La page blanche - partie 4

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19h20. En conduisant calmement j'ai roulé pendant 15 minutes pour me garer sur le parking du bar de mon ami.

Je sors, verrouille la voiture et me dirige tout droit en direction de l'établissement.

Aucune idée révélatrice ne m'a traversé l'esprit. D'ailleurs je crois que je n'ai pas une fois songé à mon roman pendant le chemin.

J'ouvre la porte du bar, et mon ami le tenancier – qui a décidé de se distinguer dans une chemise bleu marine ce soir – m'accueille joyeusement en me demandant quelle boisson me ferait plaisir.

– Une bière, s'il-te-plaît, lui réponds-je.

Il s'exécute aussitôt pendant que je me fraie un passage tout droit en direction du comptoir, que je réquisitionne un tabouret et m'installe dessus.

La bière est déjà prête et m'attend sur le comptoir. Je prends la bouteille et bois ma première gorgée pendant que mon ami m'apostrophe, toujours avec la même joie :

– Alors, qu'est-ce qui t'amène ici à pareille heure, mon ami ? Un petit caprice du soir ? Envie de me voir ? Un petit problème ? Vas-y, dis-moi tout, je suis tout ouïe !

Je ne réponds pas tout de suite. La bonne humeur de mon ami n'est pas communicative. Je regarde distraitement ma bouteille de bière avant de lever la tête vers lui ; à voir la mutation de son visage, je devine qu'il a compris que mon problème n'est pas à prendre avec des pincettes.

– Vas-y, dis-moi tout. Des problèmes personnels ? Je peux aider ?

– C'est précisément ce qui m'amène ici, avoué-je, en même temps qu'une bonne bière pour m'aider à faire le tri dans le grenier.

Il s'accoude sur le comptoir, toute son attention portée sur moi, profitant qu'aucune autre commande ne lui ait été formulée après la mienne.

– Je crois que je ne suis plus capable d'écrire…

Il hausse les sourcils. Je m'attends alors à un « Toi ? Pas de blague ! », mais il se contente de moins que ça.

– Le fameux syndrome ? place-t-il directement.

Je souris et hoche la tête en m'envoyant une deuxième gorgée.

– Il semblerait. C'est ce que m'ont diagnostiqué les deux précédents.

– Oh, tu es donc allé voir quelqu'un d'autre avant moi.

– Oui, j'en ai déjà parlé. Apparemment je me mets trop de pression, et je serais en panne de motivation car je ne connaîtrais finalement pas totalement mon histoire, en fait.

– C'est quoi, le problème en soi ?

– À l'origine, j'avais du mal à trouver mes premiers mots.

– Ah oui, ce problème est fréquent…

– Tu penses pouvoir m'aider ? On m'a conseillé de venir voir une troisième personne. Et vu que j'avais envie d'une petite bière, je me suis dit que ce serait une bonne occasion d'en parler avec toi.

– T'inquiète, l'ami, tu es venu voir la bonne personne.

– Ah ? fais-je en souriant, à la fois amusé et plein d'espérance. Tu veux dire que tu vas pouvoir me faire sortir du trou dans lequel je me retrouve ?

– Je ne sais pas, m'avoue-t-il. J'aimerais bien, mais même si j'essaie de t'apporter une aide efficace, ça dépend de toi à bien plus de 50%. Même plus de 60%. Si tu es venu parler à trois personnes pour chercher des conseils qui pourraient te remotiver, tu fais fausse route. Je pense que tu as surtout besoin de conseils qui puissent te permettre de trouver ce qui t'empêche d'avoir cette motivation et de passer outre.

– Ou cette inspiration.

– L'un n'empêche pas l'autre.

– En effet.

Apercevant ma bouteille du coin de l'œil, je me souviens que j'ai commandé une bière et je bois ma troisième gorgée.

– Si tu comptes repartir et que tu es seul, je te préviens, cette bière sera ta seule consommation alcoolisée de ce soir, m'avertit mon ami.

– Ça va, ne te fais pas de souci pour ça. De toute façon, si je bois trop, je ne pourrai même plus réfléchir.

– Lucide ! remarque-t-il avec un petit clin d'œil.

On laisse passer un ange entre nous pendant que je bois une quatrième gorgée, l'air pensif et le regardant nettoyer un verre.

– Je suppose que tu n'es pas sans savoir que j'ai déjà traversé cette épreuve à maintes reprises, continue-t-il après ce blanc.

