Mademoiselle Lucile reprend la main

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En ce matin du 23 décembre 2048, l’inspecteur Lechat était sur les nerfs.

Sur son bureau se trouvait un bonnet de Père Noël maculé de latérite.

Sous les fenêtres de l’inspecteur au milieu de la cour de longues racines partaient, reliant le sol aux branches majeures en un lacis dense, par endroits impénétrable. Arbre-Monde, forêt à lui seul multiple et un, le banian reliait terre et ciel, ici, là-bas, avant et après... le lieu du passage vers des univers magiques, dans la mythologie du Notanou.

Et pour passer, en ce moment, ça passait.

Avec regret, Lechat quitta la contemplation du Grand Banian.

Il recevait Steeve, salarié du spectacle dont le patron, un certain Jacques Pelot, était mieux connu sous le pseudonyme de Père Noël. Il recevait également mademoiselle Lucile, directrice émérite de l’école des Roussettes. Il se retourna au bruit de la porte qui s’ouvrait, abandonnant la cour, son banian et la clarté de la fenêtre, pour les saluer d’un air maussade.

- Je déteste être dérangé, surtout pendant les fêtes. J’ai fait trois heures dans la chaîne depuis le pic Kilebo, laissant toute seule ma petite maman sur sa propriété de Petcha en cette veille de Noël, afin d’arriver ce matin à la première heure. J’ai peu dormi. Vous pardonnerez mon état. Et puis, suis-je vraiment ici pour une raison valable ? Hier, j’étais en ville... On m’a vu paraît-il... Si un double fait mon boulot, je peux aller à la pêche. 

Steeve plongea dans la contemplation des cartons, au-dessus de l’armoire, visiblement absorbé dans sa lecture. « Affaire Wae (classé) - Gang de la rue Loti (classé) - Tapage nocturne La Licorne (années 1962 à 1998 1/2)»

— Mademoiselle Lucile, vous disiez que Jacques Pelot a été enlevé, à l’école des Roussettes ?

— On a retrouvé son bonnet. Répondit-elle, désignant du regard le bureau.

— Puis le contact GPS a été perdu, monsieur Steeve ?

— Quelque part dans les montagnes que vous appelez "la Chaîne".

— Je vois... Du travail d’amateurs. Enfin ! Merci pour les photos. Je m’en serais voulu de ne pas avoir, dans mes archives criminelles, la fête de l’école des Roussettes.

— ... où l’on voit des choses curieuses, monsieur l’inspecteur ! Dit Steeve. Après vous avoir appelé, j’ai eu du mal à dormir. J'avais mangé une barquette qui trainait au frigo, de la paëlla. J'ai pas fini... Je me suis réveillé en pleine nuit, en plein rève de grenouilles qui me sautaient sur la tête !

— Tiens ! Curieux, moi aussi je rêve de grenouilles qui sautent partout ! Intervint Lucile. Mais, dîtes-moi, votre visage m'est familier, maintenant cela me saute aux yeux...

— Pardonnez-moi, peut-on revenir à nos moutons ?

— ...comme je ne dormais pas, inspecteur, je regardais les photos. Le Père Noël, les petits élèves, les parents. Et c’est bizarre, j’ai trouvé deux-tiers de papas et un tiers de mamans.

— Les papas du Notanou sont fortement impliqués dans l’éducation de leurs enfants, monsieur Steeve.

— Je n’en doute pas. Il y a cependant un fait étrange. J'ai compté trop de moustachus. Dans la population totale, ils sont beaucoup moins.

— Vous voudriez dire...

— ... Qu’il n’y avait pas que des parents. Qu’en pensez-vous mademoiselle Lucile ?

— Eh bien, oui. Ce point m’a frappé. Je me suis dit, "Tiens ! La mode est à la moustache !" Il y avait un jeune homme en pantalon rouge et veston doré, puis un autre en chemise de flanelle blanche et col noir, pantalon mauve, un autre en veste argent, pantalon blanc, avec une barbe, mais il y avait déjà le Père Noël, alors je n’ai pas fait très attention. Ma chère maman disait...

— ... On trouve une moustache tombante pour deux moustaches en pointe !

— ... Ce que je voulais dire...

— Ha ha ! Voilà qui est fort intéressant. Reprit l’inspecteur. C’est l’occasion de tester l’intelligence artificielle dont s’est dotée notre Administration. Je sais, vous allez ricaner... Je vois bien monsieur Steeve, que vous esquissez un sourire, qui semble dire « Tiens ! Les limitations du cerveau de nos Pandores ont enfin été reconnues en Haut Lieu. Ce cerveau artificiel leur sera fort utile. En tout cas plus que le vrai ! Enfin de l’argent bien utilisé... » Et sur ce point vous auriez raison monsieur Steeve. Les résultats sont remarquables.

Lechat ronronnait. Le système H.E.N.S.I., acronyme de Highly Efficient Networking Synaptic Intelligence, était son nouveau jouet. Outre sa capacité à manier des millions de données à la picoseconde, H.E.N.S.I. était également un remarquable joueur de belote. Il inséra une clé USB contenant les photos. Une minute plus tard arriva une courte note. La mine de l’inspecteur se fit sérieuse, puis soucieuse, avant de revenir à une expression plus épanouie.

