Chapitre 3 : Seigneurs des steppes
Le capitaine nous donna le signal, et tout bascula. Tels des félins se fondant dans le paysage, nous nous dispersâmes. Chaque binôme prenait une position, se faufilant avec prudence. Nos corps tendus comme des arcs, nos souffles mesurés et nos mains, précieusement entourées autour des lanières. Il fallait éviter à tout prix qu'un maudit tintement ne les alerte trop tôt, même si les bêtes semblaient indifférentes à notre présence, pour l’instant. Elles continuaient de brouter ou de marcher lentement, ignorant nos intentions. Par je ne sais quel concours de circonstances, notre unité avait réussi à orienter un petit groupe à l’écart du troupeau, vers le col, là où nous pourrions les manoeuvrer avec moins de difficulté. La zone se présentait comme un défilé se resserrant entre deux tumulus.
─ On s’occupe de celui-là, murmura Skjaldor alors qu'il pointait une créature légèrement isolée. Elle était plus petite que les autres, enfin dans la moyenne basse, mais ça ne voulait pas dire qu’elle était moins dangereuse.
─ Va pour lui, répondis-je avec un faux enthousiasme.
Isa et Kamil furent les premiers à se lancer. Kamil, à l’aise dans cet environnement, se déplaçait avec une assurance qui tranchait avec sa nervosité habituelle. Ils contournèrent un groupe d’Aurochs, utilisant les rares buissons pour s’approcher. Puis, d’un geste coordonné, ils lancèrent les lanières. Leur bout, une boule en métal, permettait de les utiliser à la manière d’une fronde. Les premiers ding. Ils visèrent au niveau des pattes, comme nous l’avions appris. L’animal se débattit violemment, mais Kamil, calme et précis, tira sur la corde tandis qu’Isadora enfonçait un premier piquet. Il trébucha avec un grognement sourd. Tout semblait se dérouler comme prévu. Mais c’est là que le sol a tremblé. Un autre Auroch, peut-être effrayé par le vacarme, ou voulant protéger son congénère, surgit de nulle part, ses sabots frappaient la terre comme le tonnerre. C'était le mastodonte au pelage gris. Kamil, concentré sur sa proie, ne vit pas venir la charge.
Non loin de moi, Élise qui observait la scène eut à peine le temps de hurler :
— Kamil !
Il s’est tourné, mais trop tard. L’Auroch le percuta de plein fouet, sa corne transperça son flanc avec une violence inouïe. Le choc le souleva du sol comme une poupée de chiffon, et son corps retomba lourdement. Un craquement sinistre. Le silence, l’instant d’après, était assourdissant.
Le souffle court, je le regardais, figé. Le sang s’écoulait rapidement. Une flaque sombre sous lui. Kamil, celui qui devait s’en sortir sans problème, gisait là, son regard vitreux fixé sur le ciel. L’assurance dans ses yeux avait disparu, remplacée par une expression pétrifiée de surprise. Le bas de son visage était presque arraché. Lui qui avait des dents en trop, n’en n’avait plus du tout. Ces bestiaux ne faisaient aucune distinction entre les novices et les vétérans. Peu importait ta maîtrise.
Isadora, quant à elle, était restée impassible, ses yeux brûlaient d’une froide détermination. Elle se précipita pour achever la capture, comme si la mort de Kamil n’était qu’un contretemps. Elle avait lancé une autre fronde avec succès, malgré ma vision troublée, je l’avais vu habilement se mouvoir avant d’enfoncer un deuxième piquet. Elle s’apprêtait à utiliser le filet lorsque je fus tiré sur la droite.
Skjaldor m’avait attrapé par le col.
— On bouge, maintenant !
L’épreuve avait commencé. J’étais toujours cloué. Cette scène me hantait déjà. Un type comme Kamil, à l’aise avec ces bêtes… Même lui n’avait pas eu la moindre chance.
Tout autour de nous, le chaos éclata. Des cris, des rugissements, des tintements, le fracas des sabots sur la terre battue. Les Aurochs, effrayés, fonçaient dans toutes les directions, des monstres de chair et de cornes, prêts à tout pulvériser sur leur passage. Sur une bute me faisant face je vis une recrue, le gamin dont je ne connaissais même pas le nom, se faire piétiner. Les sabots rouaient son corps de coups. Un son horrible. Un sac de chair brisé, désarticulé. Ses cris étouffés résonnèrent un moment avant de s’éteindre dans l’air.
