Chapitre 1 - 13/06/2022
Il pleut à torrents lorsque je me gare sur les places de parking de la maison de retraite où je travaille. La pancarte devant moi indique "Les Jardins Du Soleil - Résidence pour personnes âgées". Le coin de mes lèvres tressaute lorsque mon regard s'arrête sur les tâches de rouilles, preuve, s’il en faut, que le temps n’est pas souvent au beau sec. "Les Jardins Du Soleil". Il faut vraiment être culotté pour appeler un établissement comme ça quand on habite une région où il pleut au moins un jour sur trois et où on garde les pneus hiver jusque mi-mai. "Les Jardins Verdoyants" à la rigueur, ça aurait été plus honnête.
Je coupe le contact alors que l’horloge sur le compteur indique 13h35. J’ai dix minutes pour enfiler ma blouse et mes baskets. Encore faut-il que je trouve le courage d’affronter ce déluge… Enfin, ne nous plaignons pas, tant que ce n’est pas de la grêle qui nous tombe dessus, tout va bien.
Aujourd’hui ça fait un mois que je suis embauchée. Si on m’avait dit un jour que je travaillerais en maison de retraite et que j’aimerais ça, je n’aurais jamais pu le croire ! Et dire que j’avais peur des vieux il y a encore quelques années. Pas de tous les vieux évidemment, seulement de ceux que je ne connaissais pas. Et puis un jour, il y a environ deux ans, j’ai appris à les regarder. C’est arrivé d’un coup, sans crier gare et j’ai immédiatement su que c’était auprès d’eux qu’était ma place. Alors quand j’ai perdu mon job il y a trois mois, je n’ai pas hésité à postuler en maison de retraite. J’ai envoyé mon CV le lundi. Comme toutes les structures du médico-social de la région, Les Jardins Du Soleil était en sous-effectif. J’ai commencé la semaine suivante.
J’enfile mon imperméable à la hâte, ouvre la portière, la claque sans prendre la peine de me retourner, et me rue sous le porche de l’entrée. Je jette un coup d’œil derrière moi et appuie sur ma clef. Les clignotants me répondent d’un éclat orange qui peine à me parvenir au-travers du rideau de pluie qui dégringole du ciel.
J’enfile une blouse propre. Le tissu que je trouve habituellement rêche et un peu rigide me semble aujourd’hui particulièrement confortable une fois que je me suis extirpée de mon jean imbibé d’eau froide. J’abandonne mes baskets et mes chaussettes humides puis enfile mes crocs blancs, secs. J’attrape un élastique qui pendouille mollement au crochet de mon casier et rassemble mes cheveux en une queue de cheval qui n’a rien d’élégant mais qui tiendra bien le temps de mon service.
J’entre dans le bureau, salue mes collègues du matin qui bavardent en riant et m’installe sur une chaise. Je croise les doigts pour que tout le monde aille bien et que je n’ai rien de trop compliqué à gérer durant l’après-midi. Même si je suis théoriquement autonome sur le poste, je ne suis là que depuis un mois et je ne sais pas encore vraiment comment réagir face à certaines situations. D’autant plus que je suis la seule employée présente pour gérer la maison jusqu’au retour de mon collègue à 17h.
Les transmissions commencent.
Chambre 1. Huguette Saulnier. Tout va bien. Bien faire attention qu’elle boive son verre d’eau en entier à 16h.
Chambre 2. Françoise Girardot. Tout va bien. Beaucoup de selles à 13h. Ne pas oublier de lui donner à manger en mixé.
Chambre 3. Madeleine Mougin. Un peu désorientée ce matin. Sûrement parce que c’était sa douche ce matin, ça a dû la fatiguer. Elle est allée se coucher avant la fin de repas, il faudra lui changer sa protection directement après les trans.
Chambre 4. Jean Perrot. Tout va bien. Comme d’habitude quoi.
Chambre 5. André Lambert. Le médecin l’a vu ce matin. Il a un cachet en plus à prendre le soir. C’est dans le pilulier. C’est à prendre pendant 10 jours.
Chambre 6. Jacqueline Barbier. Elle a eu de la diarrhée pendant la nuit. Ça l’a réveillée. Elle s’est levée et a hurlé dans le couloir pour que la veilleuse de nuit vienne. Forcément ça a réveillé tout le monde. En plus la veilleuse de nuit en a retrouvé partout, elle a été obligée de lui donner une douche, de changer les draps et de laver la chambre. Une vraie galère quoi. Du coup on arrête le laxatif et les laitages et on lui donnera du smecta au repas de ce soir. Faudra vérifier qu’elle boive assez et qu’elle ne se déshydrate pas aussi. Mais ça avait l’air d’aller mieux ce midi.