– Pardon ?

– Cette sensation de vide devant la page blanche. Celle qui t'angoisse tellement que tu ne trouves même plus comment la contourner.

– En effet, je le sais. D'ailleurs je reconnais le professionnel qui parle.

Il rit avant de poursuivre.

– Tu sais qu'en plus il y a des gens qui ont donné un nom savant à cette insupportable sensation d'impuissance devant la page blanche ?

Sans répondre, j'arque un sourcil, ce qui lui est amplement suffisant pour répondre à ma question silencieuse.

– On appelle ça « la leucosélophobie ». Rien que ça.

M'apprêtant à avaler ma cinquième gorgée, je m'interromps, les yeux plissés.

– Beg your pardon ?

Ma petite utilisation de l'anglais le fait s'esclaffer.

– Toi, je crois savoir qui est l'une des deux personnes que tu es allé voir ! Tu as parlé à l'Anglaise, c'est ça ?

– Euh… oui. Mais…

Ne sachant comment continuer, je bois finalement ma cinquième.

– Bref, abrège-t-il. La leucosélophobie, oui. Un néologisme qui vient d'Internet, apparemment. Pas besoin d'être un helléniste pour savoir d'où ça vient. « Leukos » signifie blanc, tandis que la phobie vient de « phobos », qui désigne la peur. Par contre « sélo », je n'ai pas trouvé. Il semble qu'on ne connaisse pas. En tout cas, j'ignore d'où ça vient.

– Leucosélo… commencé-je, sans continuer ; je bois ma sixième pour meubler.

– … phobie, termine-t-il. Oui, c'est compliqué la première fois qu'on l'entend. Un peu comme la paraskévidékatriaphobie pour le vendredi 13 ou la triskaïdékaphobie pour le chiffre 13 tout court.

Je laisse échapper un rire sans avoir le temps d'essayer de le contrôler.

– Wow… tu n'as que ça à foutre d'apprendre de tels noms de phobies ?

Il hausse les épaules, indifférent à ma moquerie.

– Ce sont les plus connues. Autant en connaître les noms. Sans oublier l'acrophobie, popularisée par Alfred Hitchcock.

– L'acrophobie encore, ça devrait aller, c'est moins dur…

Je vide cette fois ma bouteille jusqu'à la moitié. C'est frais, et je ne suis pas soûl.

– Leucos… sélo… – je ferme les yeux – … phobie…

– Exact ! m'applaudit gaiement mon collègue avant qu'on ne lui commande une « autre » bouteille de vodka.

Je continue de boire pendant qu'il satisfait le client puis, une fois de retour devant moi, je le regarde droit dans les yeux, l'air toujours aussi distrait.

– C'est quoi le but de tout ça ? En quoi ça va m'aider à reprendre l'écriture ?

– Je me suis dit que ça t'intéresserait de connaître le nom savant de ton ennemie, me fait-il en haussant les épaules. Et puis, toi qui tiens tant à enrichir encore et toujours ton vocabulaire pour la qualité de tes écrits, j'ai pensé que ça t'intéresserait.

– Merci, réponds-je en souriant. Tu n'as pas tort, ça me servira peut-être un jour. J'aurai peut-être une occasion de le replacer si je me remets à écrire. On ne sait jamais.

Content d'avoir apporté mon cahier et mon stylo, ces deux ustensiles vont pouvoir me servir à quelque chose. Je les sors de ma poche, les pose sur le comptoir et, devant le sourire amusé de mon ami le tenancier, je laisse de côté ma bouteille de bière pour noter le mot ainsi que la définition qui lui correspond.

– Je vois qu'on a prévu le nécessaire !

– À la base, c'était pour sauvegarder une idée providentielle qui me traverserait la tête pour commencer mon livre, lui expliqué-je.

Une fois la chose faite, le range le tout dans ma poche et reprends ma bière. J'en bois trois gorgées d'affilée, vidant la bouteille jusqu'au dernier tiers.

Je regarde ma montre : il est déjà 20h00…

– Tu fermes quand, déjà ?

– Ça varie. Étant donné que je vis sur place, je reste ouvert jusqu'au départ du dernier client. En général, c'est vers 21h00 ou 22h00. Mais là il n'y a pas grand-monde, tu as dû le voir.

– En effet, je n'ai pas eu beaucoup de peine à venir directement ici. D'ailleurs, je pense partir une fois ma bière vide.

