Le Premier Homme
Sur la grande table en bois, le Père avait posé deux bols, une boîte de Nescafé, du lait en poudre et du sucre. Il amena la bouilloire fumante, fit couler l'eau. Une ou deux minutes passèrent lentement.
— Tu tombes bien, Lucile. Je suis allé voir les Ancêtres dans la montagne. Ils m'ont parlé de toi. Ils sont inquiets. C'est pas bon de rester seule, hein ? Il te faut quelqu'un à qui confier tes peines.
Pouvait-elle parler de Rainette ? Du Père Noël ? Ce n'était pas judicieux. Elle regarda par la fenêtre.
— Je vais te raconter une histoire, Lucile.
— Celle du Masque ? Je suis trop grande...
— Non. Celle-là appartient à ta mère. Je vais t'en dire une que tu ne connais pas. Alors écoute.
Dans une montagne du Notanou, un grand-père accompagné de tous ses Vieux marche vers le sommet. Il est accompagné de son petit-fils. Tout deux marchent vers les Vieux, parce que le malheur est arrivé dans la vallée. En marchant, il raconte une histoire. - Tu vois cette montagne ? Là-haut est né le Premier Homme.
La lune, c’est le crâne d’un Ancêtre.
En effleurant le crâne, le pic de la montagne lui a arraché sa dernière dent. De la dent tombée est né un lézard. Le lézard vit dans un trou, dans le rocher. Puis un jour le lézard perd sa peau. Ne me demande pas pourquoi ! Il devient un homme. Alors, l’homme descend dans les vallées, il cultive la terre, il engendre d'autres hommes. Par lui est arrivé ce qui est bien, ce qui est mal.
— Mais en lui vit l’Homme-lézard ?
— Oui ! Comme il a laissé sa peau, il est nu, le malheur cherche son odeur sans qu'il puisse s'en protéger. Alors l'homme fabrique un Masque.
"Le grand-père fabriqua un grand masque, il le portait en signe de deuil. Personne ne pouvait le voir, ceux qui le regardaient. C'est le Masque qui absorbait le malheur. C'est lui que le grand-père monte là-haut maintenant, comme une chose lourde." Le petit-fils regarde, côte à côte, les crânes des vieux et le masque.
Maintenant, tout est là, à sa place.
— Ha ! Tu vois ? Il y a dans cette histoire un Masque, comme dans celle de maman.
— Oui. Mais cette histoire appartient à mon clan. Et c'est maintenant la tienne.
Lucile avait repris la voiture. Son père avait tenu à lui donner une poule pour son amie de-l'autre-côté-de-l'île. Elle pendait, égorgée, attachée au rétroviseur.
— Voilà bien ma vie... Une poule morte et Rainette !
Avec tout ça, elle s'était mise en retard. Lorsqu’elle sortit de sa rêverie, la nuit allait tomber. Loin de sa vie bien réglée des Roussettes, entre son appartement et l’école, elle avait surestimé les capacités de sa petite voiture, et, surtout, oublié de faire le plein…
— Il fait bientôt nuit, je n’ai presque plus d’essence. S’il y avait une station service, à Petcha, ça se saurait…
Après quelques kilomètres, elle dût constater l’évidence. Elle n’était nulle part. Il faisait nuit. Son réservoir était vide. Elle s’assit au bord de la route.
— Bah ! Une nuit au grand air n’a jamais fait de mal à personne ! Quelqu’un passera !
Mais seul le temps passait et personne ne venait. Elle vit là le reflet de sa vie. Pour elle, seul le temps passait et personne ne venait. Elle eut envie de pleurer. Mais elle était fière. Elle ne pleura pas.
— Ce serait parfait, si je n’avais pas si faim. L'idée de croquer dans une poule crue ne la tentait pas. Pas encore. - J’ai soif, il n’y a pas d’eau. Peut-être tout en bas, le creek dans le ravin…
Elle captura un papillon pour le donner à Rainette.
Lucie commençait à s’inquiéter. Elle avait vu entre les arbres une lumière et repensait aux Dames Blanches, aux fantômes, que certains voyaient en bord de route. Les Esprits provoquaient parfois à Saint-Gabriel des accidents mortels. Elle croyait les entendre.
Ils riaient fort.
Elle prit sa torche, commença à marcher, faisant crisser les cailloux sous ses pas. – Je ne vais pas m’approcher tout de suite, qui sait comment sont ces gens ? Elle éteignit la lampe, arrivant à proximité d’un campement qui se trouvait au dessus de la route dans un bosquet de pins que l’on rejoignait après quelques mètres de piste. Elle s’approcha, les voix devenaient distinctes. Elles étaient comme une musique, et les intonations lui furent immédiatement agréables. – Se pourrait-il ?... Elle s’approcha et reconnut la moustache, les habits traditionnels des Austraux, pantalons à carreaux et pattes d'éléphants, chemises légères en flanelle, blousons, vestons, larges ceinturons dorés, cuivrés, argentés ! Moustaches, larges rouflaquettes, chevelures flamboyantes ! Oui, il s’agissait d’Antarctes, d’Australs plus précisemment ! Elle eu un bref instant d'intense émotion. Mon dieu, était-ce possible, ici à Petcha ?
— Qui va là ? Le blouson de cuir du « Harley Moustache Club » s’était retourné, parlant français à nouveau, inquiet. Auréolée de papillons blancs, un petit bout de femme sortit de la forêt, rejoignant le cercle de lumière,
— Nie fro, estin… Austral.
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