Larmes de destructions massives

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Chaleur lourde. Ombrageuse. Ils sont seuls, tous les deux, face à face, au cœur d’une jungle, une espèce d’enfer sauvage planté quelque part au fin-fond du monde. Peut-être s’agit-il de l’Amazonie, en tout cas un endroit sur terre assez approchant. Les arbres sont denses, extrêmement feuillus, et dans cet espace immensément clôt règne une humidité digne d’un four à vapeur. Ici tout vibre. Du sol spongieux et grouillant d’animaux rampants, à la canopée redoutablement bruissante.

L’homme est immobile, campé bien droit sur ses deux pieds. Les mouvements autour de lui, qu’il entend plus qu’il ne voit, l’emplissent jusqu’au fond des tripes de la certitude d’être entouré d’animaux plus dangereux les uns que les autres. Peut-être même plus encore que celui qu’il tient maintenant en joue, tout en resserrant instinctivement l’acier de son fusil contre sa propre chair.

L’animal en face adopte une position défensive similaire, car jusqu’à présent son instinct ne l’avait encore jamais trompé. Il connait parfaitement sa jungle et tout ce qui l’habite, toute la cartographie est soigneusement imprimée dans son crâne. Tout a été patiemment répertorié, dans le moindre détail, au gré de ses déplacements, tout au long de son existence. Et là, maintenant, à cet instant précis de sa vie de prédateur, il sait parfaitement qu’il fait face à ce qu’il a trouvé de plus dangereux jusqu’ici. Ça se voit dans les yeux en face de lui, qu’il fixe sans courber l’échine. Il distingue d’instinct une sorte de fureur tenue de force, qui attend patiemment le bon moment pour exploser.

Pour l’instant il reste immobile, dans une posture ramassée. Pas un poil ne bouge. Il montre juste les crocs, en laissant échapper de sa puissante mâchoire un grondement sourd, guttural, capable de glacer le sang de tout ce qui pourrait se sentir piégé dans la peau d’une proie. Il a ses quatre pattes bien plantées dans la terre, toutes griffes dehors.

Le premier hésite à tirer, le second hésite à bondir. Pour l’instant ils se regardent. Ils se jaugent, dans cette fraction de seconde où se tapit déjà l’ombre de l’éternité. Ils s’observent, en miroir, comme s’ils étaient chacun une partie, un éclat du reflet de l’autre. L’un des deux, le plus sauvage certainement, arrachera une vie de plus à cette terre assoiffée de sang. J’ai bien une petite idée de qui est le mieux placé des deux, mais je ne suis pas sûr de vouloir assister à sa démonstration de force. Sans bouger, je clique sur un des boutons du boitier serré entre mes mains, n’importe lequel, peu importe, en fait ça n’a pas de réelle importance…

Ecran noir. Court. Qui s’empli de rires longs…

Lorsque l’image arrive, j’aperçois une foule bruyante qui se meut au rythme d’une musique facile. Au centre, un homme en costume, avec un micro dans une main, fait de grands gestes avec son autre bras. Il explique à une foule en délire les règles d’un jeu idiot où l’argent semble rester roi. Sous ses incantations lancinantes, les gens ordinaires – qui, en fait, rêvent tous d’extraordinaire –, se transforment en ces espèces de singes automates qu’on trouve exposés dans les vitrines à bas coût, et qui claquent des cymbales tout en marchant au pas. L’homme qui tient le micro finit par choisir dans la foule conquise deux candidats. Deux individus pris au hasard, ou tout au moins parmi les plus dociles. Et il a du flair pour ça. On peut le croire. Avec les années de pratique, il les sent à des kilomètres à la ronde.

