VI.

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 Godrick, peu versé dans l’art de la danse, ne se rendit pas immédiatement compte du prodige auquel il assistait. Comme portée par le vent, la femme mystérieuse entamait chaque pas avec plus de légèreté qu’une brise d’air. Ses pieds, lorsqu’ils touchaient le sol, se déposaient tout juste l’espace d’une demi-seconde avant de reprendre leurs mouvements gracieux. Son compagnon, quant à lui, avait beau être talentueux, sa maîtrise du rythme était bien moindre.

 La Complainte emplit peu à peu la pièce, faisant vibrer les cœurs des auditeurs, tous obsédés par ce spectacle comme l’enfant l’est par le conte qu’on lui lit avant de s’endormir. Mouvement après mouvement, l'attention de l'assemblée se retrouva engluée dans le spectacle, au point qu’un incendie aurait pu s’emparer du Palais Industriel sans que personne ne lève le petit doigt.

 Laussert, le seul à s’être rapidement détourné de la scène, attrapa Godrick fermement par l’épaule et lui susurra à l’oreille :

“Je… Mettez-vous sous la table.”

 L’employé eut bien du mal à sortir de la torpeur dans laquelle l’avaient plongé les deux danseurs, mais finit par grogner, sans se soucier d’abaisser le son de sa voix :

“Allons, pourquoi est-ce que vous voulez m’empêcher de…

  • Shhhh… Mon ami, c’est pour vous que je le dis. Je crois savoir ce qu’il se passe. Je sais que nous ne nous connaissons que depuis peu, mais vous devez me faire confiance. Mettez-vous sous la table, et abstenez-vous de jeter le moindre regard vers le parquet de danse.
  • Mais… ça suffit, à la fin !” s’écria Godrick.

 Le gentleman à lunettes jeta un très bref regard dans sa direction avant de reprendre la main de celle qui ne pouvait être que son amante, au vu de l’intense passion avec laquelle il l’étreignait. Tout autour, aucun noble, pas même la quinquagénaire hypocrite, ne réagit. Godrick commença à comprendre.

“Vous me croyez, maintenant ?

  • Oui.”

 Sans attendre, Laussert le plaqua au sol, lorsque le couple eut les yeux tournés. Godrick, désormais terrifié, se roula en boule sous la nappe et tenta se laissa bercer par la troisième partie de la Complainte, quand les trompettes, restées jusque-là muettes, prenaient le relai du reste de l’orchestre, comme pour annoncer la venue de la Cité Céleste.

 Après un instant qui lui parut durer une éternité, le chant du cuivre laissa place au silence. Quelqu'un marcha, du côté du parquet de danse.

“Gaulter, Irène et Terrence arrivent, déclara une voix à l’accent de l’ouest.

  • D’accord, attendons-les, répondit celle de Laussert. Au fait, t’avais besoin de la faire voltiger comme ça ? Tu sais que tu as pris des risques inutiles ?
  • On n’a rien sans rien”, répondit l’autre, sereine.

 Godrick entendit bientôt des pas du côté de l’entrée. Il se hasarda à jeter un œil en dehors de la table, après leur passage, et découvrit des hommes habillés à la baroque, couverts de couleurs criardes, au teint plus mat que les Awaldenois. De grosses besaces pendaient derrière leurs dos.

 Ce qu’il vit ensuite tenait de la plus pure vision onirique ; le brun et un de ses compagnons, chevelure blonde et attachée en chignon, approchèrent de l’archiduchesse, jettèrent la révérence aux oubliettes, et posèrent leurs mains impures sur son cou.

 Godrick crut que son cœur allait cesser de battre.

“Aide-moi à décrocher ça, veux-tu ?” demanda le blond.

 Le gentleman glissa ses doigts derrière la nuque de l’Enfant du Soleil comme s’il avait attrapé le cou d’une poule, retira son pendentif, terminé par un fragment de l’épée de l’Imperator Godrick, et le glissa dans sa besace.

“Tu penses que c’est une vraie relique ? demanda-t-il.

  • C’est possible, songea le blond. Mais qu’elle date véritablement de l’Âge de Fer, ou qu’il s’agisse d’une imitation d’un orfèvre, l’important est ce qu’elle représente. Dans ta poche, tu tiens de quoi acheter une province bien fertile.
  • Quoiqu’il en soit, on peut dire qu’Irène a le sens du spectacle.
  • C’est que je pense à vous”, répondit une voix féminine, railleuse.

