LE PORTAIL
Aël gémit. Ses grands yeux émeraude imploraient Silas.
- Le faut-il vraiment ? Supplia-t-elle.
Il caressa les courts cheveux blonds bouclés de l’enfant et un pauvre sourire trembla sur ses lèvres lorsqu’il répondit.
- Il le faut.
De fines larmes bleues s'écoulèrent des yeux d’Aël.
- N'y a-t-il vraiment aucune solution ?
Le jeune elfe détourna le regard pour ne pas l'affronter et la pressa gentiment. La petite résista.
- Je t'en prie ! Ce n'est pas possible ! Il y a...
Une once de colère glissa sur les traits fins de l’être aux oreilles pointues.
- Il y en a tant qui nous ont abandonnés ! Qui nous ont reniés.
- Mais il y en a encore qui...
- Notre place n'est plus ici. La coupa-t-il plus doucement.
Autour d'eux la forêt se faisait plus sombre, semblant les inviter au départ.
- Allons ! reprit Silas. Il ne reste plus grand monde.
Une Licorne passa près d'eux et leur lança un regard chargé de tristesse, puis se ravisant revint sur ses pas et les rejoignit. Aël se détacha de son frère et courut entourer un jeune chêne de ses bras frêles.
- On ne peut pas les abandonner ! Ils mourront sans nous !
Silas la rejoignit et posant une main sur son épaule, s'agenouilla pour lui murmurer à l’oreille.
- Ils sont déjà morts.
Ses longs cheveux dorés frôlèrent le visage de l'enfant, diffusant une odeur fraîche et végétale.
- Regarde...
Il détacha un morceau d'écorce et le lui présenta. Sous ses doigts le bois s'effrita.
- Mais...
- C'est partout pareil ! Intervint la Licorne qui s'était rapprochée. Sa robe blanche, perlée de sueur était agitée de tremblements.
Derrière eux sur le chemin, un lutin qui les regardait, s'effondra, fut relevé par ses semblables et se remit à courir.
Aël serra l'arbre et une aura les enveloppèrent. Silas l'en détacha et le halo doré disparut. Elle le dévisagea les yeux embués de larmes, les lèvres tremblotantes.
- Tu perds ton temps, murmura-t-il de sa voix douce, le mal est en eux. Tu pourrais prolonger leur vie d'un mois, d'un an peut-être, mais regardes ses racines. Elles sont totalement pourries.
Il ferma les yeux pour retenir ses larmes et entre ses dents serrées ajouta d'une voix sèche.
- Ne vois-tu donc pas que la terre est devenue aride ? Que les animaux dépérissent? Que les étoiles ne sont presque plus visibles ? Que même les pierres se meurent ?
Aël lâcha le jeune chêne et se serrant contre son frère se mit à verser de chaudes larmes.
- Pourquoi ? Sanglotait-elle. Pourquoi ?
- Parce qu'ils ont d'autres préoccupations. Notre époque est révolue. Aujourd'hui, rien ne les intéresse plus que la violence, le pouvoir et leur propre profit.
- Mais les enf...
Silas secoua la tête et posa un doigt sur ses lèvres.
- Ils sont leur réplique. Elevés près d'eux, ils sont corrompus dès leur plus jeune âge.
- Alors il faut...
- Il faut partir. Coupa la Licorne en grattant furieusement le sol de ses sabots, découvrant une terre noire, des déchets, du plastique et des pierres ternes qui s'effritaient pour devenir poussière. Une odeur de décomposition envahissait l'air dominant de temps à autre celui de l'air pollué.
- Ils nous oublieront vite ? demanda la petite d'une voix brisée.
Silas se releva, serra les poings et se détournant une fois de plus, plongea son regard dans l'eau glauque et saumâtre qui composait l'étang. Cet étang qui un siècle auparavant était aussi limpide que le cristal de roche et qui trônait parmi une forêt verdoyante et giboyeuse où toutes sortes d'animaux s'égayaient.
L'elfe lui prit la main et murmura.
- C'est déjà fait.
Alors d'un pas pressé, ils rejoignirent les fées, les lutins, les gnomes, les farfadets, les dryades, le sphinx et les griffons, les centaures, les dragons et tous leurs autres compagnons.
Devant eux, une surface verticale de six mètres sur trois chatoyait de couleurs claires. Invitait à la rejoindre. Des feux follets multicolores semblaient la parcourir produisant un ballet féerique.
Aël s'arrêta.
- Qu'il y a-t-il derrière ?
Sa voix contrôlée ne trahissait plus aucune émotion et c'est de cette même voix sans timbre que Silas répondit.
- Un autre monde. Un autre espoir.
- Pour nous, mais pour eux !
S'agenouillant, il se plaça face à elle et posa ses mains sur les frêles épaules.
- Tu dois cesser de te torturer et les oublier. Il serra les dents et ajouta. Tout comme ils nous ont oubliés. Leurs frères se pressaient autour d'eux, poursuivant leur marche, tel un fleuve contourne un rocher qui se trouverait au milieu de son lit.
La Licorne franchit le portail et dans un jaillissement d'étincelles bleues, disparut, suivit de lutins, et d'un griffon. Silas essuya de ses doigts les larmes de l'enfant et lui caressant la joue ajouta d'un pâle sourire.
- Nous n'y pouvons rien. Nous n'avons plus notre place.
Il se releva et ils furent bientôt noyés parmi leurs congénères.
Les étoiles diffusaient une blême clarté salie par la couche de poussière jaunâtre qui entourait la Terre.
Lorsque le dernier d'entre eux, un vénérable dragon d'or eu franchi le portail après s'être assuré qu'il ne laissait personne derrière lui, l’ouverture se referma telle une cicatrice, et la forêt retrouva sa sombre solitude silencieuse.
Un vent glacial chassa quelques feuilles annonçant la venue de l'hiver et de la mort.
Rappelez-vous.
Ce fut le soir où tous les rêves se sont dissipés. Où les êtres féeriques ont été chassés. Ce fut le soir où les contes furent oubliés et où l'enfance perdit à tout jamais sa pureté.
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