Chapitre 6 : S'accrocher
Valdek jeta des selles au sol avec un bruit sourd. Je m’approchais, curieux. Le cuir épais et renforcé me paraissait étrangement sophistiqué. Des sangles et des crochets semblaient s’ajuster parfaitement. Valdek frappa un des morceaux de métal qui reliait les sangles entre elles. Un léger cliquetis résonna, et les pièces s’aimantèrent en une fraction de seconde.
— Magnétisme, comme pour les tentes, expliqua le vétéran avec un sourire en coin. Pratique, hein ? Ça te permet de t'attacher rapidement. Et surtout de te détacher tout aussi vite si ça tourne mal.
— Ça tourne toujours mal, lâchais-je avec cynisme.
Valdek eut un ricanement guttural, ses billes brillaient d’une lueur amusée.
— Juste. Mais t’es encore là pour le constater.
Je pris une selle entre mes mains. Elle était plus légère que je ne l’avais imaginée, malgré sa taille imposante. La première fois que j’avais vu ces bêtes, j’avais pensé qu’il serait impossible de les monter. Maintenant, je me tenais là, prêt à grimper sur l’un de ces monstres. Un rire sans joie me monta à la gorge. La Cohorte, c’était ça : l’impossible qui devenait juste un autre jour de plus.
Mira s’approcha aussi de l’équipement, ses doigts effleuraient le cuir avec une précision froide. Elle et Théo échangeaient quelques mots à voix basse. Je n’entendais pas, mais ça n’avait pas vraiment d’importance. Ils semblaient connectés par quelque chose de plus profond, quelque chose que je ne comprenais pas, et que je ne voulais pas comprendre.
Falgrim, lui, continuait d’admirer les bêtes, comme si on pouvait appréhender le monde en souriant à ces bestioles. Il avait encore cette innocence stupide. Ici, c’était une des premières choses qu’on te volait. Je me souvenais avoir déjà arboré cet air émerveillé. J’étais qu’un gosse à l'époque, naïf et loin d’être conscient de la cruauté de ce monde. Des images fugaces apparurent dans mon esprit que je m'efforçais aussi tôt de reprimer.
Depuis, j’avais appris à survivre en surveillant mes arrières, en me méfiant de tout et de tout le monde. Il allait tomber de haut un jour, et je n’avais aucune envie d’être là pour ramasser les morceaux.
Je jetai un regard vers l’Auroch que Valdek s'apprêtait à équiper. Il tournait lentement la gueule vers nous, ses grands bourgeons noirs reflétant une sorte d'indifférence calculée. Ses muscles roulaient sous sa peau tendue, chaque mouvement amplifié par sa masse colossale.
— Et on fait comment pour pas finir écrasé sous une tonne de viande ? soupira péniblement Aiden.
— C’est plus simple que tu crois, répondit Valdek en ajustant la selle magnétique sur le dos de l’animal. Ces bêtes-là elles t’écoutent, si tu sais comment leur parler.
Théo insista, toujours aussi bravache il fit un pas en avant.
— Alors, comment on fait ça exactement ?
Valdek déposa une paume attentionnée sur le museau de son animal, puis délicatement il apposa son front sur l’encolure avant de se mettre à fredonner une mélodie envoutante. Des mots étranges, dans une langue qui l’était tout autant. Le chant était bas, guttural, résonnant dans la poitrine avant de s'élever dans les airs. J’avais déjà entendu ces chants à plusieurs reprises depuis ma conscription. Généralement les matins, avant d’entamer nos longues journées de marche, et parfois le soir avant de monter nos campements. Je ne m'étais jamais vraiment posé de question à leur sujet tant ils étaient anecdotiques et à mille lieux de mes considérations. Mais cela me rappela soudain, quelque peu, ce qu’avait fait Micky la nuit dernière. L’Auroch mugissait de contentement et soudain s’assit, faisant trembler le sol sous son poids.
— Cela calme les bêtes, les encourage à obéir sans résistance. Mais c’est pas à l’ordre du jour.
Valdek jeta un coup d’œil vers Théo avant de pointer la selle.
— Deux cavaliers. Toujours. Pour débuter en tout cas. Un devant, qui tient les rênes, et l'autre derrière, qui s'occupe de guider la bête avec les jambes et le fouet. Il agita un fouet devant nous, fait de cuir tressé et d’une longue lanière souple. Et quand je dis fouet, je parle pas de leur claquer dessus comme des bourrins.
— Alors on s’en sert comment, si c’est pas pour taper ? demanda Mira, son timbre froid perçant le silence, son visage aussi impassible qu’une pierre. C’était la première fois qu’elle parlait depuis leur arrivée.
Sa question flottait dans l’air, coupante comme une lame. Elle ne demandait pas une réponse, elle l’exigeait. Je fus pris surpris par ce ton glacial, autoritaire et presque désinvolte.
Valdek, d’abord déconcerté par l’inflexion de sa voix, cligna des paupières puis il secoua la tête avec un rictus.
— C’est pas la douleur qui les fait bouger. C’est le son. Comme t’as pu le constater ils y sont sensibles. Tu le fais claquer près de leurs oreilles, ça les pousse à avancer. Mais fais-le bien, sinon ça les agace et ça finit mal.
