Chapitre 8 : Fractal

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 Une nuit où je n’arrivais pas à dormir j’étais sortis prendre l’air et comme à mon habitude, couverture sur les épaules, j’avais rejoint l’enclos. J’observais ces créatures majestueuses paissant tranquillement, mes yeux s’étaient arrêtés sur celle que j’avais l’habitude de monter. Une femelle au pelage noir et laineux, marbré de petite tâches blanches sur le museau. Sauvage au départ, je l’avais rapidement prise en main, ou peut-être étais-je celui qui s’était adapté à elle. J’avais sorti mon cahier, un vieux carnet, pour esquisser son portrait. Je prenais des notes depuis quelques semaines, depuis que Valdek m’avait remis ce trésor du passé. Ce livre aux pages blanches était devenu mon repère, mon exutoire. Je ne cessais de prendre des notes, j’y recençais tout ce qui me semblait intéressant, tout ce qui me passait par la tête, chaque réflexion, chaque détail de cette existence nomade, comme si cela me permettait de maintenir une forme de contrôle. J’y consignais mes pensées sur les bêtes, sur les gens, sur la Cohorte... Tout y passait.

 Perdu dans mes observations, je n’avais pas remarqué Isadora qui s’approchait, aussi furtivement qu’un félin. Ce n’était pas la première fois qu’elle venait me surprendre, et généralement nous restions silencieux, chacun à scruter les bêtes, mais cette fois-ci, il y avait quelque chose de différent dans son attitude. Elle s’appuya contre la barrière, son attention portée sur le même Aöroch que moi.

 — Elle t’écoute, on dirait. Sa voix était douce, presque nonchalante, un contraste saisissant avec sa rigidité habituelle.

 Je haussai les épaules, essayant de masquer mon étonnement.

 — Peut-être qu’elle me tolère, comme tout le monde ici.

 Un silence s’installa, mais pas le genre pesant auquel j’étais habitué avec elle. Plutôt celui qui précède une vraie conversation.

 — Tu sais, Armand, tu n’es pas aussi invisible que tu le penses. Tu crois que les autres ne te voient pas, que tu peux t’effacer derrière tes sarcasmes et ton cynisme. Elle marqua une pause, ses yeux cherchaient les miens. Mais tu es là. Tu fais des efforts. Et c’est ça qui compte. Pas les mots, pas ce que tu veux qu’on pense de toi. C’est ce que tu fais qui te définit. Tu as pris ta place ici, que tu le veuilles ou non.

 Je levai un sourcil, étonné. Ses paroles me frappèrent plus fort que je ne l’aurais cru. C’était la première fois qu’elle me disait quelque chose d’aussi proche d’un compliment. Depuis quand me voyait-elle ainsi ? Jusqu’à présent, elle m’avait toujours semblé distante, arrogante même, comme si rien ni personne n’était digne d’elle. Mais sous ce masque, je commençais à percevoir autre chose. Est-ce que je pouvais percer la carapace ? Peut-être était-elle aussi paumée que nous tous, simplement plus douée pour le cacher.

 — Et toi alors ? dis-je doucement. Tu te définis par quoi ? Par ce masque de dureté et d'arrogance ?

 Elle ne répondit pas tout de suite. Elle contempla son pendentif, longuement perdue dans ses pensées. Quand elle en sortit, sa voix n’était plus qu’un souffle.

 — Par la peur. La peur de m’effondrer si je ne le portais pas. La peur d’être… Faible, pas à la hauteur…

 Elle laissa planer un silence qui retomba entre nous, mais cette fois, il n’y avait plus d’animosité, plus de méfiance. Juste une compréhension tacite. Peut-être même une forme de respect, quelque chose de plus profond que tout ce que nous avions échangé jusqu’ici.

 — Toi aussi, tu as dû te battre pour ta place, hein ?

 Elle esquissa un sourire amer et pour la première fois, je vis une ombre de vulnérabilité passer sur son visage.

 — On se bat tous, Armand. Certains plus bruyamment que d’autres.