Chambre 8. René Vuillemin. Il était de mauvaise humeur ce matin, sûrement car sa voisine l’a réveillé en pleine nuit. Mais à part ça tout va bien.
Bon, en somme, rien à signaler.
- Ah ! s’exclame la grande blonde qui s’appelle Mélanie au moment où elle s’apprête à sortir de la pièce, la directrice a appelé ce matin. Ils ont trouvé quelqu’un pour la chambre de Mme Belot. L’entrée sera la semaine prochaine. Mardi ou mercredi.
- C’est la chambre 7 c’est ça ?
- Ah oui, c’est vrai que t’étais pas encore là quand elle est décédée. C’est ça, chambre 7. Et si jamais, cette aprèm, c’est la chambre de M. Perrot qu’il faut faire à fond.
14h. Nous sortons tous les trois du bureau. Mélanie et Théo se dirigent vers les vestiaires, je me rends à la buanderie et lance une machine de linge. J’ai oublié le premier jour, je ne referai pas cette erreur. Ensuite, direction la chambre de Mme Mougin pour l’aider à changer sa protection.
Je toque trois petits coups, pas de réponse. J’ai l’habitude. Je toque une deuxième fois en l’appelant à travers la porte. J’entends, ou plutôt je perçois, un « Oui » étouffé. Comment est-ce possible que je doive crier à longueur de journée pour être entendue mais qu’eux se comprennent entre eux alors que certains ne parlent pas plus haut qu’un murmure et que les autres n’articulent pas plus qu’un pot de chambre avec une patate chaude dans la bouche. Enfin, se comprennent-ils vraiment ?
J’entre, tout sourire, et salue Mme Mougin. Ce petit brin de femme me donne toujours une joie inexpliquée. C’est peut-être parce qu’elle est elle-même un rayon de soleil.
Il fait sombre dans sa chambre mais la première chose qui attire mon regard c’est la blancheur éclatante de son sourire en plastique – ou en résine ? – qui illumine la pièce depuis le fond du fauteuil molletonneux rembourrés de coussins brodés à la main et de plaids chaleureux. Ses yeux pétillent de gaieté même si je doute qu’elle me voie réellement. Ou du moins, pas sous ma véritable apparence.
J’appuie sur l’interrupteur et elle m’apparaît plus nettement. Du haut de ses 87 ans, Mme Mougin est la petite jeune de la résidence. Pourtant aujourd’hui, avec ses traits tirés par la fatigue et ses cheveux teints en bataille, on lui donnerait facilement 5 ans de plus.
Je l’aide à se redresser, lui rapproche son déambulateur et l’accompagne dans sa salle de bain. Elle n’a pas besoin d’aide pour se déshabiller et s’installer sur les toilettes. Je profite de ce moment pour changer sa protection tandis qu’elle m’observe avec ce sourire qui ne la quitte jamais.
- Tu t’appelles comment déjà ?
- Clara.
- Ah oui. J’ai une petite-fille qui s’appelle Claire.
Je hoche la tête. Je sais déjà cela, j’y ai droit tous les jours. Ensuite elle me demandera si j’ai un mari et des enfants.
- Tu as des enfants ?
- Non pas encore.
- Comment ça se fait ?
Ah tiens, elle est nouvelle cette question.
- Je suis encore jeune.
Elle me regarde en silence.
- Tu as quel âge déjà ?
- 25 ans.
- Ah oui… Et tu es mariée ?
- Non pas encore. Ça viendra.
Elle se contente de cette réponse. J’ai fini de la changer. Elle se relève, je lui donne du papier. Elle s’essuie et me regarde, le papier à la main.
- Et j’en fais quoi de ça maintenant ?
Il y a quelques mois encore je n’aurais jamais pensé que ce put être une question sérieuse. Comment croire que ce qui nous semble être une évidence des plus évidentes, des plus ancrées en nous, pourrait s’effacer sous le souffle du temps qui passe ? « La vieillesse est un naufrage » a un jour dit le Général de Gaulle. Je commence doucement à comprendre ce que cela signifie…
Je lui indique les toilettes. Je tire la chasse pendant qu’elle se rhabille et la raccompagne jusqu’à son fauteuil. En temps normal je lui aurais proposé de venir en salle commune, cependant elle a clairement besoin de se reposer encore un peu.