J’examinai la selle de plus près. Valdek m’indiqua les points où les harnais s’accrochaient magnétiquement, une technologie qui dépassait ce que je m’attendais à trouver dans ce monde dévasté. Un mécanisme surprenant au début, presque magique, mais on avait fini par s'y accommoder à force de monter et démonter nos tentes. Je fis glisser ma main sur les sangles et les attaches, les pièces de métal s’alignèrent automatiquement sous mes doigts et se verrouillèrent.
— Et ça, c’est solide ? Assez pour résister à leur force ? demandai-je, sceptique.
— Aussi solide que toi, j’imagine, répondit-il, un sourire moqueur toujours présent sur ses lèvres. Les aimants sont là pour que ça s’ajuste vite, mais une fois en place, c’est comme un bloc de granit. T’iras nulle part sans l’auroch.
Efficace. Surtout quand on devait gérer ces monstres en plein chaos. Je hochai la tête, impressionné malgré moi. Valdek continua d’harnacher l’animal qui se laissa faire, comme s’il était habitué à cette routine, malgré son air sauvage.
Il tapota doucement son flanc.
— Bon, écoutez bien, parce qu’y a pas cent façons de monter sur ces bestiaux, et si vous vous loupez, ça va mal finir, dit-il en jetant un regard sévère à Théo. Avant de vous jeter dessus comme des sauvages, il faut comprendre une chose : vous leur devez le respect.
Il fit signe à l’Aurochs d’un claquement de doigt, qui s’approcha avec une lenteur presque royale. Ses muscles roulaient sous sa peau épaisse, chaque mouvement trahissait sa puissance. Valdek désigna une sangle attachée à la selle.
— Celle-là passe sous le ventre et se verrouille magnétiquement. Faut s’assurer qu’elle soit bien fixée, si elle lâche, la selle glisse, et vous avec.
Le cliquetis du mécanisme résonna, il tira sur l’attache pour montrer sa fermeté et poursuivit.
— Ensuite, la montée, il tira cette fois sur un bout de corde et l'étrier se déroula jusqu'à un mètre du sol. La technique la plus simple : c’est un pied ici, une main sur la selle, l’autre où tu peux. Tu te hisses doucement.
Je ne pouvais m’empêcher de guetter les réactions des nouveaux venus. Théo fronçait les sourcils, absorbé par la démonstration. L’impatience émanait de lui comme une fièvre mal contrôlée. Mira restait silencieuse, attentive, tandis que Falgrim regardait l’Auroch comme un gosse face à un nouveau jouet.
Valdek fit signe à un de ses soldats. La vétéran, pied sur l’étrier, grimpa sans effort, s’assit, vérifia les rênes et ajusta sa position. La femme désigna ensuite les points d’attache des brides, montrant comment les sangles se connectaient avec une simplicité déconcertante. Chaque pièce métallique s’ajustait comme par magie, ne laissant aucune place à l’erreur.
Valdek hocha la tête.
— Restez calmes, détendus. Ils sentent vos hésitations. Si vous devenez nerveux, eux aussi.
Je laissai échapper un rire sec. Rester calme ? Sur ces monstres ? Qu’est-ce qu’il fallait pas entendre comme conneries.
Le vieil Arban reprit :
— Quand vous grimpez à deux, celui de derrière va sur l’autre flanc et utilise les poignées à l’arrière de la selle. La clé c’est la coordination, sinon vous allez déséquilibrer la bête.
D’un mouvement aussi contrôlé qu’élégant, la femme mit pied à terre et Valdek la rejoignit. Les deux cavaliers aguerris firent alors une démonstration. Comme un seul être ils se hissèrent sur l’auroch, aucune hésitation, aucun geste superflu, la technique fut parfaitement exécutée. Elle avait sans doute été répétée un millier de fois jusqu'à devenir une seconde nature.
— Le premier tient les rênes, le second contrôle les mouvements avec ses jambes. Et n’oubliez pas le fouet. Ce n’est pas pour punir, c’est pour guider. Une claque douce à côté de leurs oreilles suffit à les faire avancer.
Valdek fendit l’air et l’auroch avança lentement.
— Mais je le répète, n’abusez pas ! il fixa Mira avant de reprendre. Pas trop fort et t’avises pas de les toucher. Si tu les agaces, ils vont t’envoyer valser. Crois-moi, c’est pas quelque chose que t’as envie de tester.
Ils déambulaient avec grâce, illustrant les explications.
— Si vous tirez dans un sens et que l’autre donne une impulsion contraire, la bête panique. Vous devez bouger ensemble, en harmonie, comme une seule personne.
L’idée même de monter sur l’un de ces monstres me faisait bouillir intérieurement. Je trépignais d’inquiétude. J’avais l’impression d’être une proie face à un prédateur.
La cavalière descendit de la créature et, à son tour, Valdek sauta au sol avec une adresse surprenante pour son âge. Il se tourna vers son auditoire puis planta un regard défiant sur chacun de nous. Il tapota le pelage de son auroch.
— Vous essayerez sur lui. Alors, qui commence ?
Le silence s’installa. Personne ne semblait vouloir faire le premier pas. Je sentais l’angoisse m’envahir, sourde et implacable. Dompter une tonne de muscles avec quelques sangles aimantées et un claquement de fouet… Simple, non ?
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