Oreille blanche dans terre noire VI

8 minutes de lecture

L’Abeille et Victor blablatèrent, ne s’écoutant pas vraiment. Parlèrent de la qualité du produit quand il coule dans la gorge, de la corrosion qui pourrait gagner leurs narines, mais plus généralement de leurs névroses. Leurs destins de pauvres bougres contraints de vivre dans un monde dans lequel ils ne se reconnaissaient plus. Il y a de l’injustice, du complot, de l’aigreur. Et une sensation tenace d’impuissance et de compromission. Ooh. C’est que, essayait d’expliquer l’Abeille, comme ils grimpèrent dans la Clio pour faire recharge de bières tièdes à l’épicerie avant qu’elle ne ferme. C’est que, on doit bien, chacun, s’arranger le matin avec notre reflet dans la glace. L’Abeille avait la mâchoire qui bougeait toute seule, qui mastiquait le vide, ses yeux sortaient, tentaient de sortir de leur orbite par instant, puis se cachaient, dans leur grotte, sortaient, puis se cachaient. Victor l’interrompit arrivés devant l’épicerie. Lui demanda de rester à l’intérieur de la voiture, pas besoin d’être deux (et surtout inutile d’exposer son état au commerçant). En repartant, ils passèrent devant un drap blanc, grossièrement tendu entre un cédez le passage et un containeur à déverser le verre : Matinée Boudin Saucisse à la salle des fêtes le lendemain. Vaudrait le coup d’y faire un tour grommela l’Abeille. Oui. Pourquoi pas, on verra. Ils passèrent à nouveau non loin de chez Victor qui regarda l’air de rien l’absence de fumée sur le toit, il eut immédiatement envie d’enfoncer son nez dans cette douloureuse mais efficace poudre blanche et collante. Ils ouvrirent des bières et l’Abeille se débattait encore avec son reflet dans la glace, avec ses propres contradictions. L’expliquait qu’il était pas fou, hein, pas fou, il avait mis un cadenas sur le boitier devant la maison, là où était installé le vieux compteur électrique. Pas question qu’on lui mette cette saloperie de Linky. Des ondes encore des ondes. Un nouvel objet de contrôle, un moyen de soumettre, de tout savoir sur tout… Ooh bien sûr, c’était son boulot : installer des compteur Linky. Il bossait pour une boîte, prestataire d’Enedis et sillonnait la Drôme et l’Ardèche dans son camion pour remplacer les vieux compteurs, l’était payé à la prestation, un billet par nouveau compteur installé. Est-ce qu’il arrivait à dormir ? Ooh oui ! Il y arrivait d’autant plus qu’il se voyait comme un agent infiltré. Il ne remplaçait que le compteur des têtes de con. C’est-à-dire la grande majorité de la population. Mais, les gentils, les courtois, ceux qui ont des enfants en bas âge également et qui semblent sincèrement soucieux du devenir de ces derniers. Bah. Pour eux, il prétextait un problème technique, une installation défaillante. C’était Robin des Bois si l’on y réfléchissait bien. Après forcément, des fois, il changeait le compteur alors que les occupants étaient absents, et c’est pour ça qu’il avait mis un cadenas sur le sien, puisqu’il n’était pas nécessaire d’avoir l’accord du résidant, les compteurs demeurant la propriété d’Enedis. Mais là encore, l’Abeille était juste, il se faisait une idée de la valeur de l’occupant grâce à la boite aux lettres, au jardin, à la façade. En somme, lui rétorqua Victor, t’es un peu comme Saint Pierre dans son bureau dans le ciel, tu juges et tu tries. L’Abeille se renfrogna. Se tût un instant. Puis d’un coup lui hurla dessus, parce que y en avait vraiment marre à la fin qu’il se place toujours au-dessus des autres avec ses putains de références bibliques de merde. Hein. Alors merde hein, merde de merde, si c’est pour faire le malin, l’avait qu’à rester tout seul chez lui comme un putain d’autiste hein, parce que fallait pas la lui faire à lui. Savait très bien qu’il serait pas venu lui gratter ses prods si Angora avait été dans le coin. Hein. Qu’il savait très bien qu’il était juste un putain de bouche trou. Et comme il criait, ses yeux toujours, voulaient sortir de leur orbite pour se rependre sur la moquette dégueulasse de la Clio, et Victor fut surpris et mal à l’aise, surtout qu’il n’avait pas intrinsèquement tort. Qu’il ne serait certainement pas venu le voir. Si Angora avait été là. Si la petite chatte blanche ne reposait pas sous quatre-vingts centimètres de terre, là où il avait planté puis récolté un superbe plan de cannabis. Il essaya de s’excuser mais l’Abeille était vénère. Vraiment vénère. Surtout que lui avait le cœur sur la main, un vrai dindon, et qu’il lui avait presque tout niqué de ce qu’il lui restait de poudre blanche et collante. Alors serait peut-être mieux qu’il rentre chez lui hein. Et qu’il aille se peler le cul avec sa pompe à chaleur de merde. Alors Victor se tût durant les derniers mètres les séparant de chez l’Abeille, et l’Abeille grognait, tétait sa bière, reniflait, puis grognait encore. Victor se gara. L’Abeille ouvrit la portière, la neige avait fondu à présent, restait des mottes aux endroits ombragés, et l’Abeille gueula parce que cette putain de boue, c’était carrément dangereux hein, et qu’il aurait quand même pu rapprocher sa voiture d’avantage, histoire d’éviter de se casser la gueule et surtout d’éviter de tout crotter la barraque avec les chaussures. L’Abeille râlait, Victor le regardait, mît la marche arrière, ne sachant plus trop s’il fallait dire A bientôt ou Va te faire enculer. L’Abeille se renversa un peu de bière sur la veste et cria plus fort, et comme Victor ne réagissait pas et semblait résolu à partir, l’Abeille se tourna et beugla en agitant sa canette parce qu’il fallait qu’il arrête un peu de faire la fifille de bonne famille, et que c’était normal de s’engueuler et d’être pas d’accord de temps en temps, mais qu’il fallait réagir et, pas rester le cul collé sur son siège, et qu’il fallait qu’il se lève et qu’il lui fasse un câlin, parce que c’était au fond ce qu’il nous manquait à nous les hommes : des vrais copains avec qui on peut faire de vrais câlins. L’Abeille s’agitait en brandissant sa bière, Victor coupa le contact. Les deux se rejoignirent, se regardèrent, sourirent puis s’étreignirent une seconde. L’Abeille souleva Victor en lui disant qu’il ne fallait pas avoir peur de ses émotions, non, qu’il fallait se dire les choses importantes, et certainement que Victor se demandait quelles étaient ces choses qu’il était nécessaire de verbaliser au moment où il bascula en avant et le corps de l’Abeille en arrière, leurs gueules dans la boue, bien froide. Et ils se mirent à rire tous les deux, dans la boue la neige et la bière. Restèrent là un bon moment, bien froids et bien défoncés, ce serait tellement plus simple une vie sans femme à part sa petite louloute, ouais, c’était la théorie de l’Abeille, une vie sans qu’on nous casse les couilles parce que l’on rentre avec nos souliers crottés, sans se demander toujours ce qu’on va bien pouvoir nous inventer encore comme jolie résolution à bien respecter sinon pas toutouche pipi. Une vie simple oui, sans emmerde. Puis l’Abeille suggéra de rentrer, histoire de finir ce qu’il leur restait de poudre blanche et collante. Ils se relevèrent donc, pressés de mettre leurs nez dans la poudre, mais l’Abeille proposa quand même d’enlever leurs godasses, histoire de pas tout crépir le salon.