Skjaldor et moi n’étions pas mieux lotis. Notre cible, à la peau noire luisante, nous avait repérés. Ses yeux globuleux et injectés de sang me fixaient avec une intensité terrifiante. « Maintenant ! » hurla Skjaldor me donnant l’ordre de lancer la lanière.
Je m’élançais et tentais d’ignorer la peur qui me crispait le ventre. La corde se déroula dans l’air et s’enroula par miracle autour de la patte avant de la créature. Mais au lieu de se laisser distraire par le son des clochettes, l’espèce de buffle enragé baissa la tête et fonça droit sur nous. Droit sur moi !
« Merde, bouge ! » cria Skjaldor, mais j’était paralysé, incapable de réagir. Ces ding-dings dans tous les sens, ça me rendait dingue moi aussi. J'eus à peine le temps de réaliser que j’étais éjecté sur le côté, une fraction de seconde avant que la bête n’arrive à pleine vitesse. Ses sabots frappèrent le sol là où je me trouvais un instant plus tôt, et un souffle brûlant me balaya le visage. J’avais échappé de justesse à une mort brutale, mais le combat n’était pas fini.
Mon sauveur vint à la rescousse une seconde fois, il tira sur la corde que j'avais jeté et enfonça le piquet pour déstabiliser la bête. L’animal tituba, grogna, puis s’affola. Skjaldor fronda une deuxième fois et fit mouche. La corde s’enroula cette fois autour d’une patte arrière. L'Auroch tituba de plus belle, s’emmêla dans les lanières et enfin, chuta sur le flanc. Je jetais le filet. Nous l’avions. Un soupir de soulagement.
Les autres binômes réussissaient ou échouaient. Des cris de luttes et le son incessant des clochettes. Foutues clochettes, foutu bruit. Faites que ça cesse. Il fallait que je respire. J'avais les jambes coupées et la vision trouble. Je laissais tomber la tête entre mes mains, une nausée me saisit. L’envie de gerber mes tripes. Ce que je fis. Une main sur mon front, moite, pas surprenant. Mon champ de vision, toujours parsemé d'étoiles mais je sentais que j’allais mieux. Je rabattais mes cheveux en arrière avant de me redresser, feignant difficilement de maîtriser la situation.
Isa s’était déjà relevée, mais pas Kamil, la bête docilement attachée recouvrait à moitié son corps. Je voyais Skjaldor, les muscles tendus, encore accroupis, son souffle court et en sueur. Nous avions survécu.
Tous n’avaient pas eu cette chance. Quelques silhouettes gisaient à terre, immobiles. Des bleus qu’on avait croisés, des visages qu’on ne reverrait plus. Les vétérans s’approchaient déjà pour constater les dégâts. La mort faisait partie du jeu, nous le savions tous, mais la voir de si près, c’était jamais facile.
S’il y avait bien un duo que je ne pensais pas réussir, c’était le leur, et pourtant il me donnèrent tort : Aiden, et Lys encore tremblante, se rapprochaient. Ils étaient couverts de sang. Pas le leur, celui d’autres novices. Eux aussi passés de vie à trépas en un claquement de doigt.
— On a réussi, dit-elle, incrédule. Mais quel carnage…
Elle s’attendait à mourir, comme beaucoup. Mais ce qu’elle ne savait pas encore, c’est que la réussite dans la Cohorte n’était jamais synonyme de répit.
— C’est une larme que je vois couler sur ton visage ma petite Fleur ? Ce n’était qu’une question de temps avant que l’un de nous ne crève… lâcha sèchement Isadora.
Aiden la gorge nouée :
— Tu pourrais avoir un peu de cœur. On à tous bien compris que la Cohorte c’était la mort au tournant. Pas besoin de nous le rabâcher dès que t'en as l’occasion. Le truc, tu vois, c’est qu’on à tous eu notre vie avant ça. Et crois moi, je sais pas d’où tu viens toi, mais je suis certain d’une chose : y’a pas une seule personne ici qui ne connaisse pas la mort. Y’a aucune honte à lâcher une larme quand on croise sa route, que ce soit pour la deuxième, ou la centième fois.
Il en avait gros sur la patate.
— L’eau c’est précieux, si tu veux la gâcher en chialant c'est ton problème. Moi je ne fais qu’exposer un fait. Pleurer sur les morts, c’est une faiblesse. La cohorte n’a pas de place pour les faibles. C'est la réalité et c’est brutal. Si vous vous vexez pour ça alors vous n’êtes pas taillé pour ce monde.
Aiden se redressa, ses poings serrés. Il n’avait pas l’air de vouloir en rester là.