Après un bref interrogatoire – nom, prénoms, âge, passions de vie, anecdotes rigolotes et j’en passe –  il leur tend une combinaison qui, une fois endossée, semble se gonfler à l’hélium, ou tout autre fluide neutre et gazeux. Le fait est qu’on ne perçoit maintenant de ces deux hommes-clowns que deux bons gros ballons, deux caricatures de bibendums. On ne voit plus leurs jambes ni leurs bras, ni même leurs têtes qui, sans doute, doit rester la principale partie du corps à protéger. L’animateur, après un discours superlatif qui finit de mettre la foule en liesse, applique une pichenette sur chacun d’eux et les deux ballons se mettent à rouler le long d’un tracé légèrement pentu. Enfermés dans cette gangue d’air et de plastiques, les candidats doivent maintenant se battre l’un contre l’autre, et maitriser au mieux leur trajectoire. In fine, seul le premier qui arrivera au bon endroit sera noble et enrichi de quelques petits billets. L’autre sera inondé de cadeaux-surprises, de regards compatissants, et de rires moqueurs s’élevant de la foule. Je ne comprends pas qui cela amuse vraiment. Et à vrai dire je m’en contre fous. Je clique de nouveau sur un bouton de mon boitier magique. Je laisse le choix de mon programme entre les griffes du hasard...

Ecran noir. Froid. S’ensuit des cris glaçants.

L’image semble figée sur une plaque de sang qui parait plus rouge que d’habitude. Puis l’angle change et fixe le chaos. On voit en arrière-plan une mère qui crie. Je suppose qu’il s’agit d’une mère car son visage montre la souffrance d’un amour perdu. Un amour maternel. Des gens, noirs, courent de partout. On distingue des visages effarés, mêlés à des bruits de mitraillettes et mille autres ustensiles de mort. Des enfants tombent. Des enfants meurent. Des femmes aussi tombent. Et meurent. Dans cet enfer humain je vois des hommes courir après leur destin alors qu’à côté d’eux, juste à côté, d’autres s’effondrent, foudroyés par leur destin. Aucune logique autre que celles qui régissent le chaos. Celui qui tombe peut tout aussi bien être le frère, le père ou même le fils de celui qui reste debout. Ou un parfait étranger. Cela semble n’avoir aucune importance pour personne, car tout le monde continue de courir. Comme si la cause qui unissait tous ces fous suffisait seule à justifier le massacre. Une cause qui me dépasse, et dépasse certainement le reste du monde.

En tout cas, cette cause incertaine est farouchement défendue par une chair terriblement faible, car elle résiste assez mal à cette fureur d’acier qui se vomit des armes. La fine peau se déchire, puis dégouline au sol dans une pate rougeâtre. Ce qu’on voit pour l’instant, c’est qu’une fois l’emballage enlevé, éclaté, grand ouvert sur l’intérieur de l’être, c’est que tout le monde reste de la même couleur. Ce qu’ils ne voient pas, ces guerriers à l’âme blessée, c’est qu’une foi la bêtise qui les active aujourd’hui sera envolée, évaporée, ils comprendront alors que tout le monde appartient à la même espèce. Entre ces deux consciences, entre l’avant et l’après, il n’y a que du temps perdu. Des souffrances inutiles. Du moins, pour ceux qui restent.

Soudain la caméra bouge, comme bousculée. Pendant un instant les images sont floues, et je me dis que le reporter est certainement touché.

Victime collatérale.

Ça arrive.

Assis dans mon fauteuil je ressens un instant tout le poids de la douleur, comme si elle devenait subitement solide. En fait je comprends vite que le journaliste a simplement trébuché. D’ailleurs il se reprend assez vite en jurant : « Putain merde, fait chier, quel fichu merdier », et on sent la peur filtrer entre le grésillement du micro et le timbre de sa voix. Puis il s’agenouille en cherchant un coin à l’abri, afin de continuer son travail dans des conditions moins hostiles. Sa respiration est rapide, saccadée. Je ne sais pas pourquoi, par quelle association d’idées perverses, mais devant ces images qui dépassent l’entendement, je me demande soudain quelle quantité de pop-corn et de Coca-Cola[1] est ingurgitée en ce moment même par des spectateurs apathiques. Le contraste est saisissant, d’un côté le gouffre de la violence, alimenté de sang et de souffrances, de l’autre le gouffre de l’indifférence, alimenté de cholestérol et d’égoïsme. Deux mondes parallèles qui n’ont aucune chance de se croiser, et qui fondent néanmoins notre monde. Du coup je ne comprends pas en quoi la mission que ce reporter s’est vissé dans le crâne – cette tentative de trait d’union entre ce qui restera à jamais inconciliable –, est véritablement utile. A vrai dire je ne sais plus ce qui est vraiment utile…

