?
— Tu veux former des gens ou remporter le concours ? Peut-être qu’on pourrait juste faire une exception pour la jeune Joy, non ? Elle a porté magnifiquement les couleurs de l’école l’année dernière et elle a du talent en danse contemporaine. Ce serait bête de la priver d’une nouvelle opportunité de démontrer ses talents.
Je sais que je tente un peu ostensiblement de défendre ma jolie brune, mais je n’ai pas envie de faire cette représentation sans elle.
— C’est vrai qu’elle est douée, intervient Enrico. Votre prestation au spectacle de Noël, avec Kenzo, était vraiment sympa. Mais ce ne serait pas juste pour le reste de sa promo, de lui permettre de tenter sa chance juste à elle.
— On reste sur les premières années, alors, tranche Elise. D’autres questions ? Le concours a lieu dans un petit mois et demi, pour une diffusion à la RTBF autour de Noël. Pour le jury interne, il y aura Alken bien entendu, moi en tant que directrice, et pour le troisième, comme il fallait un ancien élève, j’ai pensé à Théo. Personne n’y voit d’objection ?
Théo ? C’est quoi cette histoire de prendre un ancien élève pour participer au jury ? J’ai envie de m’opposer à cette idée saugrenue mais je me retiens. Je me suis déjà assez fait remarquer avec mes commentaires sur Joy. Et donc, je ne dis rien et opine du chef pour approuver la décision d’Elise. Nous choisissons une date pour le concours interne et la réunion s’achève peu après. Je suis vraiment déçu pour Joy, je m’imaginais tellement faire ce nouveau concours à ses côtés.
Lorsque je rentre à mon appartement à la fin des cours, ma danseuse est déjà présente. Nous pourrions prendre les transports en commun ensemble ou rentrer tous les deux en voiture, mais nous faisons tout pour que personne ne se rende compte que l’on vit au même endroit et par conséquent, nous allons chacun de notre côté. Elle se précipite sur moi quand j’ouvre la porte et me saute dans les bras. Je l’embrasse avec passion alors que Kenzo se pointe à son tour. Pour une fois, il ne fait aucune remarque et monte directement dans sa chambre, son téléphone vissé à son oreille.
— Bonsoir ma Chérie ! Tu vas bien ? Content de te retrouver et de pouvoir t’embrasser, qu’est ce que ça me frustre de ne pas pouvoir te serrer comme ça à l’ESD !
— Bonsoir mon Cœur. Longue journée, nos profs sont des tyrans, je te le dis, sourit-elle. Mais ça va, et toi ?
— Oh, ça va. Elise nous a collés une réunion ce midi sur le Concours Royal Belge de danse contemporaine. La sélection pour le concours est prévue pour dans quinze jours.
— Dans quinze jours ? Oh là là, mais ça ne nous laisse pas beaucoup de temps pour nous préparer, ça ! Quand est-ce qu’on va nous le dire officiellement ? Bon sang, j’adore ce concours, je vais bosser comme une dingue, je crois que tu vas avoir l’impression de vivre seul ici pour les prochaines semaines, rit-elle, toute excitée.
— Ne t’emballe pas, ma Chérie. Elise a décidé que ce ne sera que les premières années qui pourront se présenter pour leur donner leur chance, vu la qualité de ta promo. J’ai essayé de négocier pour que tu puisses participer, mais mes collègues n’étaient pas d’accord… Je suis trop dégouté.
Je guette avec anxiété sa réaction alors qu’elle me repousse légèrement, surprise et déçue de ma réponse.
— Quoi ? Mais… C’est totalement injuste ! Le concours de salsa est une chose, mais celui-là… Bon sang, comment Elise peut nous priver de cette chance ? C’est vraiment pas juste, Alken.
— Je sais, ma Belle. Je te promets que j’ai essayé, mais elle ne bougera pas là-dessus. Je vais me taper une danse avec une fille de première année, ça sera forcément moins bien qu’avec toi, mais je vais devoir faire avec, soupiré-je, aussi déçu qu’elle.
