Assis sur un rocher au bord d’une falaise, nous surplombons un océan immense, plein de fureur.

• Qu’avons nous fait Aydan ?
• Nous avons fait ce que nous avons pu
• Nous aurions pu faire mieux
• Ne sois pas si dur
• Je ne peux pas comprendre, je n’arrive pas à comprendre toute cette cruauté
• Les traumatismes
• Ça n’excuse rien.

Je regarde Aydan mon ami de toujours. Il ne dit plus rien. C’est un virtuose des silences. J’aimerais savoir en faire autant. Il porte ses éternelles lunettes rondes. Ses cheveux courts ont blanchi. Il a de jolies petites rides au creux de ses yeux pétillants, traces d’une part d’enfance farouchement préservée. Il est tout fin, pas très grand par la taille mais ses pensées dépassent l’entendement.

Il me fait toujours réfléchir et me réconforte. Il m’a vu grandir, rire et souffrir. Il est au cœur de tout mon être. Nos esprits sont liés, même si parfois une distance abyssale nous sépare.

Il peut lire en moi et je peux lire en lui. Cette conversation, nous la partageons au milieu des éléments déchaînés dans notre bulle de protection. Dans cette bulle, ni le froid, ni la pluie n’entreront. Seule la lumière de nos âmes viendra nous réchauffer.

• Aydan, pourquoi faisons-nous le mal ?
• Parce que c’est dans notre nature
• Mais nous sommes capables de faire le bien aussi ?
• Comment connaître la joie si nous ignorons la tristesse ?
• Tu te répètes Aydan
• Nous sommes deux, tu m’as déjà posé cette question dit-il avec un clin d’œil
• Je ne suis pas sûre de vouloir tout recommencer
• Il n’y a rien à recommencer.

Je regarde l’océan si froid et solitaire. Je reconnais dans le son des vagues déchaînées une mélopée aux milliers de voix graves et profondes. La Terre tremble, émue par toutes ces vibrations. Des éclairs déchirent le ciel. Les gouttes de pluie tels des poignards percutent les vagues. Au loin, des falaises, ces forteresses de roches, commencent à se désintégrer.

Le monde s’écroule comme quand nous nous écroulons face à un évènement trop douloureux pour rester debout.

Je me tourne vers Aydan mais il n’est plus là. Ça n’est pas la première fois qu’il disparaît au moment où j’ai le plus besoin de lui.

Je sens poindre au creux de ma poitrine, ma vieille amie de toujours : la peur. Ma bulle de protection se craquelle. Combien de fois ai-je dû affronter des tempêtes ? Beaucoup, mais celle-ci est la pire d’entre toutes. Je cherche un refuge. Je pourrais me lever et courir sur la lande, fuir, courir jusqu à en perdre haleine. Mais à quoi bon ? Elle finira par me rattraper.

La vague grandit, une muraille d’eau, un mur d’acier va tout engloutir, tout écraser, moi y compris. Ma bulle de protection vole en mille éclats. Je ferme les yeux et je murmure.

• Aydan.
• Lina dit-il calmement
• Pose-moi la question. Tu sais celle que tu poses avant ma prochaine vie
• Veux-tu te souvenir ou oublier ?

Je réponds de toutes mes forces :

• Je veux me souvenir, me souvenir de tout !

Plus jamais, le chant des baleines ne retentira, plus jamais les albatros ne s’envoleront, plus jamais les chevaux sauvages ne galoperont. Les forêts s’effacent, les étoiles cessent de briller, une nuit éternelle enveloppe la Terre et la fatalité me rattrape.