Chapitre 1. La foire de Canterbury (3/3)
Heinrich ouvre la pièce, resplendissant en or et argent. Avec sa couronne de boucles blondes et son sourire ravageur, il ressemble à un ange descendu du ciel. Son teint clair fait ressortir le bleu azur de ses yeux et j'entends déjà dans l'assistance les demoiselles tomber en pâmoison. Il joue le rôle de Flavio, un jeune homme éperdument amoureux d'Aurélia, la fille de Pantalone. Hélas, la main de la belle est promise au sinistre Dottore, un vieillard lubrique, mais richissime. Heinrich ne porte pas de masque, car ses mimiques outrées font partie du spectacle. Tantôt langoureux, tantôt entreprenant, toujours charmant, il gagne très vite le cœur du public.
João entre en scène à sa suite, dans son costume aux carreaux multicolores. Sa figure disparaît derrière un loup rouge paré d'un long nez mince. Il campe Arlequin, le fantasque serviteur de Pantalone et grand ami de Flavio. Je m'étonne toujours de la transformation qui s'opère chez le Portugais taciturne lorsqu'il enfile son costume bariolé. Il compatit aux malheurs du jeune amoureux qui voit l'élue de son cœur promise à un autre. Ses plaisanteries et ses cabrioles font rire l'assistance jusqu'aux larmes, mais n'arrachent pas un seul sourire au beau Flavio, tout retourné par son chagrin d'amour. Les deux personnages finissent par quitter la scène, bras dessus, bras dessous, Flavio menaçant de se jeter dans le fleuve, Arlequin espérant le ramener à des projets plus joyeux.
Ils cèdent la place à Fabrizio et Guy : le riche marchand et le Dottore. Ces sinistres individus viennent de s'entendre pour le mariage de la pauvre Aurélia. Pantalone fait figure de diable incarné avec son costume de soie rouge et son loup noir plissé d'une grimace cupide. La haute silhouette du Dottore flotte dans une longue robe sombre de médecin. Derrière son masque blanc impassible, Guy émaille son discours de citations latines incongrues et s'exprime avec de grands gestes impérieux. Son ton monocorde et professoral contraste avec les trémolos de voix de Flavio.
Comme le Dottore prend congé de Pantalone avec force courbettes qui tirent sur le ridicule, j'entre en scène sous les sifflements appréciateurs du public. Je joue le rôle d'Aurélia, la fille unique de Pantalone, la fleur de la jeunesse et une beauté à faire pâlir les étoiles. Tout comme Heinrich, je ne porte pas de masque, afin de mieux toucher le public par mon air innocent ou mes regards de détresse. Le rouge pulpeux de mes lèvres tranche sur l'épaisse couche de poudre blanche qui adoucit mon teint. Je me jette aux pieds de mon père, dans une pose reflétant tout mon désarroi et mon malheur. Sous les huées de la foule, celui-ci détourne le regard et se lance dans des invectives sur la fidélité et l'obéissance d'une fille. Il parcourt les planches de long en large, agitant les bras, tempêtant, vociférant : un cœur de marbre devant la détresse de la pauvre enfant. J'étreins le pan de son habit rouge, les larmes aux yeux. Quelques accords de musique accentuent le dramatique de la scène, jaillis du petit instrument grinçant que Pedro appelle un violon (1).
Tout au long du spectacle, pitreries et grimaces alternent avec les sérénades et les chansons mélancoliques des deux amoureux. Au milieu de cette tragédie, Arlequin saute, tourne et virevolte, essayant de réunir le jeune couple et de se jouer de son maître en lui soutirant de l'argent. Les scènes s'enchaînent au rythme des pantomimes. Les blagues d'Arlequin, les figures acrobatiques et les va-et-vient sont égayés de la musique de Pedro et de pas de danse des acteurs, en un mélange étonnant et merveilleux.
Par moment, je sens les fins fils de la Toile se tendre autour de nous : un éclat de lumière plus vif reflété sur les paillettes d'un costume, quelques notes de musiques plus poignantes dans les cœurs, les voix qui portent dans la nuit par-delà les bruits étouffés du reste du monde. Ces petites touches restent tellement légères que, si je ne savais pas à quoi m'attendre, je n'y prêterais aucune attention. Cependant, je devine que certains d'entre nous se sont Éveillés et Tissent en harmonie avec les jeux de scène pour que ce spectacle soit inoubliable et réveille en chacun son âme d'enfant.
Bien évidemment, le Dottore termine enfermé dans un coffre, les deux amoureux dans les bras l'un de l'autre et Pantalone délesté de nombreux écus. Arlequin conclut avec un dernier trait d'esprit et s'incline sous un tonnerre d'applaudissements. Partout où mon regard se porte, je croise des sourires aux anges, des yeux brillants de plaisir, des visages encore tout ébahis. Mon cœur se gonfle de joie et je plonge dans un profond salut aux côtés de toute la troupe.