— Eh bien j’espère que ce sera un mec, moi, au moins, aucune chance que tu ne te le tapes au sens propre, marmonne-t-elle en nous servant de l’eau.
— Ah oui, je n’avais pas pensé à ça. Si c’est un mec qui remporte, on pourrait proposer un spectacle un peu différent… Mais tu sais que tu n’as rien à craindre, même si c’est une femme qui l’emporte ? tenté-je de la rassurer.
— Hum, bougonne-t-elle. Tu es déjà parti sur l’idée que ce sera une femme. Allez, dis-moi tout, c’est qui ta meilleure élève de première année ?
— Elle s’appelle Charline, tu l’as rencontrée, je crois. C’est sûr qu’avec son talent, elle a de grandes chances d’être retenue.
Je me demande comment elle va prendre cette annonce et la regarde avec attention en me préparant une petite salade.
— Ouais, soupire-t-elle en s’asseyant sur le plan de travail, à mes côtés. Je l’ai vue danser, elle a du potentiel. Et c’est une putain de bombe, forcément…
— Oui, c’est sûr qu’elle a quelque chose. Tu sais, il y aura sûrement plein d’autres occasions dans nos carrières respectives où on va danser avec d’autres partenaires. J’espère que tu me fais assez confiance pour ne pas douter de ma fidélité, ma Chérie.
— Ouais, mais toutes n’auront pas parié que tu te retrouverais dans leur lit, grimace-t-elle. Tu crois que je pourrais la faire chuter, par erreur, dans les escaliers ?
Je souris et apprécie qu’elle mette un peu d’humour dans ses propos. Je m’approche d’elle et l’embrasse tendrement.
— Je te conseille plutôt les poupées vaudous, ça laisse moins de trace et c’est tout aussi efficace ! Tu devrais essayer.
— Je vais lui pourrir sa libido et la rendre nulle, dit-elle en se frottant les mains avant de m’attirer entre ses jambes. Je vais aussi prier pour que ce soit un mec qui soit choisi, désolée, Chéri.
— Franchement, j’aime bien l’idée que ce soit un mec. On pourrait faire un beau petit show pour séduire la reine belge… Il y a du potentiel. En plus, Théo est dans le jury, ça pourrait le faire.
— Théo ? Pourquoi il est dans le jury, lui ? Oh oh, continue-t-elle avec un petit sourire diabolique. Je vais lui graisser la patte, à lui.
— Ils voulaient un ancien élève, et comme il est en ce moment dans le nouveau spectacle branché à Paris, ils se sont dit que c’était une bonne idée pour avoir un regard neuf. Donc, tu vois, il y a de grandes chances que ce soit un mec qui gagne. Et là, la compétition est ouverte. Il y a plusieurs gars qui peuvent faire de belles choses.
— Bon sang, reprend Joy après quelques secondes de silence. J’arrive pas à croire que je ne puisse pas participer à la sélection. C’est nul, j’aurais vraiment aimé qu’on danse ensemble.
— Et si on se trouvait un petit concours à faire à deux sur Paris ou ailleurs, ça te dirait qu’on cherche ? On dira juste qu’on a voulu renouveler l’expérience de la salsa l’année dernière. Ce serait bien, non ?
— Pourquoi pas, mais où est-ce que tu vas trouver le temps, entre le spectacle, le concours et les cours ?
— Le spectacle s’arrête à Noël, ça pourra me libérer du temps, et on se débrouillera, non ?
— D’accord. Je propose qu’on scelle ce deal d’un baiser, Prof, sourit-elle en attrapant mon visage entre ses douces mains.
Je l’embrasse et suis soulagé de voir que, même si elle est déçue, elle fait contre mauvaise fortune bon coeur. Et nous scellons ma proposition avec bien plus qu’un baiser. Cette femme est tout simplement une merveille et j’ai hâte de pouvoir me produire avec elle, que ce soit pour un concours ou un spectacle.
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