Chapitre 4. Une antique coupe en bois (2/3)

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Heinrich et moi échangeons un regard. Si toute cette histoire est vraie, nous avons affaire à des adversaires sans scrupules, à la recherche de puissants talismans, qui n'hésiteront sans doute pas à éliminer des témoins trop gênants. Je réalise brusquement que le danger est bien réel. Si nous nous faisons repérer, nous aurons à défendre chèrement notre peau. Je vois la même incertitude traverser les yeux bleus de l'Allemand, mais celle-ci est rapidement étouffée par l'excitation de l'aventure. Mon regard se pose sur la rapière de Guy. Le Français sait manifestement se battre. Sa présence sera un atout si l'expédition tourne mal. Finalement, la perspective d'une possible récompense venant du roi de France en personne achève de me convaincre. Je hoche lentement la tête. Pourtant, je ne peux me défaire d'un sombre pressentiment : allons-nous nous jeter dans la gueule du loup ?

— Entendu ! Nous partons tous les trois ! accepte Heinrich en se levant d'un bond.

Guy tend une main mesurée pour le retenir.

— Attends un instant ! Pour ne pas attirer l'attention des autres membres de la troupe, je propose que Guillaume et toi partiez de votre côté et que je vous rejoigne un peu après.

La suggestion de Guy me paraît excellente. J'ai en tête un bon point de rendez-vous.

— À la sortie du champ de foire en direction de Canterbury, j'ai aperçu l'échoppe d'un fripier. Je pensais m'y arrêter avant d'entrer en ville. Retrouvons-nous là-bas.

— Entendu, acquiesce le Français.

Heinrich et moi partons donc bras dessus, bras dessous à travers le champ de foire, sans éveiller les soupçons de nos compagnons. En chemin, un surprenant parterre fleuri circulaire accroche mon regard. J'ai besoin de quelques instants pour me rendre compte que ce curieux phénomène correspond à l'emplacement occupé la veille par la tente de la voyante. La brune à la peau pâle n'est bien sûr nulle part en vue. Je m'interroge brièvement sur ses paroles énigmatiques avant d'être happé par la conversation joyeuse de Heinrich.

*  *  *

Une bonne heure plus tard, tandis que le soleil commence à décliner, nos trois silhouettes méconnaissables s'approchent de l'abbaye de Saint-Augustin. Nous avons acheté au fripier ses plus vieilles frusques, rapiécées par endroit, ainsi que trois pèlerines un peu effrangées. Nous avons également troqué nos bottes de cuir pour des sandales de corde. Trois bourdons et les grosses coquilles qui se portent autour du cou complètent notre déguisement. J'ai entassé l'ensemble de nos habits d'origine dans mon sac de jute en bandoulière. Guy porte nos deux rapières dans son dos, sous sa pèlerine, soigneusement enveloppées dans un vieux drap. Seul Heinrich a conservé son couteau, dissimulé par sa tunique.

Un vent frais me fait frissonner sous mes vêtements élimés et je n'ai aucun mal à prendre un air misérable devant la porte de l'abbaye, abrité sous la capuche de ma pèlerine. Heinrich sonne la grosse cloche de bronze.

Des pas feutrés glissent de l'autre côté du vantail. Comme la veille, le visage rougeaud du portier se découpe derrière le judas grillagé. Il observe un moment nos tenues en silence.

— Que puis-je pour vous ? bougonne-t-il.

— Que Dieu vous bénisse, mon frère, commence Heinrich d'une voix humble, nous sommes trois pauvres pèlerins en route pour Saint-Jacques-de-Compostelle. Nous avons été guidés vers votre abbaye qui, nous a-t-on dit, accueille pour la nuit les voyageurs en partance pour la ville sainte.

Le moine grommelle quelques mots pour lui-même au sujet des nombreux pèlerins attirés par la foire. Le judas se referme et j'entends le bruit d'une lourde barre de fer qui se tire. La petite porte de bois découpée dans le grand vantail s'ouvre pour nous laisser passer.

— Entrez, grogne le moine d'une voix rauque.

Nous franchissons le seuil et nous retrouvons sous un porche menant à une vaste étendue plantée d'arbres. Sous nos pieds, le sol dallé continue au travers du parc jusqu'à un bâtiment central jouxtant une grande chapelle. Sur notre droite, le déambulatoire couvert du cloître longe le mur extérieur.

Le portier saisit une feuille de parchemin et se tourne vers nous.

— Vos noms ? demande-t-il en agitant une plume. C'est pour le registre.

Heinrich s'avance avec un sourire ingénu.

— Bien sûr, je suis Henry Wood et mes deux compagnons se nomment John Benton et William Fields, invente-t-il.

Le moine note nos identités d'emprunt d'une écriture maladroite, puis relève la tête et appelle un de ses confrères d'un signe de la main.

— Suivez frère Jacob. Il va vous expliquer les règles de l'abbaye.

Un petit moine assez jeune aux cheveux noirs tonsurés s'approche, un sourire aux lèvres, et écarte les bras pour nous accueillir.