Allez : je m’accorde encore une petite chance. Encore un petit clic contre cette grosse claque. Un simple changement de fréquence permet de changer de monde…Magie triste des temps modernes.

Ecran noir. Magnétique. Un brin bruyant.

On aperçoit un hélicoptère, petit point perdu dans un ciel bleu. Il hache le vent dans un vacarme étourdissant. Une fois à bord, par un zoom caméra savant suivi d’un habile post-montage, on se retrouve comme installé derrière le pilote. On distingue, vu de haut, de la mousse verte en abondance. En fait il s’agit d’arbres. Une canopée impressionnante s’étale à perte de vue. Et la jungle est tellement immense vue du ciel que ça donne quelque chose de réconfortant. Quelque chose de doux, de soyeux. Un peu comme le souvenir lointain de la peau de sa mère. Une cascade surgit au détour d’un virage serré. Une cascade, blanche, presque immobile et silencieuse. Une voix qui grésille à travers les pales du rotor raconte à quel point notre planète est belle. Magnifique. Et aussi à quel point elle est en souffrance. Thermomètre qui devient fou. Espèces qui fondent comme neige au soleil. Trous dans le joli ciel bleu… Je sais que les êtres doués de déraison qu’elle porte souffrent aussi, par contre je ne suis pas sûr que leurs âmes soient tout aussi belles.

Je repense subitement au duel de tout à l’heure. A ces deux animaux sauvages se faisant face, juste séparés, en fait, par l’agencement différent d’une petite poignée de chromosomes. Quelle a été l’issue de leur rencontre ? Je me dis que si le tigre a tiré son épingle du jeu, il n’aura gagné qu’une faible victoire. Un court avantage, qu’il perdra très rapidement. Il ne sait pas qu’à terme, l’animal dans lequel il a plongé ses crocs – ou, tout au moins, l’espèce à laquelle il appartient – gagne toujours. Héros de Darwin, il aura défié avec succès toutes les épreuves que l’éternité aura soumis à sa puissance cérébrale. Toutes. Rien ne lui aura résisté, pour le malheur de tout ce qui l’aura approché. Jusqu’à aujourd’hui ou, devenu ivre de folie, ivre de puissance, ce monstre de Darwin s’apprête à se dévorer lui-même, diffusant sans retenue et sur des milliards d’écrans LED incurvés, bords fins et carrés, ses images névrotiques en ultra hautes définitions – et technologie 3D passive pour les mieux équipés.

J’hésite à éteindre la télévision. Ce serait plus sage, je le sais bien. Pas bon pour moi. Pas bon pour mes tendances misanthropes. Et puis je sais parfaitement que je ne trouverai rien de plus en continuant ainsi, à basculer d’une chaine à l’autre. D’une haine à l’autre. Rien de mieux qu’un patchwork absurde qui expose, dans une fascination morbide, une absence cruelle de sens. Pourtant quelque chose me pousse à continuer. Impossible de comprendre d’où peut me venir cette fièvre...

Ecran noir. Dense. D’une profondeur presque abyssale.