Ses cheveux se dressaient, anarchiques, son nez lui faisait mal, l’impression qu’à chaque poutre, des courants d’air lui chatouillaient le cervelet. L’Abeille en avait trop pris trop pris, et certainement que Victor aussi, mais il avait l’impression de maîtriser encore. D’avoir encore une certaine emprise sur les évènements. L’Abeille était rentré dans la spirale de celui qui n’est plus capable de finir la moindre phrase, d’aller au terme de la moindre chanson. L’Abeille mettait un son, quelques secondes, puis ah non, un autre son, quelques secondes, et un autre son encore. Ils n’avaient plus vraiment de conversation, prisonniers des leurres chimiques, mais tout allait bien bien bien. Bien pressé, torché, le sachet de produits était terminé, l’Abeille avait suçoté le plastique, fourrant sa langue dans les coins, ne pas perdre une miette. Vers deux heures du matin, Victor n’avait pas spécialement envie de rentrer, mais sans produit, la fatigue et les maux de tête allaient rapidement faire leur apparition. Il montra le SMS reçu la veille ou l’avant-veille, temps devenu soluble et abstrait.

Y a bon ici. Ecaille de poissons. Livraison +20 %

Peu d’hésitation. Victor eut tout de même la clairvoyance d’utiliser son téléphone personnel. Lança une bouteille à la mer. Moins d’une minute plus tard.

100 le G, rdv CX du F. 30 min. OK ?

Evidemment. L’Abeille et Victor se mirent à danser, leurs chaussettes humides sur le carrelage froid, reniflant et se dandinant. Se disant quelle belle perspective ils avaient devant eux. C’eut été dommage de se quitter comme ça, sans profiter pleinement de la nuit, alors oui oui oui, c’est un peu cher, mais quand même ça se paye un service pareil. Surtout par une nuit pareille. Avec le verglas. Mais eux, ne prenaient que peu de risque. Moins d’un kilomètre. En dansant, en rejetant sa tête en arrière pour sentir le plaisir gagner pleinement chacun de ses membres, Victor ferme les yeux et se rappelle le nombre de kilomètres qu’ils pouvaient faire à l’époque. Avec l’ami Seb. Ooh putain. C’est tellement loin tout ça. Lyon était sa ville alors, inscrite dans la peau, il connaissait chaque rue, chaque pont, chaque troquet. Il retrouvait l’ami Seb dans un petit appartement près de la manufacture des tabacs. Ils étaient inarrêtables, inattaquables, ils riaient à s’en faire mal aux mâchoires, et se défonçaient la tronche du vendredi au dimanche soir. Et nous ne sommes pas égaux. Voilà ce qui lui revient dans la tronche d’un coup. Le scooter contre un platane. Nous ne sommes pas égaux. C’était l’âge d’or, l’âge des expériences qu’elles soient affectives, festives ou sexuelles. Et que cherchaient-ils dans cette orgie de molécules, de soirées, de partenaires ? A vivre à vibrer. Rien d’autre ? Il ment comme il respire. Le scooter contre un platane. Ils s’étaient quittés cette nuit-là près des pentes de la Croix-Rousse… Il se souvient d’un petit cul, d’une fille au crâne rasé qui lui avait attrapé la queue dans un fumoir. Et la tête de l’ami Seb, un clin d’œil, l’était sur le départ. L’avait dit un truc du genre Profites moi je file… Et les mêmes questions resteront sans réponse. A l’entrée du crématorium, Françoise la mère de Seb qui lui demande : étais-ce un vraiment un accident ? Il n’y avait rien à répondre, rien du tout, juste ce portrait de Seb souriant sur un chemin de montagne, ce portrait que lui, Victor, fixait, pour ne pas voir le coffret en bois dans lequel son ami reposait. Tristesse.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Antoine Vn ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0