– Tu n'en as plus pour très longtemps, alors, soupire-t-il.

– Non… En plus j'aimerais me lever tôt demain.

– Tôt ? Quelle heure ?

– 6h00… environ. Peut-être plus tôt.

– 6h00 ?! s'exclame-t-il. Tu es fou ! Je comprends que demain c'est lundi et que tout le monde travaille, mais ça reste foutument tôt !

– J'ai quelque chose d'important à faire avant.

– Comme ?

Je ne réponds pas. Je bois ma bière à la place. Elle est presque vide.

– Toi, quand tu n'as pas envie de lâcher le morceau… grommèle-t-il. Bon, fais comme tu veux, après tout, mais reste raisonnable.

Je laisse échapper un rire.

– Je ne ferai rien d'insensé, c'est promis, papa !

Il m'envoie un coup de poing sur l'épaule d'un air faussement vexé et nous rions tous les deux.

Quand je me retourne, je vois que le bar est un peu plus vide qu'avant. J'examine ma bouteille et m'aperçois qu'il ne me suffit plus que de deux ou trois gorgées avant qu'elle ne soit bonne pour les ordures.

– Ouais… je crois que je ne vais pas trop tarder…

Il range un autre verre dont il vient de finir le nettoyage et pose ses deux mains sur son comptoir.

– D'accord. Tu vas doucement sur la route, hein. Il n'est que 20h00 passées, il n'y a pas le feu. Si tu veux te lever vers 6h00, ça te laisse pas mal d'heures de sommeil.

– Oui, je sais.

J'ingurgite les deux gorgées qu'il me reste pour finir la bouteille et la laisse sur le comptoir, mon ami se chargeant de la jeter.

– Au fait, me retient-il avant que je ne puisse commencer à partir, à propos de ce que tu m'as dit au début… tu te penses réellement incapable d'écrire en ce moment ?

Je regarde le comptoir, pensif, avant de laisser un sourire étirer mes lèvres.

– Toi, tu ne laisses vraiment rien passer. En effet, j'en ai bien peur. J'ai de sérieux doutes sur mes capacités actuelles pour remplir des pages et des pages…

– Bon… je pense alors que ce que tu devrais faire en premier, avant de retrouver ton inspiration et ta motivation, c'est régler ce premier problème. Si tu ne te sens plus du tout capable d'écrire des livres, tu n'y arriveras jamais, peu importe ce que tu feras. M'est avis que tu devrais faire quelque chose qui puisse t'aider. Laisse tomber un peu l'écriture pour le moment, décontracte-toi. Parfois, une bonne pause, il n'y a rien de mieux.

Je médite ces paroles longtemps. De mes trois amis, c'est celui-ci qui m'a le moins parlé de mon problème, mais il ne m'a pas moins été d'une très grande aide. Finalement, je hoche la tête et décide qu'il est maintenant temps de tirer ma révérence.

Je ne suis resté ici qu'une petite heure, mais ce fut plutôt constructif.

Client satisfait.

– Ça m'a fait plaisir de te revoir, l'ami, lui dis-je en lui administrant une tape sur l'épaule. À la prochaine, dans de meilleures conditions.

– À la revoyure, collègue ! me répond-il en me serrant la main. J'espère t'avoir un peu aidé. Je ne t'ai pas donné beaucoup de conseils…

– Si, tu m'as aidé comme il le fallait, le corrigé-je en me levant de mon tabouret. Grâce à toi je sais qu'il faut que je trouve quelque chose pour m'aider moi-même. Merci pour tes précieux conseils. Comme pour les deux autres. Merci à tous.

– Je t'en prie, il n'y a rien qui me fasse plus plaisir ! Travaille-bien et reviens me voir bientôt !

Je hoche la tête et dépose sur le comptoir de quoi payer la bouteille de bière avant de commencer à m'éloigner du comptoir.

– Et, euh…

Il lève la tête vers moi, le regard curieux.

– Merci pour le mot… les mots.

Il me sourit façon Chat du Cheshire et me fait un salut militaire, que je lui rends avant de repasser par la porte d'entrée de l'établissement.

N'ayant bu qu'une bouteille de bière, je me sens prêt à reprendre la route pendant 20 minutes pour regagner ma maison.

Demain, debout à 6h00. Je devrais arriver vers 21h00.

Je n'aurai pas le temps de continuer à réfléchir au début de mon histoire.

Ma soirée sera terminée dès l'instant où je serai rentré à la maison.

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