Oreille blanche dans terre noire IV

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La voiture avait bien du mal à remonter sur le plateau ardéchois. Pneus lisses et neige. Et forcément, c’est au moment où il se croit sorti d’affaire, la grande montée enfin franchie, qu’il se permet de dépasser les cinquante kilomètres heures tout en roulant une cigarette (c’est quelque chose d’automatique chez lui : rouler en roulant), qu’il glissa et poum le nez dans le fossé. Il fut surpris et presque amusé. Certains s’accrochent au volant, tentent tant bien que mal de redresser le véhicule en de telles circonstances – souvent ils échouent tournent à vide un volant qui ne leur répond plus mais quelques fois un bon pilote peut s’en sortir miraculeusement. Lui, pendant que la voiture se déportait vers le champ d’abricotiers, s’était accroché à la feuille de cigarette et au tabac qui risquait de lui échapper des mains. Ça lui rappela une scène un soir d’ivresse quand il était jeune. Un mec l’avait chauffé sévèrement dans la rue Sainte Catherine, Lyon, 69002. Le mec le poussait, et il se rappelle absolument pas pourquoi il le poussait, il se souvient juste que lui mangeait une galette kebab. Et qu’il avait payé cher et que la galette était bonne, et son corps avait besoin de ce pain et de cette viande pour éponger l’alcool. Le mec était complètement saoul et belliqueux, il le poussait, et lui tentait plus ou moins de se dégager de ce conflit, mais mollement, tout ce qui l’importait c’était juste manger sa galette. Mais sûrement que son manque de réaction avait dû encore plus énervé le type qui le poussa plus fortement. Il se souvient avoir perdu l’équilibre, avoir versé en arrière. Et il n’avait pas tenté de riposter, pas tenté d’amortir la chute, non, il s’était accroché à la galette kebab. Sa tête avait tapé le bitume, il avait eu une belle bosse le lendemain. Mais la galette était saine et sauve. Et au sol, rue Saint Catherine, il s’était adossé contre une vieille porte, il avait croqué, soulagé, croqué et senti son corps s’affaissé, la sauce algérienne qui ruissèle sur le menton.

Il essaya de faire marche avant et marche arrière mais les roues tournaient à vide. Pour sûr il était bloqué. Il se mit à rire. La radio s’alluma d’un coup et Clara Lucciani proposait une lecture étonnante des rapports amoureux selon laquelle l’amour n’a jamais tuer personne. La chanson se terminait, la neige avait cessé de tomber, et le programmateur radio était un sacré rigolo puisque sans transition, il embraya sur Noir désir Le vent l’emportera. Joli mec. Il s’imaginait le type tout seul derrière ses machines qui se faisait des blagues à lui-même. Mais c’était certainement le hasard. Mais impossible de cesser de rire. Impossible. Il riait tout seul, bloqué comme la clio, au milieu des abricotiers. C’était nerveux certainement. C’était le froid aussi qui paralysait le bout de ses doigts. C’était cette putain d’angoisse aussi en saisissant son téléphone, et ce putain de reflexe à la con : appeler Angora. « Bonjour ici Angora, laisses un message, ou pas… » Ou pas. Ouais. Ou pas. Toujours ce fou rire nerveux. Sa mâchoire le faisait souffrir, ses doigts crispés qui tenaient une cigarette à présent déformée et moite. Il écrasa sa tête contre le volant, le klaxon retentît, il se releva aussitôt. Du rire aux larmes. Il ne savait pas quoi faire. Un grand nigaud qui flirte avec la quarantaine qui rit qui pleure, qui est perdu oui, complètement perdu tout seul au milieu des abricotiers. Sûr qu’Angora saurait quoi faire et qui appeler. La raison voudrait qu’il appelle son assurance mais ses pneus étaient si lisses, les conditions climatiques si mauvaises, les frais de dépannage seraient pour sa gueule.

