Les Dieux portent des tennis roses
De retour à l’appartement, une violente dispute éclata.
- Tu n'es qu'un menteur ! Et en plus tu en ramènes deux ! Deux identiques, en double exemplaire, comme si une ne suffisait pas !
- Et toi tu as bien ramené Elie, hein ? Et c'est quoi cette histoire de grand-père ?
- Mais ça n'a rien à voir, c'est mon neveu, et il a onze ans ! Les enfants sont impertinents. Ils appellent tous les vieux Grand-Père... Je ne lui ai pas demandé de sauter dans l'hélicoptère !
- Mais je n'ai rien demandé moi non plus, c'est un enlèvement, ma dulcinée ! Je n'ai pas choisi celles qui me retiennent prisonnier ! Sinon, tu penses bien, je les aurais choisies laideronnes, avec trois dents en moins et des verrues sur le nez !
Jacques Pelot était excédé. Lucile était d’une jalousie d’autant plus vive qu’elle prenait peu à peu conscience de la réalité des relations entre les Nadias et Jacques. La magie, déjà sérieusement mise à mal par l’ambiance de l’Antarctie, retombait en paillettes glacées à même le sol.
- Mais puisque je te dis que c’était avant de te connaître ! Je ne t’ai jamais trompé !
- Encore heureux ! Tu n’as pas eu le temps !
Aerwin et Elwing étaient passées sur la veranda, ravies de pouvoir quitter leurs tenues pour des vétements civils, deux jupes courtes de tennis, l'une jaune et l'autre vert-pomme, assorties de vaporeux chemisiers bleu-lavande. Elles entendaient tout, et trouvaient la situation pénible, levant les yeux au ciel.
Lucile avait l’impression de se battre contre l’univers entier. Contre l’Homme Rouge, les Elfes en jupettes, les chemisiers lavande, et enfin, hélas, celui qu’elle aimait peut-être, et qui peut-être l’aimerait, Jacques.
Elle commençait à douter de ses forces.
- J’ai tout quitté pour toi !
- Et moi j’ai tout quitté pour la seule personne vraiment déterminée à rendre ma vie insupportable. Faut avouer, c’est bête.
Jacques ne pouvait rien dire. Que voulait-il au juste ? Il n’avait pas de plan. Il improvisait.
- J’ai besoin d’elles…
- Goujat !
- J’ai besoin de toi…
- Non !
Il ne savait pas comment se sortir de ce mauvais pas.
- Je t’aime !
- Hors de ma vue !
C’en était trop. Jacques Pelot prît les clés de l’autochenille, quelques affaires, et sortit de la chambre en claquant la porte. Il démarra le véhicule. Il lui fallait prendre l’air, se changer les idées. Pourquoi pas un petit tour dans la plaine ? Au bout d’une demi-heure, il s’était calmé. Il avait pris au hasard la direction de la Base U1, pour la seule raison qu’il s’agissait de la direction opposée à celle de Lucile, droit vers l’immensité de la Plaine. La Base U1 était un petit dôme sans grand intérêt, un peu décrépit. Il y avait une autochenille devant le sas.
- Rentrons ! A l’intérieur, un vestiaire désaffecté, patères aux murs, casiers ouverts, jouxtait une seconde salle avec des douches et une piscine. Le style était celui des années 1980. Il y avait des traces d’utilisation intermittente. La piscine tenta Jacques un instant. Il y renonça. Elle était entourée de murs de glace, la buée formant des motifs cristallisés complexes sur les murs. Il soupira. Il n’arrivait même plus à philosopher, ni même à se souvenir d’un début de maxime philosophique.
- Voyons, A : Hypothèse, je me fous de tout. B : Donc, il peut tout m’arriver, c’est tout pareil. C : Conclusion, je me fous de tout. Ça tourne en rond ! Et si c’était ça, le non-agir ? Le laisser-advenir ? La pensée tourne en rond, mais la roue du destin tourne d’elle même, quoi qu’il arrive... C’est désespérant.
Il ressortait du côté des vestiaires, quand il entendit un bruit sourd, des craquements, et quelqu’un qui s’adressait à lui.