Notre spectacle, original et nouveau en ce pays, remporte un franc succès. Comme toujours, je passe dans la foule en compagnie de Heinrich, encore en costume de scène, pour quêter quelques espèces sonnantes et trébuchantes. Le charme du jeune Allemand et ses manières galantes lui attirent les regards énamourés des demoiselles. Malheureusement pour moi, ma robe et ma perruque provoquent plutôt des remarques égrillardes de spectateurs dupés. Je dois écarter avec fermeté quelques mains qui s'égarent et lève les yeux au ciel avec un soupir résigné.
Le rideau se referme tandis que les badauds regagnent leur campement en échangeant des commentaires appréciateurs. Chacun de nous retrouve son chariot pour enlever son costume et se démaquiller. Encore une fois, je suis le dernier à rejoindre mes compagnons autour du feu. Je dois bien avouer que ce costume de demoiselle se révèle particulièrement compliqué à retirer avec toutes ces épingles, boutons et autres accroches. Un véritable supplice ! Les premières fois, Heinrich a proposé de me donner un coup de main, avec son air goguenard, mais je l'ai copieusement rabroué. Depuis, il tient ses distances.
Pendant que nous nous changions, le solide Pedro a préparé la tambouille du soir : un simple gruau de céréales un peu fade, agrémenté de légumes locaux. La cuisine n'est pas vraiment le fort de notre palefrenier, mais le spectacle m'a ouvert l'appétit : je pourrais avaler n'importe quoi.
* * *
Avant le coucher, Guy propose à la cantonade une promenade aux alentours. Je saute sur cette occasion de me dégourdir les jambes et Heinrich se joint à nous. Pedro bouchonne nos mules pendant que Fabrizio et João comptent la recette. Avec la tombée de la nuit, le champ de foire se transforme en un labyrinthe de toile parsemé d'îlots de lumière. Les paysans, saltimbanques et autres voyageurs se rassemblent en groupe ou en famille autour de feux semblables au nôtre. Nous déambulons entre des rangées de chariots et de roulottes, contournant ânes, poules, cochons. Au détour d'une tente, nous sommes parfois reconnus et salués – du moins Heinrich et ses boucles blondes. Peu de gens associent Aurélia à mes traits de jeune aide de camp et cela me convient parfaitement.
Un fermier local, solidement charpenté, au visage couvert de taches de rousseur, et son voisin plus âgé nous hèlent au passage avec de grands signes.
— Holà, les amis ! Z'êtes de la troupe d'ces comédiens italiens, n'êtes-vous pas ? J'reconnais l'blondinet. V'nez donc trinquer avec nous et nous raconter que'ques histoires du vaste monde !
Le rouquin agite un cruchon de vin dans notre direction. Les deux hommes ont déjà bien échantillonné leur piquette. J'hésite un peu devant leur joviale ébriété, mais mes compagnons n'ont pas la même réticence.
— Avec grand plaisir, accepte Guy en prenant place, vous pourrez également nous conter les dernières nouvelles du pays.
Le plus vieux remplit les gobelets de terre cuite et les passe à la ronde, pendant que Guy se lance dans quelques anecdotes sur les mœurs françaises. Je tends l'oreille, me raccrochant à des mots connus pour combler mes lacunes et suivre la conversation.
Nous apprenons que les affaires de cœur du roi d'Angleterre ont récemment bien alimenté les commérages des braves gens : il y a un an de cela, Thomas Cranmer (2), l'archevêque de Canterbury, a publiquement annulé le mariage liant le roi Henry (3) à Catherine d'Aragon (4), lui permettant ainsi d'officialiser peu de temps après son union avec son amante de longue date, Anne Boleyn.
— C't'un fils qu'il veut not' bon roi ! s'exclame le fermier d'une voix avinée. La reine Catherine était ben en peine de le satisfaire.
— Et vu qu'le Saint-Père voulait pas l'divorcer, voilà-t-y pas qu'il nous change not' religion ! s'offusque le voisin.
— Avec tout ça, c'est tout juste si j'sais encore comment prier l'Bon Dieu ! soupire le fermier en secouant la tête. Où va l'monde, j'vous l'demande.
Il ponctue ses paroles d'un signe de croix pour ne pas offenser le Seigneur.
— Le roi s'en est allé épouser sa maîtresse Anne sitôt engrossée ! explique le voisin avec un clin d'œil égrillard. Pas d'chance, tout d'même, que l'enfant soit une fille.
— La princesse Elizabeth est fort mignonnette, à c'qu'on raconte, commente le fermier en vidant son verre.
— C'est même elle qui doit hériter d'la couronne, paraît-il, vu qu'le roi dit maintenant que not' princesse Marie n'est pas légitime !
— Bah, le prince ne s'fera plus attendre bin longtemps. C'n'est pas d'sitôt qu'on verra une femme sur le trône ! Imaginez-vous un peu, les amis ? ricane le rouquin.
Je me penche vers Heinrich avec un sourire sarcastique.
