Chapitre 2. Guerres de religion (4/4)

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Au matin, je suis réveillé dès prime (1) par Guy qui frappe à mon chariot. Un coup d'œil vers le lit vide de Heinrich me confirme que mon compagnon a passé la nuit en ville, sans doute entre des bras aimants.

— Guillaume ? Avec João, Pedro et Fabrizio, nous allons à la messe du dimanche, à la cathédrale. Tout le monde en parle au campement. L'office sera célébré par l'envoyé du pape, fraîchement arrivé de Rome, un certain cardinal Luzzi.

J'hésite un instant, puis la curiosité l'emporte sur ma fatigue. Ce n'est pas tous les jours qu'on a l'occasion d'assister au prêche d'un tel dignitaire !

— Attendez-moi, je vous accompagne !

Je saute dans mes bottes, attrape le pourpoint brodé avec ses manches à crevures que je conserve au fond de mon coffre pour les grandes occasions, puis hésite devant ma rapière. Après réflexion, je décide qu'en toute bienséance, je préfère ne pas apporter d'arme dans la maison de Dieu.

— Me voilà !

Nous partons en direction de Canterbury et rejoignons le flot de paysans et d'artisans qui se pressent comme nous pour assister à la messe dominicale. Ce matin, le beau ciel bleu des jours précédents recule devant des nuages sombres. Nous aurons de la pluie dans la journée, sûrement. Mais le mauvais temps n'entache en rien la bonne humeur de mes quatre compagnons.

De mon côté, je ne sais que penser. J'ai passé près d'une année dans le Saint-Empire et là-bas tout le monde ne parle plus que de Luther (2) et de sa nouvelle vision de la religion, dans laquelle chaque homme peut communier directement avec Dieu et lire Sa parole dans la Bible. Depuis que Luther a traduit le Nouveau Testament en allemand (3), les Saintes Écritures ne sont plus réservées aux moines et gens d'Église, elles deviennent accessibles au plus grand nombre. La parole du Seigneur se répand dans les campagnes. J'ai eu moi-même une Bible de Luther entre les mains et c'est avec émotion que j'en ai lu des passages. Cette liberté nouvelle dans la Foi m'interpelle et je me sens en accord avec ceux qui se disent luthériens.

Au détour d'une conversation avec Heinrich, j'ai appris que celui-ci était converti. Abandonné à la naissance devant la porte d'un monastère non loin de Wittenberg, avec pour seule possession une gourmette en or gravée de son prénom, il a été élevé par les moines. Lorsque Luther a publié ses thèses, l'ensemble de sa confrérie a décidé de se ranger derrière ces nouveaux préceptes. Aussi, je ne m'attends pas à le trouver à l'office ce matin. D'ailleurs, il m'a souvent affirmé qu'il avait assisté à suffisamment de messes durant sa jeunesse pour bénir toute une vie.

La cathédrale se dresse au milieu de la grande place, colossale et majestueuse, toute en pierre ocre. Du haut du campanile, l'énorme cloche de bronze appelle les fidèles dans toute la ville et jusqu'à la campagne environnante. De nombreux croyants se pressent sur le parvis et s'engouffrent par les portes grandes ouvertes. Au-dessus du porche, les rangées de statues saintes contemplent de leur œil impassible cette foule bigarrée. Nous nous laissons entraîner par le flot humain jusqu'à l'intérieur de l'édifice et Fabrizio nous attire vers un banc de bois encore libre. Progressivement, la cathédrale se remplit et toutes les places sont occupées. Une bonne partie de la ville se trouve réunie ici même ce matin.

Le silence s'installe. Une procession d'enfants de chœur s'avance dans l'allée centrale, porteurs de grands cierges allumés. Au-dessus de l'assemblée, un orgue majestueux les accompagne de ses notes solennelles, amplifiées par la voûte élevée. De ma lointaine position, je distingue l'éclat rouge du manteau cérémoniel du cardinal Luzzi. Un homme revêtu de velours violet se tient un peu en retrait – sans doute l'archevêque de Canterbury, le fameux Thomas Cranmer.