— Tu penses être forte parce que tu ressens rien ? La vraie force, c’est pas d’être insensible, Isa. C’est de continuer à avancer malgré la douleur, malgré la peur, de pas devenir comme… ça. Comme toi. T’appelles ça de la force, moi j’appelle ça être brisé. Peut-être qu’on n’est pas censé survivre à tout prix.
Isadora cligna des yeux, surprise, mais elle ne répondit pas. Le silence s’étira un instant avant que la tension ne retombe, laissant une froideur palpable entre eux. Le clash était violent. Aucun des deux n’avait complètement tort, même si ici, dans ce monde, les mots devaient céder la place à la réalité.
C’est dans ce silence que les vétérans s’étaient approchés du groupe, pour prendre en charge notre butin, compter ceux qui avaient réussi l’épreuve et ceux qui n’avaient pas survécu. Isadora, Skjaldor et moi étions là, essuyant la sueur et la poussière de nos visages. Lys et Aiden, la tête basse, s'éloignaient en silence.
— Où est Kyel ? demanda quelqu’un.
Elle n’était pas encore revenue, ce qui n’augurait rien de bon. Le vieil Arban semblait sur le point de déclarer sa mort lorsqu’un bruit, le tintement d’une clochette, se fit entendre au loin. Kyel revenait. Elle traînait derrière elle un Auroch massif, bien plus grand que ceux que nous avions capturés. Elle avait l' air épuisé mais satisfaite.
— Comment t’as fait pour choper ça ? lui lança Isadora, assurément jalouse.
Elle secoua la tête et pointa du doigt la silhouette qui l’accompagnait.
— Pas moi. C’est lui. J’ai fait que regarder.
Tous se tournèrent dans la direction pointée par Kyel. Lui, c’était Micky, ce gars qu’on oubliait presque à chaque fois dans la masse. Un des rares que j’avais presque jamais vu parler ou se mêler aux autres. Silencieux, discret, mais qui semblait figé avec cette même expression. Toujours cet étrange sourire sur le visage, comme si rien ne pouvait l’atteindre. Un sourire constant, presque dérangeant. Un sourire qui, en cet instant, me semblait presque dangereux. Maintenant, avec ce monstre impressionnant à sa suite, il ne pouvait plus passer inaperçu.
— C’est un mâle, précisa Skjaldor en examinant la bête. Son lait est médiocre mais sa force de traction considérable. Tu dois avoir une sacrée chance, ou un sacré flair.
Un mâle avec des cornes en spirale presque grotesques de puissance. Le genre qui aurait dû nous tuer tous. Et pourtant, Micky restait là, calme, souriant, comme si ce n’était rien. À croire que la mort de Kamil, les corps broyés autour de nous, n’étaient qu’une distraction sans importance. Je me demandais ce qui se passait vraiment dans la tête de ce type.
Il haussa les épaules, toujours ce sourire aux lèvres. Il n'était pas couvert de sueur comme nous, pas marqué par la fatigue ou la peur. Non, il était... Serein, presque trop calme. Ses yeux scintillaient d'une lueur qui ne me plaisait pas du tout.
— J’ai juste suivi le plus gros, c’est tout… lâcha-t-il avec nonchalance.
Il a “juste suivit le plus gros” ? Qui dit ça ? Il a un grain c’est sûr. Il semblait à l’aise, comme si le chaos, la mort, tout ça n’était qu’un jeu. Peut-être même que ça l’excitait. Et dans la Cohorte, c’était probablement le genre de personne qui survivait le mieux.
Kyel, elle, restait impassible, mais quelque chose dans sa posture me disait qu’elle se méfiait aussi. Pourtant, elle n’ajouta rien de plus. Elle se contenta de regarder le mastodonte capturé et de hocher la tête.
— Bon boulot, lâcha-t-elle finalement d'une voix neutre.
Nous observions la scène dans un mutisme total, circonspect, partagé entre admiration et malaise.
L’Arban vétéran s’approcha, scruta l’animal et jeta un coup d’œil à Micky.
— Impressionnant gamin. Mais fais pas l’erreur de penser que ça te rend invincible. Ce monde ne fait de cadeaux à personne, même aux plus doués.
Micky répondit simplement :
— Je sais. Mais je suis encore là, non ?
Son ton était léger, presque insouciant. Ça m’a donné des frissons. Il se dirigea tranquillement vers l’arrière du groupe. Je ne pouvais m’empêcher de le fixer, de fixer ce sourire trop large qui semblait savourer la mort qui nous entourait. Que voyait-il que je ne voyais pas ?
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