Finale

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Chapitre 7 :

Le show avait été bien reçu. On avait gagné plus de deux millions de téléspectateurs. L’émission concurrente avait bien tenté de réagir. La direction avait essayé d’augmenter considérablement l’intensité des décharges électriques, mais cela avait causé une coupure totale et le plateau s’était retrouvé dans le noir complet pendant plusieurs secondes. C’était bien plus qu’il n’en fallait pour faire fuir en masse les téléspectateurs. La finale allait donc opposer la belle Judith au surprenant Math l’ancien. La fougue de la jeunesse contre l’expérience de la maturité. C’était un combat aussi vieux que la naissance des générations. C’était très accrocheur. Cependant, il semblait nécessaire d’accentuer un peu le trait et d’introduire dans la rivalité un côté dramatique plus puissant, plus émouvant. Quelque chose qui donnerait une teinte encore plus tragique à l’événement. On s’attacha donc à gommer la rivalité des candidats en les présentant comme complices. On fit un clip qui les montrait se sourire, se séduire. On le voyait tenir une main, on la voyait enlever son manteau. On imprima, aux impressions Plusclair, qui payaient davantage, leurs deux visages souriants de part et d’autre d’un cœur palpitant. Et, au cas où le message ne serait pas assez compris, on les fit poser dans des tenues suggestives devant plusieurs décors ambigus.

Math avait de plus en plus de mal à supporter toutes ces mises en scènes. Il s’était vendu et se sentait souillé par le déshonneur de sa tricherie. Tous ses rêves d’écrivain, hérités des siècles passés, s’étaient brisés sur la réalité brute du spectacle. Il voulait la gloire de la reconnaissance et il n’obtenait que le scandale. Tout ce qu’il avait consenti avait un prix. Et ce n’était pas seulement son intégrité professionnelle, mais tout son être qui en était affecté. Il se pensait capable de surmonter toutes les humiliations, et pourtant elles le submergeaient. Le lendemain, il allait écrire, peut-être pour la dernière fois. Quel message allait-il laisser ?

Chapitre 8 :

Le décor était une nouvelle fois différent. Il représentait une petite rue vénitienne, bordée par un canal. Un pupitre était disposé sur le trottoir, un autre trois mètres plus haut, sur un balcon. L’éclairage était doux et feutré. Le présentateur vint lui serrer la main et lui souhaiter bonne chance. Il était vêtu comme un gondolier. Judith arrivait. Elle portait une robe blanche et ample. On avait bouclé un peu ses cheveux, elle paraissait candide et naturelle. Le Borsalino qu’on lui avait imposé grattait un peu son cuir chevelu, et Math se sentait un peu ridicule dans ses habits de poète maudit. L’émission allait commencer. Le public hurlait des encouragements. De son balcon, Judith envoyait des baisers en faisant valser sa crinière brune. Math était anxieux, il n’osait pas lever les yeux vers ce public qu’il avait trahi. Pourtant, personne ne semblait lui en vouloir. Peut-être trouvait-on cela normal d’être prêt à tout pour gagner ?

— Bienvenus à la grande finale du plus important concours littéraire du monde ! Ce soir, devant vous, deux auteurs vont s’affronter. Pour l’un, ce sera la gloire éternelle. Chacun se souviendra de ses mots et de ses pensées pendant des générations. On apprendra ses textes, on les étudiera, et ils reposeront à tout jamais auprès des grands de la littérature. Pour l’autre, ce sera l’oubli et le néant. Pour l’autre, ce sera…

— Le bûcher ! reprit à l’unisson le public survolté.

— Vous aurez donc, chers candidats, une heure trente pour proposer une œuvre originale sur le thème… La rencontre amoureuse !

Ce n’était pas du tout ce qui était prévu. Math s’était bien sûr préparé à un changement, mais il se sentait pourtant décontenancé. Il n’avait jamais aimé. Il n’avait jamais senti ces sentiments puissants qu’on avait tant dépeints. Il ne pourrait pas puiser dans son expérience les frissons et les délires que cette ivresse donnait. Il avait bien côtoyé des femmes, avait entretenu des relations. Mais rien de comparable avec l’idée qu’il se faisait de l’amour.

Il se lança : « Leurs yeux se rencontrèrent… », non, c’était déjà pris… « Il ramassa l’écharpe blanche qu’elle avait fait tomber… » non plus, cela rappelle quelque chose, « La bête sortit de l’ombre et se dirigea vers la belle jeune femme, sa robe blanche inondée de lumière… », rien ne venait. Peut-être une rencontre entre deux animaux : « Le lion se précipita vers la femelle, elle était à lui, il l’avait gagnée… ».

Math essaya tour à tour les chiens, les chats, les souris et les scarabées. Rien ne le satisfit. Il jeta un coup d’oeil au balcon. Judith grattait sans lever les yeux, elle semblait inspirée. Cependant l’heure avançait. Il avait besoin d’une idée. Il se décida pour un cadre maritime. Le personnage sortait de l’eau et s’approchait d’elle. A travers ses yeux noirs, on décrivait les courbes flatteuses du corps dénudé la jeune femme. Elle admirait son corps sculpté et ses tatouages inquiétants. Il étouffa un peu la chaleur de leurs entrailles par des métaphores simplettes. Ses phrases se réduisaient graduellement. Il finit par le mot « perdus ». Voilà donc ce qu’il allait laisser comme souvenir. Une scène mièvre et à moitié pornographique. Cruelle déception. Cruelle désillusion.

Pourtant, le public qui pouvait lire ce qu’il écrivait semblait ravi. Tout comme il semblait comblé par le texte de Judith. Elle avait choisi de raconter une scène similaire, mais un peu plus osée. Math eut le temps de lire sa production pendant que le présentateur remerciait tout le monde. Il comprit qu’il n’avait aucune chance face à une si jolie femme qui écrivait si bien l’érotisme. Mais peu importait, il n’était pas là pour cela. Il chercha Luc dans l’assistance et le vit dissimulé sous une casquette de baseball, caché derrière une caméra. Il lui fit signe que tout était prêt.

Judith était aux anges, elle pleurait. Elle s’approcha de Math et le serra dans ses bras. Elle déposa même un baiser sur ses lèvres sèches. Les acclamations redoublèrent. Elle avait gagné, elle était la quatorzième lauréate du plus grand concours d’écriture au monde ! On n’attendait désormais plus qu’une chose, le bûcher.

Le présentateur trouva les mots pour émouvoir le public jusqu’aux pleurs. On allait le regretter, il nous avait fait vivre tant de moments intenses. Mais il fallait en finir.

Math désirait dire un tout dernier mot, alors on lui laissa la parole. Il déclara que tout cela était inhumain, que tout le monde était complice de la mort de la littérature, qu’elle était devenue un spectacle odieux et qu’il était finalement heureux de ne pas avoir gagné. Sous des yeux ébahis, il se déshabilla entièrement. La production voulut arrêter la diffusion, elle s’exposait à de très lourdes sanctions, mais Luc avait tout prévu et continua de filmer.

— Je me mets à nu devant vous ! Voilà toute la vérité ! Voilà ce que doit montrer un livre !

Et il se précipita dans les flammes.

« Bonsoir ! Soyez les bienvenus au quinzième épisode de notre grand concours d’écriture : le bûcher des vanités ! Mettez le feu pour accueillir nos courageux candidats ! »

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