 Ainsi, Godrick vit se faire dépouiller, un à un, tous les invités, exception faite des gardes et des serveurs. Les hommes fouillaient sans la moindre gêne les soutiens gorges des Comtesses et Duchesses, à la recherche de broches en or ou même de colliers poitrinaux en perles, visiblement à la mode chez les familles huppées.

 Le Baron de la KleinPrairie n’échappa pas à la règle, et Godrick découvrit, à la place de la figure austère face à laquelle il était incapable de finir une phrase sans bégaiement, un petit gros, au visage affaissé comme une berge boueuse, une fois abandonné par son col de soie fine. Ses doigts, libérés de leurs bagues, étaient boudinés comme les saucisses du marché noir. Godrick constata que le Baron, une fois extirpé de sa carapace de luxe, avait tout de ces escargots qui se réfugiaient parfois sous les fenêtres de son soi-disant trou-à-rats.

 Sans même le savoir, les voleurs étaient en train de lui rendre le plus grand des services : à chaque fois qu’un noble se révélait sous son vrai jour, Godrick sentait sa confiance en lui refaire surface, comme une plante qui retrouve le Soleil après que les nuages ont été écartés.

 Il assista, à son plus grand plaisir, à ce spectacle, refermant de temps en temps la nappe quand un voleur s’approchait trop de lui, et ne vit pas le temps passer. Au bout d’un moment, les voleurs comprirent qu’il n’y avait plus rien à dérober, alors le gentleman à lunettes s’approcha de l’archiduchesse, sous les regards amusés de ses compagnons, tira une révérence ironique, et se saisit sans la moindre gêne de son diadème.

 Il approcha du centre de la salle, là où la danseuse mystérieuse était restée plantée tout ce temps, se mit à genoux devant elle, et lui tendit le bijou.

 Laussert, en chœur avec ses compagnons, éclata de rire. Le danseur s’approcha ensuite d’une démarche guillerette vers la jeune femme, et d’un coup sec, lui releva son voile.

 Godrick manqua de sursauter. En lieu et place d’un visage magnifique, sur lequel il avait déjà imaginé des lèvres rouges et pulpeuses, une peau sans aspérité, des yeux plus beaux que le diadème qu’on lui présentait, il n’y avait qu’une sphère de métal. La sphère, à peu près à l’emplacement des yeux, envoyait des clignotements tantôt rouges, verts, ou bleu.

 Le gentleman à lunettes attrapa une de ses mains gantées, plaça le diadème dedans, et déclara, peinant à contenir son hilarité :

“Veux-tu m’épouser ?”

 Ce à quoi le visage de métal répondit par un clignotement vert, deux rouges et un bleu. Déjà, les voleurs étaient pliés de rire. Son compagnon releva un peu plus le voile, et plaça le diadème sur le sommet de la sphère.

 Le bijou, incapable de s’accrocher à une surface si lisse, retomba immédiatement dans sa main. Alors l’homme le plaça dans sa besace et demanda, les côtes encore sporadiquement soulevées par le rire :

“Terrense, viens m’aider.”

 L’intéressé reprit son calme, s’approcha et attrapa la femme-machine par les pieds. Sa robe tomba comme celle d’une jeune fille lorsque le vent souffle bas, et dévoila aux yeux de Godrick une machinerie étonnante. Là où il avait vu l’expression la plus parfaite du genre humain n’existait en fait qu’un enchevêtrement de valves, de pièces de métal, de leviers et d’interrupteurs.

 Le gentleman à lunettes saisit ses épaules, et les deux se dirigèrent vers la sortie. Godrick entendit un pas s’approcher et referma la nappe.

“Laussert, tu viens ? beugla la cheffe des voleurs.

  • Je prends juste un verre, attendez-moi en bas.”

 Le silence retomba sur la salle. Godrick, pétrifié par ce qu’il avait vu, fut incapable de bouger. D’un coup, il sentit quelque chose le toucher au niveau de la jambe, avant d’entendre de nouveau des pas s’éloigner vers la sortie.

 Il se hasarda à lever la nappe et découvrit le visage de Laussert, radieux. L’homme lui lança un grand sourire et disparut dans les escaliers.

 Godrick, après un instant d’hésitation, laissa pénétrer la lumière sous la table, découvrit que ce qui lui avait touché la jambe était un agglomérat de mouchoirs en tissu, et se décida à l’ouvrir.

 À l’intérieur, Laussert avait déposé quantité de montres à gousset et à bracelet, pendentifs et, surtout, sous cet amas de bijoux qu’aucun homme dans sa lignée n’aurait jamais pensé à effleurer, la grosse bague fétiche du Baron, rapportée d’Outre-Mer.

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