Il ne savait pas qui appeler. Regardait son répertoire. Il détestait déranger. Détestait l’idée de dépendre des autres, d’avoir quelque chose à leur demander. Certainement ce principe à la con du don et de la dette. Certainement son orgueil. Avec cette tête de merde dans le rétroviseur. Une vraie tête de merde bordel. Une tête à vous réconcilier avec l’idée de génocide. Ou de chirurgie esthétique. Comment Angora peut supporter une tête pareille. Avec ces gros yeux globuleux et larmoyant. On dirait qu’un plus grand lui a racketté sa chocolatine. Il dit à voix haute : Tête de merde et se met à se donner des petites baffes sur les joues. Tête de merde. Petite baffe. Tête de merde. Petite baffe. Il fut donc surpris et penaud d’entendre cogner contre le carreau. Il se ressaisit et baissa la vitre. Un homme d’une soixantaine d’année, souriant et édenté.

- Qu’est-ce qui fait dans mes fruits celui-là ?

- Bah… J’ai glissé…

- Ah bah… Ca je le vois ben. Mais qu’est-ce qui lui a pris de rouler par un temps pareil ?...

- Bah…

- Allez on va le dégager.

Et le mec se tourna et fit un signe, et Victor se tourna aussi et vit s’approcher un tracteur. Il sortit de la bagnole. S’approcha du type pour le remercier, mais glissa et s’enfonça, un peu des deux, dans la neige, ses bras moulinèrent dans le vide et le mec attrapa sa main pour le redresser. Un instant proche, Victor sentit une odeur forte de foin et de vache, sa main l’empoignait un peu trop fortement, alors il sourit un peu figé mécanique, il aimerait se dégager.

- Mais y va finir comme la voiture lui

Et le mec se mit à rire, découvrant une cavité étrange, rougeâtre et brune, une bouche comme il peut en voir sur certains de ses paquets de tabac. Le vent était cinglant, froid, il faisait plier les branches des abricotiers. Un drôle d’animal se tenait dans la cabine de l’engin : une grande barique manœuvrait habillement les énormes roues pour s’arrêter à quelques mètres de sa petite Clio qui d’un coup lui paraissait minuscule. Aussi gros que grand, blond et les joues rougies, Victor reconnût immédiatement la figure porcine de Sacha, 14 ans, victime de harcèlement scolaire l’année dernière et qui était venu le voir deux ou trois fois dans l’établissement d’enseignement professionnel où il tenait une permanence. Sacha, bouche ouverte attendait que son père fixe un câble à sa voiture, il ne semblait pas l’avoir reconnu.

Victor se souvient l’odeur forte de fumier qui émanait du jeune garçon, il se rappelle, on sortait à peine des premiers confinements, et il avait ouvert grand la fenêtre pendant l’entretien par précaution sanitaire. Il se mort les joues un instant en songeant à l’atmosphère dans la pièce, à cette désagréable sensation que l’aspect physique du garçon inhibait sa disponibilité, et son empathie. Il le regarde manœuvrer le tracteur et se rend compte que c’est à peu près la même sensation qu’il vient d’avoir au contact de l’homme qui installe le câble jusqu’à sa bagnole. Peut-être un lien de parenté. Sacha avait une étonnante voix douce et aigu. Il se souvient qu’il se repliait sur lui-même quand il parlait. Il avait eu un hamster qu’une tante venant de la ville lui avait offert. Il l’avait appelé Neymar, il le coiffait, lui faisait une petite crète, il l’aimait beaucoup Neymar. Sa mère, ses sœurs se moquaient mais il s’en fichait, il allait voir Neymar dans sa petite cage, il lui donnait des Cherios, ces petites céréales rondes en forme de donut, et c’était drôle comme Neymar les mettait entre ses pattes, on aurait dit qu’il tenait le volant d’une voiture. Était-ce parce que sa mère et cette tante se détestaient ? Était-ce parce qu’il avait une voix de fillette et qu’il aimait coiffer Neymar ? Était-ce simplement pour lui faire de la peine ? Toujours est-il qu’un dimanche, couché sur le dos, il retrouva Neymar dans le plat à gratin : tout sec en plus, avec des pommes de terre. Dans la pièce à la fenêtre ouverte, où un crucifix sévère les observait, Sacha s’était permis de pleurer ce jour-là, reniflant fortement, de la morve coulait avec les larmes et il s’essuyait avec la manche de sa veste. Victor avait hésité à prendre le garçon dans ses bras, ou au moins lui toucher la main, mais il n’y arrivait pas, il avait dit des mots banals. Des mots qui ne réconfortent pas vraiment parce qu’ils sont bateaux, désincarnés, sans consistance. Il avait tendu un mouchoir que le garçon avait saisi : Vous pouvez pas comprendre vous, vous êtes pas comme nous. Et le gamin avait souri, découvrant des dents déjà abimé par le sucre et le manque de soin. Il ne pouvait pas lui donner tort.