— Ils sont bien drôles, ces Anglais, à se mettre martel en tête de la sorte, lui glissé-je à l'oreille. En France, nous avons la loi salique (5) pour prévenir une telle aberration !
Guy braque sur moi des yeux courroucés et fronce le nez devant ma saillie. J'ai sans doute parlé un peu fort. Je coule un regard vers les deux paysans, mais ceux-ci ne semblent pas avoir compris mes paroles. Le rouquin éclate d'un rire grisé et lève son verre vers nous en guise de salut.
— Et donc maintenant, reprend le voisin chauve d'une voix pâteuse, nous avons une église anglicane, oui mes amis ! Et indépendante de Rome, voyez-vous !
— Tout ça, c'est l'idée de l'archevêque Cranmer, à c'qu'on raconte. Et voilà que ce bon pape Clément (6) fulmine et menace d'excommunier tout c'beau monde !
Le fermier frissonne et se signe de nouveau, clairement inquiet du salut de son âme.
— Savez-vous la meilleure ? intervient le plus âgé. Un émissaire du pape est arrivé, ce jour ! Venu tout droit de Rome pour négocier avec l'archevêque ! Les langues vont bon train, c'est moi qui vous l'dis !
La conversation dévie ensuite sur les prochaines festivités qui se dérouleront tout au long de la semaine. Nous finissons par prendre congé des deux hommes en les remerciant et repartons au jugé vers nos chariots.
La banderole rouge de la Dolce Vita se devine à la lueur vacillante de notre feu et je hâte le pas. La fatigue du voyage, cumulée avec celle du spectacle, pèse sur mes épaules. Je me glisserai sous ma couverture avec plaisir.
Soudain, une ombre impénétrable se met en travers de mon chemin avec un grognement bourru. L'individu me dépasse d'une demi-tête. J'esquisse un mouvement de recul ; ma main se porte à mon côté dans un geste instinctif ; elle se referme sur du vide. Depuis que je voyage avec la compagnie, j'ai délaissé ma sage habitude de voyageur solitaire de ceindre ma rapière (7) pour décourager les rencontres malvenues. Maudite étourderie ! Mon ventre se noue un bref instant, puis Guy vient m'épauler de sa présence rassurante. Il pose une main discrète sur la garde de son arme. Lui, au moins, a pensé à emporter la sienne ! Je perçois sa tension tandis qu'il guette les moindres gestes du gaillard.
— Le bonsoir, monsieur. Vous cherchez quelque chose ?
— Je cherche la compagnie de maît' Biancolelli, répond le baraqué d'une voix rauque. On m'a dirigé par ici.
— Vous êtes au bon endroit, monsieur. Je fais partie de cette troupe. Que puis-je pour vous ?
Le colosse plonge une main dans son pourpoint et j'entends à mes côtés le chuintement léger d'un pouce d'acier de Tolède glissant hors du fourreau. Mon compagnon suspend son geste lorsque l'inconnu lui tend gauchement un pli cacheté.
— J'dois vous donner ceci. La réponse peut attendre demain. B'soir.
Le costaud repart aussitôt en claudiquant légèrement et disparaît dans la nuit. Intrigué, je me penche sur la lettre mystérieuse. À la lueur vacillante du feu, je découvre une écriture fine et élégante qui indique « Maître Fabrizio Biancolelli, compagnie de la Dolce Vita ». Un parfum capiteux de rose en émane. Le papier de bonne facture est fermé d'un sceau de cire. Je pousse un cri stupéfait.
— Guy, le cachet, regarde !
Le blason figure un écu coupé en deux et surmonté d'une sorte d'oiseau.
— Hmm, coupé d'argent et d'azur au merle de sable... Mieux vaut apporter ceci rapidement à Fabrizio.
* * *
1. Le violon naît dans les années 1520 près de Milan en Italie.
2. Thomas Cranmer (1489-1556) est le premier des archevêques anglicans. Il fut nommé par Henri VIII en 1533.
3. Henri VIII (1491-1547), roi d'Angleterre et d'Irlande de 1509 à sa mort.
4. Catherine d'Aragon (1485-1536), reine consort d'Angleterre. Elle fut répudiée par le roi en 1532, puis son mariage fut officiellement annulé en 1533 par l'archevêque Cranmer.
5. Loi salique : règles de succession au trône de France qui interdit en particulier aux femmes d'hériter de la couronne. Cette règle a été introduite spécifiquement au XIVe siècle pour empêcher le roi d'Angleterre de monter sur le trône de France.
6. Jules de Médicis (1478-1534) fut Pape sous le nom de Clément VII de 1523 à sa mort.
7. À strictement parler, il s'agit à cette époque de l'ancêtre de la rapière, connue en Espagne sous le nom d'espada ropera. C'est une arme de taille et d'estoc, plus légère que les épées de guerre, à la garde plus élaborée et plus ornée, qui pouvait donc se porter à la cour. La rapière telle qu'on se la figure aujourd'hui apparaîtra vers la fin du XVIe siècle.
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