IL MIDI
IL a posé les dossiers sur le côté gauche de son bureau, bien parallèle au bord, légèrement décalés les uns par rapport aux autres pour que chaque nom se lise d'un seul coup d'œil.
Les courbes le poussent à l'action. Peu importe le résultat, IL doit agir. Rapidement. IL n'a pas le temps de la procédure. Il faut un signal fort, tranchant.
IL hésite. L'impératif de la situation l'oblige. Douze licenciements. Douze entretiens. IL craint les larmes, les cris, les états d'âme. Ne peut-il se décharger de cette corvée sur un subalterne ? Certainement. Mais le symbole ne serait pas aussi puissant que si c'est lui qui monte à la barre pour affronter la tempête.
Et puis n'a-t-IL pas suivi une formation ? Compatir un peu, positiver beaucoup. Eviter de dramatiser. Evoquer la chance de pouvoir changer de voie, de pouvoir enfin réaliser ses rêves.
Mais comment le dire ? IL n'a jamais su parler de sentiments, IL n'a jamais su écouter les plaintes. Discourir chiffres, objectifs, rien ne lui est plus aisé. Raconter les matchs de rugby, expliquer les enjeux d'une partie ne lui pose aucun problème. Mais jamais IL n'a su exprimer ce qu'IL ressentait. ELLE lui a arraché des "je t'aime" de glace dans la folie de la passion. ELLE les a bu avec délectation. C'était simple. Il ne restait plus qu'à prononcer un oui audible et signer le contrat de mariage. Puis, les enfants sont apparus. Petits d'abord, braillards tout le temps. Son travail l'excusait. IL se glissait en ombre au-dessus de leur lit, signait leurs bulletins scolaires fier et seul. ELLE leur donnait de l'amour, IL leur offrait de l'argent. Ils ont grandi, ils se sont enfuis.
On toque à la porte. Pierre est le premier. Costume charbon. Chemise blanche. Cravate unie. Cheveux bien rangés. Gros salaire. Il est surpris mais reste poli. La concurrence se fera un plaisir de le recruter. IL n'en doute pas un instant. Poignée de mains cordiale. Belle prime de licenciement.
Suit Hélène. Dernière embauchée. Eviction logique. Elle pince du nez comme pour une traversée en apnée. Elle évoque des projets qui avortent, des souhaits de propriété, d'enfants. IL compatit. IL soupire. IL a évité le congé maternité.
IL l'accompagne jusqu'à la porte cherchant une conclusion qui ne vient pas. IL la salue sans en rajouter.
La porte claque, IL gonfle les pectoraux. Ca se passe mieux qu'IL ne pensait.
Bertrand est un ex-syndicaliste d'un ex-grand-groupe. IL l'avait oublié. D'ailleurs IL ne comprend pas bien à quoi ça sert les syndicats puisque Bertrand a déjà été licencié. Il lui explique sa connaissance des conflits, expose ses droits, sort des mots comme prud'hommes, grève, camarades. IL a les sourcils en hauteur. Pas certain que Bertrand ait beaucoup de camarades. Et puis évidemment un recours aux prud'hommes est toujours possible, mais ça grève la prime. Est-ce qu'il serait gagnant ? Bertrand demande un délai de réflexion. IL veut une décision maintenant.
Quand la porte se referme sur le dos de Bertrand, IL sourit. IL ressent l'ivresse de la compétition. Le duel remporté. Le visage libéré, IL accueille les suivants. Chacun a sa faiblesse, son angle d'attaque, sa résignation. IL détecte la faille, assène les constats, les vérités, décrit les conséquences froides comme des menaces. Ils capitulent rapidement ; parfois en pleurs souvent amers mais jamais querelleurs.
Jacqueline pénètre en sanglots. Elle sait, les autres l'ont informée. Elle ne lui laisse pas le temps de son discours, elle ne respecte pas le protocole, les distances, Son autorité. Elle se blottit contre Son costard, se répand en grumeaux. Décontenancé, IL pend les bras inutiles.
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