— Venez, venez, mes frères ! Soyez les bienvenus dans la maison de Dieu ! Nous abritons déjà deux autres groupes de voyageurs. Vous pourrez dormir avec un toit au-dessus de vos têtes ou prier avec nous si vous le souhaitez. Le dîner est donné dans la salle commune quand sonne vêpres.

Accompagnant ces mots, le moine tend le doigt vers le large édifice central.

— La grande chapelle Saint-Pierre sert pour les messes. La prochaine aura lieu à complies. Vous y serez les bienvenus. Ensuite, un service réduit est organisé pour matines. L'office complet suivant se tient à laudes.

Notre guide nous entraîne sur la droite, le long du déambulatoire. Ses sandales de corde glissent sur les dalles sans faire de bruit. Nous croisons plusieurs groupes de moines, silencieux ou récitant des prières, qui nous jettent à peine un regard.

— Pour vos dévotions ou vos prières plus personnelles, vous pouvez vous rendre dans la chapelle Sainte-Marie. Elle est ouverte à toute heure du jour et de la nuit et vous y trouverez également des cierges.

Le moine nous désigne au passage une petite église située derrière le cloître, un peu à l'écart, entourée de chênes. Il profite manifestement de l'occasion d'auditeurs attentifs pour vanter les merveilles de son monastère.

— Le grand bâtiment, à gauche de la porte par laquelle vous êtes arrivés, abrite la bibliothèque. C'est là que se trouvent le scriptorium et nos archives ainsi que tous les ouvrages pieux rassemblés par notre confrérie depuis sa création. Nous possédons une très impressionnante collection. Si vous regardez vers le mur ouest, à côté des appartements de notre père abbé, vous apercevrez la chapelle Saint-Pancrace, le plus ancien édifice de l'abbaye. Elle n'est plus utilisée et reste fermée à clé, car la voûte est peu sûre.

Je me penche par la balustrade pour jeter un coup d'œil dans la direction indiquée. À travers les arbres, je distingue un bâtiment de pierre à un étage, adossé à une petite église à moitié mangée par le lierre. L'édifice religieux dépasse à peine la construction voisine. Il me fait penser à une chapelle familiale telle qu'on peut en trouver auprès des riches familles nobiliaires. La porte des appartements de l'abbé s'ouvre à ce moment-là pour laisser passer un groupe de quatre personnes. Les promeneurs s'engagent dans l'allée gravillonnée qui traverse le parc.

Je m'apprête à rattraper mes compagnons quand un éclat rouge m'attire le regard. Je plisse les yeux. Un vieillard un peu voûté, dans un habit sombre, procède avec prudence. Je l'identifie aussitôt comme le père Thornton. À sa gauche, à moitié caché, je distingue un petit homme rondouillet enveloppé d'un ample manteau carmin. Mon cœur s'emballe et j'essuie mes mains moites sur ma tunique. Le cardinal Luzzi se trouve ici, à quelques pas de nous !

Je me recule précipitamment et me glisse derrière l'un des piliers de la balustrade. Qui sont les deux autres ? Je me penche légèrement pour mieux observer le couple qui suit les hommes d'Église. Une silhouette brune vêtue d'une ample robe rouge et or avance à petits pas gracieux. Un géant en habit noir lui donne le bras et marche d'une allure saccadée. Giulia de' Gandolfi et Fra' Torque ! Cherchent-ils la même chose que nous ? Sont-ils venus interroger le prophète Hieronymus ? Ah, que ne donnerais-je pour saisir ne serait-ce que quelques bribes de leur conversation !

À peine cette pensée m'a-t-elle traversé l'esprit qu'une solution s'impose. Je me passe un bout de langue nerveux sur les lèvres. Oserai-je ? Le groupe est presque arrivé au grand bâtiment central. Tant pis pour la prudence, nous sommes venus ici pour obtenir des réponses ! Je m'Éveille et la multitude de brins scintillants s'étale sous mes yeux. Je déniche un fil qui rejoint la haie bordant le chemin. En prenant bien garde de déranger le moins possible l'écheveau de la Toile, je le tire délicatement à mon oreille. Toute la trame vibre légèrement sous mes doigts et je retiens ma respiration. Quelques mots épars me parviennent pendant que le groupe défile près du buisson.

— Hélas, ce sont ses seules possessions, Votre Éminence.

— Tout ceci est bien maigre. N'y a-t-il donc aucun autre élément qui pourrait permettre d'identifier cet homme ?

— Le seul nom qu'il a donné en arrivant est celui de Hieronymus.

— Ses délires nous permettront peut-être de découvrir d'où il vient. Surtout, prévenez-moi si...

Le groupe s'éloigne de mon point d'écoute et je ne perçois plus que des paroles indistinctes. Je me penche pour trouver un autre fil. Mes doigts frôlent par mégarde l'écheveau et les brins se mettent à vibrer avec un léger tintement. À cet instant, Fra' Torque s'arrête net et tourne la tête de droite et de gauche. Affolé, je retire prestement ma main. Le fil que je tenais se rompt ; une onde secoue la Toile. Une volée de corbeaux s'égaille en croassant et ruine tous mes espoirs de discrétion. Le regard de l'Hospitalier se braque vers moi.

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