Puis une fumée épaisse sort d’une porte grande ouverte. Devant, des gens sont allongés sur le sol. Ils ne bougent plus et l’angle de certains membres, ou parfois leur distance au corps, me glacent le sang. Les vivants, comme éjectés par l’ouverture béante, trébuchent sur les corps, ils les piétinent dans des cris de panique indescriptibles. C’est terrible. C’est inhumain. Comme tout ce que je viens de voir jusqu’à présent mais maintenant, du moins de ce que j’ai cru comprendre, ça se passe en bas de chez moi. Ou presque. Un filet en bas de mon écran, s’incrustant en surbrillance sur ces images chocs, évoque un attentat. L’info est encore diffusée au conditionnel, entre deux prévisions météo et l’indice du cac 40 qui, fait rassurant, n’a pas encore sursauté. Je ne comprends pas bien les images qui défilent. À vrai dire, je ne comprends pas mieux les mots qui s’affichent en sales caractères. Et puis le pire, c’est que je ne veux pas comprendre. Après tout, d’autres gens sont payés pour ça. D’autres gens vont bientôt donner un sens à l’absurde, il suffit d’attendre, ils finiront bien par tout expliquer. Le contexte géopolitique et les axes sur lesquels il tourne. Heureusement qu’ils sont là, nos experts sortis de leurs placards pour l’occasion, car nos vies populaires sont bien trop petites pour intégrer ce genre de chose. Les tenants, les aboutissants… Tout cela est bien trop complexe pour nos cerveaux élevés en batterie.

J’apprends par un commentaire froid qu’une bombe, ou tout au moins un objet explosif, aurait sauté à l’intérieur du bâtiment. Et qu’il y aurait une cinquantaine de morts à l’intérieur. Environ. Et au moins autant de blessés. Car il s’agit d’un bilan provisoire. C’est ce que dit un journaliste, tout en tenant une oreillette plantée dans son oreille gauche. L’arrière-plan est toujours encombré de fumée et de lumières bleues clignotantes. Il répète l’information une bonne dizaine de fois puis, lorsque les mots sont définitivement usés, bien essorés, et qu’il ne sait plus quoi en extraire d’autre, il rend l’antenne en confirmant qu’il nous tiendra informé tout au long de la journée, au fil des éléments qui, comme les survivants, vivront un long moment au goutte à goutte…

Je reste abasourdi, comme anesthésié par ce que je viens de voir. La télécommande reste pendue dans ma main et je dois avoir l’œil un peu vitreux. Je m’imagine, m’observant de l’extérieur. L’image qui me vient ne me plait pas du tout. Je devrais hurler, taper dans tous les sens, chacun des atomes qui me compose devrait être chargé de colère, d’indignation, de révolte,  mais je ne bouge pas. En fait, j’ai mal à mon égoïsme. Je ne supporte plus cette incapacité crasse que je partage avec une bonne partie de mes contemporains, cette impuissance cruelle à ne pouvoir être autre chose que moi-même.

Un dernier flash traverse le mur dressé entre la fureur du monde et moi : l’attentat vient d’être revendiqué. Il a été commis par des fous, au nom de leur dieu.

Dieu c’est quoi. Un type à la tête d’une boucherie, visiblement. Ou bien s’agit-il d’un concept. Enfin : peut-être. Une invention certainement. Mis au point un jour par un être habité de conscience. Un être habité d’une solitude pleine de fureur. Il l’a inventé comme un père, auprès duquel il pourrait justifier  sa violence. Légitimer son désir de destruction. Dieu, c’est la première arme de destruction massive de cette espèce qui s’apprêtait déjà à envahir le monde. Une arme parfaite pour qui la conscience reste un fardeau. Quelque chose d’encombrant, une verrue, une épine mal placée qui se rappelle à chaque pas. Une malédiction, au bas mot, mais en tout cas quelque chose d’impossible à assumer seul, enfermé dans son petit espace charnel.

Cette fois j’éteins la télé. Nulle envie d’entendre le brouhaha de tous ces experts qui se frottent déjà les mains en coulisse…

Le calme revenu j’entends tout à coup, venant de dehors, un petit oiseau chanter. L’inconscient… Je ne sais pas pourquoi, mais ce petit être tout frêle posé juste là, derrière ma fenêtre, s’égosillant, le bec levé vers nulle part, me donne subitement l’envie de pleurer…




[1] Coca Cola est une marque déposée. Son slogan phare depuis janvier 2016 : « Coca-Cola : savoure l’instant ! »

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