La voiture était remontée, le pare-choque était lui resté en contrebas. Sacha posa enfin son regard sur lui, ses lèvres esquissèrent un sourire, il sauta de la cabine.

- Monsieur Duplessis !

Amical, et visiblement ravis de le trouver dans ses abricotiers, le jeune garçon eut un élan pour aller vers lui, mais se retint, il y avait l’homme pas loin. Victor connaissait ce type de situation, certainement que personne, dans sa famille, n’était au courant de leurs rencontres. Il vit la soudaine gène dans ses yeux. Il prit les devant, alla serrer sa main chaleureusement, lui fit une sorte de clin d’œil : Sacha ! Puis à l’attention de l’homme : J’interviens régulièrement à la Pellissière, dans la classe de Sacha… Mais l’homme n’en avait visiblement pas grand-chose à faire, occupé à inspecter les roues de la Clio. Était-il prudent de repartir ? De toutes façons il fallait fixer ce pare-choque hein. Et Sacha le regardait en souriant. Dans la neige, au milieu de ses abricotiers, le garçon était complètement différent, ou peut-être avait-il simplement grandi. Sa voix était plus affirmée, ses épaules déployées. Ooh. Bien sûr, son aspect physique était toujours suspect, et encore… Sacha l’avait prévenu dès le départ : il ne peut pas comprendre, il n’est pas comme eux. Lui a grandi Lyon, 69006, les filles avaient des serre-têtes petit bateau, des jupes plissés, les garçons des bermudas en velours côtelé, des cabans à gros boutons en ronce de noyer. Un autre monde. Sacha le regardait oui. En souriant. Amusé visiblement de le voir ainsi vulnérable avec sa Clio en pièces détachées.

- Pa ! On peut lui fixer à la ferme. Comme ça y nous suit. Et comme ça y voit si la voiture elle roule à peu près...

L’homme acquiesça, Victor les remercia, ils accrochèrent le pare-choque à la cabine du tracteur et Sacha sans rien demander s’installa dans la Clio. Y avait plus de place dans la cabine et puis c’était plus simple se justifia-t-il, le père passerait par les abricots avec le tracteur, et lui, il lui indiquerait la route comme ça. Comme il mettait le contact, Sacha lui demanda de pas rouler tout de suite, il l’appelait toujours Mr Duplessis chose dont Victor avait horreur. Mais, avec Sacha c’était pas bien grave, il n’avait pas envie de le reprendre, et le gamin une fois le tracteur hors de leur vu, se mit à parler. Un vrai moulin. Il disait qu’il était vraiment content, ouais, content de pouvoir l’aider un peu parce qu’il pouvait pas savoir, pas se rendre compte à quel point il l’avait aidé. Victor haussa les épaules, pour dire qu’il n’avait pas fait grand-chose, et Sacha le frappa à l’épaule. Une tape amicale mais qui laissera certainement un bel hématome, ses courbatures se réveillèrent un instant, cette sensation d’avoir les os creux : Déconnez pas Msieur Duplessis, faut pas faire le modeste, parce que moi, avant bah à part mon cochon dinde je parlais à personne. A personne. Mais avec vous j’ai vu qu’ça faisait du bien. Vraiment du bien. Et savez quoi ? Bah j’ai une copine, et même des potes, enfin, j’suis content de sortir de c’te putain d’ferme, alors qu’avant je croyais que j’méritais qu’ça. Qu’j’y était né et qu’j’y resterai. C’est ce qui est con quand on est enfant, on connait rien d’autre… ça vous dérange pas si je fume, hein, parce qu’à la ferme y comprendrait pas hein, là-bas y comprennent rien. Z’avez un briquet ? Et Sacha n’attendit pas sa réponse et s’emparât du petit clipper sur le tableau de bord, il alluma un cul de pétard à l’odeur âcre, mauvais shit, Victor voulut objecter, mais posant ses yeux dans le cendrier dans lequel le jeune homme faisait tomber ses cendres, il aperçut ses propres joints écrasés. Il se dit merde. Et puis quelle importance. Et comme il prenait la route en direction de la ferme, Sacha lui expliqua que c’était devenu son truc à lui, pour supporter la ferme. S’éclater la tronche. Et quand la mère beuglait, ça passait au-dessus ou en dessous, mais ça le touchait plus en plein milieu. De toutes façons maintenant elle beuglait plus, hein. Elle avait compris.

