Autoportrait au miroir (Léon Spilliaert)
En vérité je me hais. Je me trouve pathétique et nul, il y a ce vide qui creuse à l’intérieur de moi, la douleur que cela provoque crée cette vision horrifique que j’ai de moi. Je ne me sens pas capable, et pour ça je me méprise, j’en arrive à un dégoût de moi-même qui va au-delà du supportable et je voudrais que tout cesse.
Je suis si seul, les autres ne me voient pas ainsi, ils m’apprécient même, j’ai maintenu à la face du monde une illusion de joie et de vie et je me retrouve enfermé dans cette image positive. Je ne peux parler de mon mal-être à ceux qui m’entourent, ils ne comprendraient pas « c’est un mauvais jour, ça va passer, tu es courageux, optimiste, ça va vite aller mieux ». Comment peuvent-ils savoir ? Cela fait des années que je mens, le mensonge en devient vérité et j’ai la sensation que c’est moi qui débloque, j’ai imprimé dans ma tête que cette situation mentale était normale, souris aux autres et pleure dans ton coin, tous les jours, toutes les semaines, tous les mois, le même schéma. Une spirale infernale de solitude et de désespoir dont je ne connais plus le commencement. Et peut-être ne l’ai-je jamais connu ? Je ne sais pas pourquoi j’ai en moi ce sentiment de souffrance et de culpabilité qui me pèse chaque jour un peu plus, comme si j’étais né pour connaître douleur et chagrin, pas de raison, juste une fatalité, chaque mouvement m’est lourd, chaque pensée un fardeau, chaque parole difficile, chaque action un calvaire. Et le pire tourment parmi tout cela et que je ne trouve pas d’explication à cette difficulté de vie.
Alors parfois, comme pour me rassurer un peu, je me dis que si moi je suis destiné à souffrir inutilement c’est peut-être pour que d’autres soient heureux inconditionnellement, je me raccroche à cette pensée, il existe des gens heureux, véritablement heureux, leur sourires sont sincères, leur rires ne sont pas forcés, ils vivent légers, avec facilité, peut-être même connaissent-ils le bonheur ? Peut-être qu’il existe réellement, ce mythe, dans d’autres vies que la mienne ? Un joli conte, voilà ce que c’est, un joli conte que je me raconte en vain pour essayer de m’endormir, pour continuer, pour ne pas décider de tout arrêter, comme une litanie qui m’empêche de tomber, qui repousse un peu un acte inévitable qui se rapproche un peu plus de mon être à chaque pas, devient un peu plus une évidence à chaque respiration. Je n’y échapperai pas, c’est comme inscrit en moi, ça me transperce petit à petit, me ronge, je le repousse et ça revient plus fort, il n’y a pas d’échappatoire, cela me semble la seule fin possible même si je ne le veux pas, même si cela me fait peur, si cela me semble lâche, je ne peux faire autrement, il m’est insupportable d’être en vie. Je vais tenir le plus longtemps possible, c’est ce que nous faisons tous, nous luttons tous en vain contre des forces qui nous oppressent, certains sont mieux armés que d’autres pour cette bataille perdue d’avance.
Je n’ai pas de regret, pour cela il aurait fallu que j’ai des envies, je n’ai jamais connu le désir, ainsi je n’ai jamais été réellement vivant. Pourquoi luttons-nous si cela nous ait aussi pénible ? Parce que malgré tout nous aimons, comme une légère lueur dans le noir, tout petit miracle qui semble nous raccrocher à l’existence. Il y a des personnes à qui je tiens et je ne veux pas les blesser, je ne souffre pas encore suffisamment pour être aussi cruel, alors je retarde l’échéance. Tout ceci est absurde, ça ne les fera pas moins souffrir plus tard, c’est simplement à propos de ma lâcheté qui n’est pas assez forte pour l’instant, je suis si égoïste. Ne soyez donc pas triste le jour où je vous quitterai, souriez et dites-vous « Enfin, il est mort et sa souffrance avec lui. » Presque une victoire. Gravez-cela sur ma tombe : « Il aurait pu être victorieux, il a choisi de perdre. »
Annotations
Versions