Grenouillette
L’école primaire des Roussettes était la fierté du Notanou, une des Sept Merveilles du Pays. On a pu voir des inspecteurs sortir par le porche en pleurant de bonheur, après avoir vérifié le bon ordonnancement des cours, la spontanéité des élèves, la joie communicative d’apprendre et d’enseigner. On observait la concentration des tous petits sur de petites choses, jugées par eux admirables et dignes d’attention. On sentait l’esprit se construire, parmi les beaux sourires et les yeux rieurs des garçons et des filles. Cette belle institution avait un secret. Non pas un secret sombre, honteux et caché, mais un secret qui serait plutôt comme celui d’une bonne recette de cuisine, quelque chose que tout le monde pouvait apprécier, mais qui provoquait l’étonnement.
- Mais comment font-ils ? Telle était la conclusion de beaucoup. Pourtant il aurait mieux valu dire, - Mais comment fait-elle ? Car l’auteur de ce miracle n’était autre qu’une demoiselle, Mademoiselle Lucile, directrice,
— alors, cette grenouillette, elle est comment, elle est bien ?
De façon peu commune pour une directrice, Mademoiselle Lucile, inquiête, venait de poser cette question la voix faible et le regard fuyant, comme si elle s'attendait à être prise en faute. Elle avait rendez-vous avec une vieille femme qui faisait l'élevage des rainettes à Goathim, un village reculé du nord de l'île, perdu au bord de mangroves qui avançaient, loin dans les terres, leurs eaux saumâtres. Un lieu idéal pour la pêche aux crabes, et certainement aussi pour l'élevage clandestin des grenouillettes.
— Et le môt de passe, ma belle, t'as pas déjà oublié ?
Ha oui ! Heu... Elle voulait un mot de passe, c'était bien étrange.
— Carabosse ?
— C'est râté ma belle... J'te donne encore une chance...
— Ha, zut... Cabosse ?
— Ben t'as d'la chance que t'as une belle gueule, ma petite. T'es la fille de Martine, à Saint-Gabriel ?
— Oui, mais ce n'est pas elle qui m'envoie, vous savez comment elle est...
— Ho ! Je la connais bien, la Martine. C'est une intellectuelle, ta petite maman. T'as bien fait de venir me voir. Tu vas voir. Ta grenouille va rétablir les équilibres.
— Ha ! Mais j'ai un très bon équilibre, une vie très saine...
— Nân ! C'est pas de ça que j'te cause. T'es là, toute gentille, à me demander une grenouille pour voir le futur. Mais sais-tu vraiment ce que tu me demandes, ma belle ? Tu me demandes de voir dans les mondes secrets, et ça, c'est pas comme ça que ça fonctionne. Alors écoute bien. Ta grenouille, elle va rien te dire. C'est une grenouille. Mais si t'es bien attentive, tu vas bien écouter ta questiân, et pî tu vas bien la r'garder ta rainette, c'est importânt. Et pî tu vas trouver ta réponse. Tu m'entends ?
— Je crois que oui...
— Bâ... Ça fera 20.000 francs, parce que c'est toi. Tu seras pas déçue, c'est que de la qualité. Le bocal, c'est cadeau, ma belle !
— Ho, merci !
— Et pî un casse-croûte, pour la route !
— C'est bien gentil, mais ça ira. Ce midi, je déjeune à Makitou.
— Mais nân, ma jolie. C'est pour elle...T'as voulu ta grenouille, ben maintenant, faudra assumer !
La vieille femme alla ouvrir la porte. Dehors, un vol de perruches passait d'un bosquet à un autre, jacassant au dessus des bananiers.
— Au revoir, ma belle !
Maintenant, il lui fallait rentrer à Notanou. A bientôt 35 ans, elle sentait que son compteur personnel commençait à tourner plus vite qu'elle n'aurait voulu. Elle avait beaucoup de questions à poser à rainette. Et puis, elle avait encore beaucoup de travail pour organiser le Noël de ses chers petits, à l'Ecole des Roussettes.
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