Poussé par la curiosité, je m'Éveille pour bénéficier d'un meilleur aperçu de la scène. La cathédrale se pare aussitôt de mille feux. Une lumière chatoyante se déverse au travers des vitraux et crée des reflets colorés qui dansent entre les fidèles. Des fils innombrables s'élancent depuis l'assemblée et se perdent dans les hauteurs. Ils s'agitent légèrement au gré de la musique et des prières. En ce lieu, la Toile n'a rien de sa rigidité habituelle ; elle vibre, oscille en permanence, portée par la ferveur religieuse qui habite ces pierres.

Je me concentre sur les deux hommes d'Église. Le petit cardinal grassouillet aux bajoues tombantes lève une main baguée pour saluer l'assemblée. Sous sa tonsure dessinée par quelques rares cheveux blancs, son visage se creuse d'un masque de sourire. La figure sombre, plus jeune, de l'archevêque le toise d'un air sévère. Les fils de la Toile vibrent furieusement entre eux. En voilà deux qui ne s'entendent guère !

La cérémonie, dirigée par le cardinal, se déroule en latin par une succession de chants, de bénédictions et de prières. Peu à peu, l'atmosphère s'assombrit. Les nuages noirs du matin passent devant les vitraux et chassent les couleurs gaies. Son Éminence avance d'un pas processionnaire vers la somptueuse chaire en bois doré, monte les quelques marches de l'escalier, empêtré dans son manteau pourpre. Le silence religieux des fidèles attend avidement les paroles de l'émissaire papal.

— Braves gens de Canterbury ! Je me tiens devant vous en des heures bien sombres, lance-t-il dans un anglais au fort accent italien. Le saint pape, notre père à tous, m'a envoyé ici chargé d'une importante mission : le salut de vos âmes ! Certains en Angleterre voudraient affaiblir la Sainte Église en la divisant ! À l'heure où les ennemis de Rome répandent leur fiel et entachent son nom, il est primordial que tous les chrétiens restent unis dans la foi en Dieu et en la Sainte Église !

Je jette un coup d'œil en direction de l'archevêque Cranmer. Il doit certainement se sentir visé par ces paroles véhémentes. Drapé dans son habit violet, lèvres pincées, il fixe d'un regard dur la chaire où s'agite le cardinal. Ma poitrine se serre sous la tension palpable. Des murmures bruissent dans l'assistance. Le discours de l'envoyé du pape n'est pas du goût de tout le monde.

Du haut de son perchoir, le prélat continue sa diatribe. Je plisse les yeux : la Toile s'agite sous ses gestes véhéments et des voix inintelligibles frémissent autour de moi, comme si des anges invisibles s'invitaient dans la cathédrale pour me parler à l'oreille. Un frisson court le long de mon échine. Je résiste à une mystérieuse impulsion de courber la tête.

Au-dehors, le grondement du tonnerre précède un déluge brutal qui éclate enfin. La cathédrale se retrouve plongée dans la pénombre. Étrangement, le cardinal dans sa chaire paraît entouré d'un halo lumineux. Est-ce lui le Veilleur qui perturbe ainsi la Toile ? Tente-t-il à cette occasion d'influencer les âmes simples des fidèles ? Un éclair illumine un bref instant la scène et un fracas tonitruant retentit juste après. Dans les bancs réservés à la noblesse, un homme élégamment habillé se lève avec une brusquerie outragée.

— Il suffit, déclare-t-il d'une voix forte qui se réverbère entre les arches de la voûte. Je n'écouterai pas plus longtemps de tels propos séditieux ! J'ai juré fidélité à mon roi et à l'Angleterre, pas à Rome !

À ces mots, il se tourne et part à grandes enjambées vers les portes de la cathédrale. Ses bottes claquent sur les dalles de pierre au milieu d'un silence médusé. Derrière lui, sa femme et quelques nobliaux locaux lui emboîtent le pas, la tête haute. Tous les regards les accompagnent.

— C'est Henry Grey, le comte du Kent, chuchote une voix derrière moi. Il est connu pour ses éclats d'humeur.