- Vous êtes désespéré ? Il ne faut pas…
Cette marque d’intérêt vaguement consolatoire émanait d’un jeune homme en costume-cravate vert pâle et tennis roses, arborant une belle moustache à fines pointes relevées, debout à l’autre bord de la piscine. Sa voix résonnait dans la pièce, mais de façon brève, comme amortie. Probablement un fonctionnaire Antarcte, égaré, comme lui. Probablement le conducteur de l’autre autochenille.
- Vous avez un beau Pays, et de bien jolies maisons !
- Oui, on le dit. Notre chaine de télévision nationale diffuse d’intéressants reportages patriotiques sur les beautés de nos régions.
- Et vous, qu’en pensez-vous ?
- Que j’ai un pays vraiment extraordinaire. Mais penser est une activité bien dangereuse par les temps qui courent, Monsieur Pelot.
Jacques fut légèrement surpris. Il connaissait son nom. Et n’avait-il pas décelé une trace d’humour ? De l’ironie ? Une liberté à peine dissimulée ? Il décida d’ignorer cette information.
- Moi, je pense en rond.
- Savez-vous que vous avez de la chance ? Vous allez distribuer des cadeaux dans tout le pays, avec notre Président.
- Oui, nous avons fait connaissance. Votre Président est un homme charmant.
- Mais c’est un homme si peu à l’écoute de lui-même, tellement occupé ! Il va s’éreinter à distribuer des cadeaux, et son peuple ne songera même pas à lui offrir quoi que ce soit. Ha, la solitude du pouvoir…
- Voyons, le Père Noël est là pour tout le monde ! Je pourrais le remercier pour son accueil. Lui faire un petit cadeau. Trois fois, rien, quelque chose de personnel. Pour marquer le coup. Montrer combien on l’aime, c’est très bon ça ! J’avais fait ça, pour le Président Directeur Général d’une multinationale, il était prévu que je lui offre une énorme peluche de Babar, le roi des éléphants, avec une petite couronne en or. Son surnom, c’était Babar. Il faut dire qu’il pesait presque le quintal et demi. C’était beaucoup d’émotion de le voir embrasser la peluche. On aurait dit qu’il avait vécu seul pendant toute sa vie, et qu’enfin, il rencontrait quelqu’un à qui causer, se confier, un alter-ego. C’était touchant.
- Il faudrait que ce soit une surprise.
- Oui, le truc, c’est que ce soit vraiment une surprise. Il faut du vécu !
- Je dois pouvoir vous trouver ça. A très bientôt Monsieur Pelot.
L’étrange fonctionnaire s’éloigna, lissant sa moustache. Machinalement, il la lissait de haut en bas. Mais il marqua un temps d’arrêt, comme sortant de sa rêverie, puis reprit son pas rapide. Il lissait, désormais, sa fine moustache vers le haut.
- Curieux, ce jeune homme ! Que faisait-il en costume vert pâle au bord de la piscine ?
Après avoir remis son masque en plexiglas et allumé son convecteur ambiant, Jacques continua se promenade solitaire, à l’extérieur, dans les immenses jardins de glace de la Résidence. La technologie antarcte était extraordinaire d’ingénieuse simplicité. Mais il commençait tout de même à avoir un peu froid, malgré sa combinaison intégrale. Il pensa aux serres extraordinaires qui se trouvaient dans les sous-sols de l’Antarctie, ces ambiances douces à l’hygrométrie contrôlée, à toutes ces plantes diverses dont toutes se mangeaient, lui avait-on dit. Et puis, il avait faim.
- Bon, je vais remonter… Il reprit la route du massif volcanique, dont il voyait nettement la forme se découper sur l’horizon.
Une fois entré dans l’appartement, en arrivant devant la porte intérieure du sas thermique, il entendit des rires. Il enleva son masque, ouvrit la seconde porte et mit la tête dans l’embrasure. Lucile et les Nadias s’étaient préparées un thé. Aerwin racontait une histoire, et elles étaient écroulées de rire, comme toutes les meilleures copines du monde. Le regard de Lucile croisa celui de Jacques, dont on ne voyait que la tête en travers. Ils se sourirent, et le temps, au Pays des Neiges, se fit plus doux.
Jacques se demanda s’il n’avait pas rêvé cette apparition, dans le sous-sol. Il se dit que peut-être, les Dieux portaient des tennis roses.
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