— Bien ! Mademoiselle, Monsieur, je viens de recevoir le résultat de l'analyse synaptique ! Je vous avouerais que je ne comprends pas tout... H.E.N.S.I. me joint la liste des hits musicaux des années 1970, Stayin' Alive des Bee Gees, In the Summertime du Mungo Jerry, et j'en passe, mais le reste est assez éloquent. Je vais avoir le plaisir de vous garder avec moi. Votre Père Noël, monsieur Pelot, fait l’objet d’une lutte de pouvoir sur la scène internationale. Et je ne peux rien vous dire. Secret d’Etat !

Mademoiselle Lucie regarda attentivement l’inspecteur, profitant d’un silence enfin laissé en suspens par ces deux hommes si sûrs d’eux. Elle n’avait aucun besoin de calculs, encore moins d’une quelconque intelligence artificielle.

— Il n’y a aucun secret, inspecteur. Je sais tout.

— Ne plaisantez pas mademoiselle Lucile, le sujet est grave !

— Il me suffira d’un mot, inspecteur : Antarctie.

La figure de l’inspecteur Lechat s’allongea, son regard passant de la courte note à mademoiselle Lucile, puis au bonnet sur son bureau. Décidemment, il n’y comprenait plus rien.

Il se leva en soupirant, alla de nouveau à la fenêtre, et, oubliant un instant Steeve et Lucile, s’abîma dans la contemplation des ramifications complexes, au milieu des bâtiments.

Une heure plus tard, Lucile, directrice de l’école des Roussettes, était sortie. Elle avait décidé de reprendre les choses en main.

Le vol d’un Père Noël en pleine activité scolaire, devant l’ensemble des enfants, et qui plus est de leurs parents, était un affront professionnel qu’il convenait de venger.

Mais il y avait autre chose.

Voir ce vélo s’écraser seul contre l’estrade, avait créé en elle un sentiment de vide, comme une correspondance secrète avec son âme, un retrait insoutenable, la privation d’un réel, imaginé et néanmoins possible.

Derrière ce Père Noël, elle en était sûre, se cachait un homme sensible, un homme très éloigné de tous ces mâles ordinaires bourrés de fantasmes, et qui parfois les mettaient en pratique, prêts à poursuivre nus de pauvres créatures égarées, tout aussi dévêtues qu’eux. Un temps, elle imagina Jacques dans le plus simple appareil, son bonnet de Père Noël sur la tête, poursuivant une jeune fille qui lui ressemblait. Mais elle écarta bien vite cette idée.

— Non, c’est impossible. Ce monsieur Jacques Pelot est un homme de qualité…

C’est en rêvant ainsi qu’elle cheminait dans sa petite Chevrolet de couleur verte, avec Rainette dans son bocal, sur le siège des passagers.

— Le vert, couleur de l’espoir ! Se disait-elle. Ces gens de la police ont du savoir-faire, mais… Il s’agit des Antarctes. Une question d’honneur !

Depuis l’enfance, mademoiselle Lucile vivait dans un secret d'entre-deux-mondes, celui bien réel du pays d’accueil de sa mère, à la jonction des mondes métissés du Notanou, et celui, mythique, du récit : l’Antarctie. Elle en avait entendu l’histoire racontée avec passion, avec amour elle en avait écouté les chants, les accords de guitare, les joies simples et les plaintes graves et mélancoliques. Elle sentait en elle l’appel de l’Antarctie, cette Antarctie souffrante qui aujourd’hui se rebellait pour aller vers son destin.

Prise par la nostalgie, elle mit de la musique, celle qu'écoutait sa mère, à fond la caisse dans la voiture.

My Lady d'Arbanville, why do you sleep so still ?

I'll wake you tomorrow

And you will be my fill, yes, you will be my fill

My Lady d'Arbanville, why does it grieve me so?

But your heart seems so silent.

- Ha, Cat Stevens, tout de même... ça en jette ! La la la la la, la la la la la La, la la la la la....

La voiture avançait doucement, au rythme de son petit moteur de Chevrolet.

Rainette, remontée sur le bord du bocal de verre, approuvait, gonflant ses bajoues

Lorsque l’inspecteur Lechat avait intimé l’ordre de se tenir à disposition, Lucile avait su qu’elle n’en ferait rien et que ce destin que l’Antarctie cherchait, elle aussi le prendrait en main. Trop longtemps, elle était restée là où on lui avait dit. – Vous ferez de bonnes études Mademoiselle Lucile, vous êtes brillante ! Et si son bonheur à elle, c’était de devenir coiffeuse ? Personne ne lui avait dit - Votre rêve, Mademoiselle Lucile, c’est d’être coiffeuse, réalisez-le et vous serez heureuse. Non, personne. Au lieu de cela, elle était devenue institutrice, parce qu’on avait besoin d’institutrices, puis directrice, parce qu’on avait besoin d’une directrice…

C’est ainsi, en rêvant, qu’elle poursuivait le Père Noël.

Elle ne connaissait pas exactement sa destination mais elle savait que c’était à Petcha, non loin de la tribu de Saint Gabriel, qu’elle pourrait prendre contact avec les ravisseurs de Jacques, où le signal avait été perdu. Dépassant Saint-Gabriel, s’y arrêtant néanmoins pour saluer son père, elle n'y resta qu’une petite heure, prétextant la nécessité d’aller rendre visite à une amie, de l’autre côté de l’île.

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