Le lord anglais et sa suite quittent les lieux, aussitôt remplacés par un bruissement de murmures. Les fils tissés par le mystérieux Veilleur pendent mollement, rompus au passage du comte. Un vent soudain s'engouffre dans la cathédrale par la porte restée ouverte et une rangée de cierges s'éteint brutalement. Les enfants de chœur se précipitent pour les rallumer. Les chuchotements se changent en brouhaha comme tout le monde se met à commenter l'événement avec son voisin. Le cardinal, aussi rouge que son manteau de cérémonie, peine à ramener le silence. De ma place, je vois naître un coin de sourire sur les lèvres de l'archevêque Cranmer, pour la première fois de la matinée.

— Enfin, je vous exhorte ! s'époumone l'émissaire papal du haut de sa chaire, les bras tendus vers l'assemblée. Revenez dans le droit chemin ! La grande Église de Rome sera heureuse d'accueillir ses brebis égarées. N'écoutez pas les faux prophètes et abstenez-vous de colporter leurs mensonges. Que le Seigneur soit avec vous, et avec votre esprit ! In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti.

— Amen ! répondent en cœur les fidèles.

La cérémonie se conclut peu de temps après, avec un dernier cantique des enfants de chœur. Intrigué, je me penche vers Guy, assis à côté de moi.

— As-tu compris ce qu'il a voulu dire avec son histoire de prophète ?

Il secoue la tête, un pli sur son front soucieux.

— Je n'en ai pas la moindre idée, mais j'ai vu un groupe de moines, là-bas, s'agiter à ces mots.

Suivant son geste, j'aperçois quelques religieux en robe de bure, sans doute envoyés par l'abbaye voisine pour prêter main-forte au service de la messe. Autour de nous, les fidèles se lèvent pour gagner la sortie dans un concert de raclement de bois, de piétinements et de commentaires enflammés. Un groupe de voyageurs, probablement des pèlerins vu leurs sacs de jute et leurs longs bâtons, se dirigent vers les moines et engagent la conversation. Que peuvent-ils bien se raconter ? Toujours en Éveil, je brûle d'une curiosité dévorante. Mes yeux fouillent la Toile à la recherche d'un fil qui me relie au groupe. Avec délicatesse, je tire le brin doré à mon oreille ; les échanges me parviennent, légèrement étouffés.

— ... Comment va-t-il ? interroge anxieusement l'un des pèlerins.

— Il est au plus mal. Je crains que son voyage ne s'arrête ici, mes frères. Il ne pourra pas repartir avec vous.

— A-t-il reparlé de cette prophétie ? demande une voix bourrue.

— Il délire souvent dans ses accès de fièvre, vous savez. Je ne crois pas qu'il faille accorder trop d'importance à ses paroles. Vous avez entendu ce qu'a dit le cardinal, sermonne un timbre plus âgé.

— N'y pensez plus, mes frères, reprend le premier moine. Songez plutôt à votre pèlerinage. Priez le Seigneur pour qu'il vous montre le chemin.

— Quand même, il m'a donné froid dans le dos. Les fléaux de l'apocalypse, rien de moins !

— Quoi qu'il en soit, j'ouvrirai l'œil, renchérit la voix bourrue. Que disait-il, déjà ? Une histoire de veilleurs.

— Les six veilleurs qui ne sont pas ce qu'ils paraissent, unis par les songes, et le septième qui les relie tous.

— Oui, c'est ça !

— Vous voyez bien, cela n'a ni queue ni tête, confirme le vieux moine.

— Nous devons retourner à l'abbaye, maintenant, mes frères. Bonne journée et bon voyage !

— Bonne journée, également, mes frères !

— Quand même, il avait une bonne tête de prophète, ce Hieronymus ! grommelle la voix bourrue.

* * *

1. Les heures médiévales sont les suivantes : prime est le lever du soleil (environ 6h), tierce est la 3e heure du jour (9h), sexte est la 6e heure (midi), none est la 9e heure (15h), vêpres est la fin d'après-midi (18h), complies est le coucher du soleil, matines est le milieu de la nuit (minuit), laudes est le moment où l'aurore commence à poindre.

2. Martin Luther (1483-1546) est l'initiateur du protestantisme et un réformateur de l'Église.

3. La traduction en allemand du Nouveau Testament est parue en 1522 et celle de l'Ancien Testament en 1534. La Bible de Luther connut un succès immédiat grâce à l'imprimerie.

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