Elle passe le seuil de porte de la salle de bain et j’aperçois ses sourcils se froncer. On est reparti pour un tour.
- C’est quoi ton nom déjà ?
- Clara.
- Ah oui…
Je l’aide à s’installer confortablement et pose la sonnette sur son accoudoir.
- Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous m’appelez.
- Oui oui.
- A plus tard Mme Mougin.
Elle hoche la tête comme si elle réfléchissait. Je referme la porte sur la pièce replongée dans l’obscurité.
14h15. J’ouvre la réserve et sors mon charriot de ménage. C’est la chambre de qui déjà aujourd’hui ? Ah oui, celle de M. Perrot. Chambre 4.
Quand j’arrive devant, la porte est déjà grande ouverte.
A l’intérieur, Jean Perrot s’active à vider son armoire sur le lit. Il se retourne en m’entendant arriver et le soulagement détend immédiatement la ride profonde entre ses sourcils fournis.
- Ah t’es là toi ! Tu vas pouvoir m’aider, je trouve plus ma carte bleue.
Ah sa fameuse carte bleue… Depuis que je travaille ici je ne l’ai jamais vue non plus. D’ailleurs je ne sais même pas s’il en a encore une. Mais si c’est le cas, il ne la dégotera pas ici. Et j’ai intérêt de le détourner rapidement de sa lubie si je veux éviter une crise.
Je prends mon chiffon bleu et commence à astiquer les vitres. Seulement le côté intérieur. Vu comme il pleut à verse, il n’y a aucun intérêt à laver l’extérieur.
Le ménage détourne M. Perrot de ses angoisses. Il range consciencieusement chaque habit dans son armoire en prenant soin de les réajuster parfaitement afin qu’aucun pli ne vienne déranger l’ordre de ses étagères.
Il me raconte toutes sortes de choses tandis que je passe le balai et récure le sol. Il est intarissable.
Il me parle de ses enfants. L’école est bientôt finie, ils vont être en vacances. Ils viendront peut-être lui rendre visite ? Il ne les voit plus beaucoup depuis que sa femme est partie avec eux. Heureusement ses petits-enfants viennent encore régulièrement. Enfin, pas trop quand même, ils ont leur vie aussi. La petite dernière est à Paris, elle travaille dans la police. Son grand-frère va bientôt rentrer au collège. Il aura sûrement son certificat d’études dans quelques années : il est très doué, comme son grand-père.
Alzheimer…
15h. Je sors le linge de la machine à laver et le fourre dans le sèche-linge avant d’aller préparer le goûter. Ne surtout pas oublier de faire couler le café !
15h30. Je vais chercher Mme Girardot dans sa chambre.
Françoise Girardot est une femme menue, d’une gentillesse sans égale, qui semble avoir été déposée sur son fauteuil coque comme un joyau dans son écrin de velours. Le coin de ses lèvres remonte jusqu’à ses oreilles lorsque son regard se pose sur vous et elle ne manque jamais de vous adresser un mot gentil.
Je pose le bout de mes doigts sur ses mains fripées aussi douces que de la soie et la salue avant de la conduire jusqu’à la table où je lui sers un verre de sirop épaissi et une compote.
16h. Tout le monde est installé, je distribue le café et me laisse tomber sur une chaise, une tasse devant moi. 20 minutes de pause et je débarrasse.
17h. Théo me rejoint. Soulagement immense. J’ai tenu le coup !
A partir de là mon travail devient plus machinal.
17h30. Je réchauffe la soupe et mets la table.
18h. Je donne à manger à Mme Girardot qui mange en mixé.
18h30. Je sers le repas.
19h40. Je finis la plonge et M. Perrot me presse pour que je lui donne une lavette et un seau de produit afin de nettoyer les tables. Je le laisse faire tandis que je raccompagne des résidentes à leurs chambres.
21h. Tout le monde est couché. Théo et moi sommes affalés dans les fauteuils du salon. La veilleuse de nuit vient de se garer, on va bientôt pouvoir rentrer chez nous.
21h15. Les transmissions sont faites. Je monte dans ma voiture, attache ma ceinture et mets le contact. A demain tout le monde.
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