 Je comprenais mieux à présent. Son arrogance, sa dureté, tout cela n’était qu’une façade, un moyen de se protéger. Ce monde ne pardonnait pas la faiblesse, et elle avait appris à la dominer à sa manière.

 Durant un temps, contemplative, elle se redressa soudain, brisant ce moment de vulnérabilité avec la même détermination qui lui était propre.

 — Tu aimes prendre des notes, non ?

 J’hochais la tête un peu surpris par cette question.

 — Viens, dit-elle en désignant l’horizon d’un geste. Il y a quelque chose que tu dois voir.

 Je me levai, tapai la poussière sur mes fesses et la suivis, en silence. Et pour la première fois depuis longtemps, je ne me sentais plus aussi seul dans ce monde hostile. Nous quittâmes l’enclos, et elle me mena vers une immense colline adjacente qui surplombait le camp. Alors que nous gravissions dans un mutisme serein, seuls les bruits lointains du camp troublaient l’atmosphère. Cette nuit-là le ciel était suffisamment dégagé pour laisser filtrer la douce lueur des astres nocturnes. Signe que demain ne serait pas une journée brumeuse. L’ascension était longue et je voyais l’aube pointer le bout de son nez. Isadora marchait devant moi, droite, concentrée, d’un pas certain sur les rochers. Je l’avais toujours vue comme une énigme, mais ce soir-là, quelque chose était différent.

 Une fois arrivée au sommet, elle s’arrêta et tourna légèrement la tête.

 — Regarde, sa voix était douce, presque un murmure. Elle désignait l’armée étendue sous nous.

 Je compris pourquoi elle m’avait emmené ici. D’en haut, notre bataillon et d’autres s’étendaient à perte de vue. Des tentes alignées en cercles presque parfaits, des Aörochs calmes, des feux dans la pénombre. De là-haut, on aurait presque dit une peinture, une toile paisible et ordonnée. Une précision que je n’avais jamais vraiment remarquée jusqu’à présent.

 Elle se tourna vers moi, une mèche de cheveux flottait devant son visage. Du bout des doigts elle la plaça gracieusement derrière son oreille et m’adressa un délicat sourire que je ne pu m’empêcher de lui retourner.

 — L’organisation… Ça. C’est ce qui nous garde en vie.

 Je restais muet, j’observais l’étendue de cette armée nomade. Tout était aligné comme les pièces d’un immense jeu d’échecs.

 — Regarde bien. Chaque bataillon est espacé d’un kilomètre et demi de l’autre, mais tous sont reliés par une logique implacable, elle pointa vers le centre, où une tente plus grande se dressait, visible même à cette distance. Ça, c’est le Mingghan.

 — Le chef de milles ?

 — Oui. Le chef de secteur. Il commande dix bataillons. Et chacun de ces bataillons est disposé en cercle autour de lui, comme les rayons d’un soleil.

 Elle marqua une pause, le regard pénétrant.

 — Ils sont espacés de 500 mètres de son camp, tous placés dans un cercle parfait. Le Mingghan est au cœur, protégé, et tout autour, dans un rayon de 360 degrés, on s’organise pour défendre ce centre vital.

 Je hochai la tête en silence. L'idée était claire, mais la complexité de ce système me dépassait encore.

 — Il doit être important ce Mingghan pour être au cœur de tout ce dispositif ?

 — Tu crois pas si bien dire, leur fonction est primordiale à la survie de la Cohorte. Ils font partie de l’élite.

 Puis je songeais.

 — Quelque chose à voir avec ton surnom ? Mingghi ?

 Isadora éluda simplement ma question en poursuivant ses explications.

 — Et c’est la même chose à chaque niveau. Tiens ici c’est notre bataillon, elle désignait un des cercles en bas à l’ouest de notre position. Le Zuun, lui aussi, est au centre de ses hommes. Sa tente est toujours au cœur, entourée des dix Décades qui forment son bataillon.