Il devrait être touché, il devrait se sentir ferme, solide, peut-être même puissant et utile. Mais non. Voir Sacha ainsi joyeux et délesté d’un peu du poids qu’il charriait sur ses épaules lui fit comme l’effet d’une grande nostalgie. Parce que le gamin avait beau dire l’inverse, il avait la sensation d’une farce, d’une grossière tentative du monde qui l’entoure pour lui faire croire en la nécessité de son action. Il observait Sacha fixer son pare-choque à l’aide de vis, d’écrous, il l’observait sûr de son coup, habile, tandis que lui se recroquevillait dans ses souliers, transis par le froid. Il tentait de lui donner un coup de main mais il était nul. Bidon. Emprunté et incapable. Il remarquait la vitalité du jeune homme qui contrastait douloureusement avec sa mollesse, son apathie. Ce n’était pas de son fait tout ça. Il eut soudainement envie de pleurer, retint la bouffée grelotante qui s’immisçait dans sa gorge. Sacha s’en aperçut. Lui demanda si ça allait parce qu’on dirait que ça allait pas. Il prétexta le soleil qui perçait entre les nuages blancs, il avait mal dormi, ça piquait les yeux. Sacha haussa les épaules, il avait fini, sûr que ça tiendrait mais il pourrait pas économiser le passage chez un garagiste, vérifier le parallélisme, et puis peut-être, changer les pneus. Il voulait partir. Se cacher dans un coin. Rejoindre sa tanière. Il se disait que c’était n’importe quoi, qu’il faisait vraiment n’importe quoi, aucun filtre, aucune barrière. Un rideau bougeait dans le bâtiment leur faisant face, Victor crut voir la silhouette d’une femme qui se rétracta comme lui essayait de mieux voir. Sacha s’aperçut du mouvement, ses yeux sur la fenêtre, les rideaux qui bougent, la silhouette qui s’évapore, et se mit à hurler : Viens la cochonne ! Viens là un peu ! On se cache pas ici ! On fait pas la fillette ! hein !

Comme un prédateur qui découvre une proie facile et acculée, Sacha s’était avancé en direction du bâtiment, bien au centre de la cours, des fois que la proie eut l’idée de s’échapper. Le visage pourpre, la graisse était devenue des muscles, les mâchoires prêtes à péter le peu d’émail qu’il restait sur ses dents. Il soufflait fort. Comme un animal énorme. Il soufflait très fort, et Victor n’eut pas spécialement besoin d’entendre : La salope de mère pour deviner l’identité de la silhouette. Qu’entre victimes et bourreaux, les places sont mouvantes, dynamiques, et donc pas forcément immuables.

Crâneur au centre de la cours, en t-shirt, paraissant insensible au froid, la peau rouge, les battements de son cœur perceptibles aux veines saillantes de son cou, Sacha n’écoutait plus vraiment Victor. Ses remerciements, ses excuses car il devait partir maintenant, partir oui. Le jeune homme lui serra machinalement la main, ses yeux toujours focalisés sur la fenêtre dont les rideaux bougeaient encore imperceptiblement. L’homme traversa la cour sans porter la moindre attention à eux, Victor se dirigea vers lui pour le remercier. Il dut trottiner un peu, courir à moitié, l’homme ne s’arrêtait pas, fit un signe de la main : a pas d’quoi a pas d’quoi.

La voiture démarra vroum vroum. Une dizaine de kilomètres encore, à faire au pas. Aimé Simone chantait dans le poste de radio, ça faisait une belle image, une drôle d’impression dans le rétroviseur. Les sonorités trap de Shining light, le soleil coulait doucement sur la silhouette de Sacha qui attendait toujours devant la grande bâtisse. Comme un gros chat sûr de son festin, et qui attend patiemment, il a tout son temps le gros chat, et il bondira au moindre mouvement. Le gros chat est souple, rusé, et sûr de sa force. Rien à voir avec le cochon, l’image première que lui avait renvoyé Sacha.

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