 Je pensais un instant à ce foutu Zuun, son air patibulaire souligné par des dents jaunes, sa voix méprisante et ses petites mirettes dédaigneuses. Je n’avais vu cette ordure prétentieuse qu’une seule fois et pourtant le souvenir restait brûlant. Je claquais la langue sur mon palais et formulai le souhait d’avoir affaire à cet homme le moins souvent possible. Toutefois, la colère qui me gagnait s’évaporait alors que je me reconcentrais sur l’immensité qui s’étalait sous mes yeux. Ce schéma répété.

 — Une structure fractale.

 — C’est ça. À chaque échelle, tu trouves la même disposition, comme si on répétait un motif à l’infini.

 Ça, je ne pouvais le nier. Partout où je posais le regard, je voyais cette répétition. Les cercles parfaits de tentes, les chariots en formation, les enclos, même les silhouettes des soldats qui allaient et venaient semblaient suivre un rythme précis, presque hypnotique.

 — Et le reste de la Cohorte il est où ?

 — En grande partie devant j’imagine, et un peu derrière.

 J’étirais mon cou et tournais la tête dans tous les sens.

 — Tu ne les verras pas. Les secteurs sont éloignés d’au moins quatre-vingt kilomètres, parfois bien plus.

 Je levais un sourcil et elle comprit mon questionnement.

 — On fait ça pour deux raisons, ajouta-t-elle. D’abord, ça nous protège. On est assez dispersés pour ne pas épuiser les ressources et garder un minimum d’espace vital, mais jamais trop loin pour qu’on ne puisse se soutenir, ni trop peu nombreux pour qu’on ne puisse se défendre. Ensuite, ça nous évite de nous perdre dans ce foutu désert et de maintenir une chaîne de communication. On suit toujours le secteur devant nous, leurs traces, leurs signaux, leur direction, on calque leur rythme.

 Je hochai de nouveau la tête, mais en vérité, tout cela me semblait presque trop parfait. Une partie de moi restait sceptique, méfiant de cette mécanique trop bien ordonnée pour un monde aussi chaotique.

 Malgré tout, j'appréciais l’instant, cet enseignement était agréable et l’enseignante avait des allures princière. Je me laissais captiver par l’éphémérité que je contemplais, me laissant même surprendre par la curiosité. Je voulais soudainement en savoir plus sur Isadora. Cela dit, je ne souhaitais pas me montrer trop intrusif. La vulnérabilité qu’elle m’offrait m’était étrangement trop précieuse pour la bousculer.

 — Comment tu sais tout ça ? lui demandai-je d’un timbre que mes oreilles jugèrent trop cinglant.

 Une fois encore elle tripota son pendentif et sembla perplexe pour ce qui parut être une éternité. L’avais-je brusquée, ou bien vexée ?

 — Tout ça… dit-elle après un long silence, tout ça ne tient qu’à un fil. Tu le sais, n’est-ce pas ?

 Je restais muet. Bien sûr que je le savais. Ce monde était impitoyable, et la moindre erreur, le plus petit faux pas, pouvait tout faire basculer. Mais l’entendre de sa bouche… Il y avait autre chose dans ses mots. Une sorte de désillusion.

 — Et toi ? lui demandai-je finalement. Est-ce que tu crois vraiment en tout ça ? À cette… Organisation ? Ce schéma parfait, cette machine bien huilée ? J’avais voulu être cynique, mais ma voix avait trahi une curiosité sincère.

 — Croire, Armand… C’est un luxe. Un luxe que je ne peux pas me permettre. Elle soupira, détournant le regard vers les étoiles. Ce que je sais, c’est que je dois. Je dois faire ce qu’il faut pour… Survivre.

 Elle avait hésité un instant sur ce dernier mot, comme s’il n’était pas celui voulu. Je fronçais les sourcils, cherchant à comprendre ce qu’elle ne disait pas. Je relevai la tête et croisai à nouveau son regard, je n’y voyais plus l’orgueil ou la fermeté. Ce masque qu’elle portait avec tant d’assurance, il dissimulait une fragilité, une peur que je connaissais bien. Nous étions semblables, en fin de compte, chacun prisonnier de ses propres attentes, de ses propres luttes, de ses propres ténèbres.

 — Il faut y aller, il va faire jour.

 Seulement, après chaque journée, l’obscurité revient…

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