Prologue : Malédiction
Le nouveau roi entra dans la roseraie tandis que l'aube se levait, embrasant le palais de Westminster de ses feux. Le tout jeune homme était beau et fier dans ses habits d’apparats et se croyait invincible, investi par la grandeur d'un titre dont sa tête venait d'être ceinte quelques heures auparavant. Les paons saluaient son arrivée par leur cri étrange « Léon! Léon ! ». Et il s'en amusait, se moquant d'eux à gorge déployée, un verre de vin épicé à la main.
Goûtant à une solitude dont il n'était pas coutumier, le souverain s'arrêta parmi les roses afin de les contempler. Leur fragrance entêtante lui monta à la tête : il crut discerner, là, dans la brume, une silhouette humaine. Mais cette vision fugace s'estompa. Il posa sa coupe, s’apercevant de son propre abus de boisson.
Les jardins étaient alimentés par l'eau de la Tamise et resplendissaient, parés de gouttelettes étincelantes. Le cœur du roi s'enorgueillit en songeant que tout ceci lui appartenait et qu'il était le maître en ces lieux. Roi. Jamais, même dans ses songes les plus doux, il ne s'était imaginé sur le trône d'Angleterre. Pourtant, la mort de son frère aîné, Arthur, l'avait frappé du sceau de la fatalité. Et ce fut vers lui que l'on se tourna quand son père rendit son dernier soupir.
— Mère…
Elle avait rejoint son époux dans l'au-delà peu de temps après, laissant l'héritier seul et inconsolable. Et tandis que l'alcool le faisait sombrer dans la mélancolie, une voix perça le rideau vaporeux qui enveloppait l'adolescent :
— Oh ! elle continue de veiller sur toi, sois-en certain jeune monarque.
— Q-qui va là ?! s'écria le garçon, le cœur au bord des lèvres.
La forme indécise de tout à l'heure se détacha du brouillard pour se préciser : une vieille femme, boiteuse et voûtée, s'avança. Dans ses mains, une pierre toute lisse et sombr vibrait.
— Baisse-toi, que je puisse te couronner.
— Que nous chantez-vous là, vieille sorcière ? Nous le sommes déjà ! s'insurgeait-il en faisant un pas menaçant vers cette étrangère.
Alors il sentit s'abattre sur lui une force telle qu'il dut poser un genou à terre. Rouge de confusion, son regard courroucé chercha celui de l'impudente. Le jeune homme fut surpris de voir ce visage constellé de rides sinueuses, devenir de plus en plus lisse, de plus en plus jeune, de plus en plus beau. La métamorphose ne dura qu'un instant, mais lui en fut profondément chamboulé, si bien qu'il eut l'impression qu'une éternité venait de s'écouler.
Une femme magnifique, aux longs cheveux d'un blanc nacré, aux yeux d'améthyste, se tenait devant lui, un fin sourire ourlant ses lèvres.
— N'écarte pas les présents que je te fais, ils seront tes seuls trésors dans ta vie. Car, vois-tu… sa voix n'était plus qu'un souffle à son oreille : … tu es maudit.
— Nous le savons.
La disparition de son frère, puis de son père et de sa mère l'avait profondément marqué. Si bien que l'annonce de cette mystérieuse personne ne le troublât pas plus que cela.
— Tu te trompes, je ne parlais pas de tes pertes passées ni même futures. Tous les hommes portent sur eux l'ombre de la mort. Non, ta malédiction est toute autre, elle m'a été commandée il y a de cela des années. Au temps de la guerre opposant les Deux Roses ; une vengeance susurrée par deux de mes filles. La Reine et la Princesse blanches.
Il gardait le silence, perdu et grave.
— Mais de quelle malédiction nous parlez-vous ?
— Je constate que tu accueilles mes mauvais augures avec plus de calme que je ne l'aurais imaginé. Ta lignée est maudite.
La flamboyance de sa jeunesse s'affadit quelque peu. Ses épaules s'affaissèrent sous le poids lourd de ses paroles. Amer, le jeune homme continuait tout de même à l'affronter du regard.
— Notre lignée ? Vous voulez dire que nous…
Elle compléta sa phrase :
— Tu n'auras jamais de fils pour te succéder.
Sa gloire définitivement abattue, son second genou heurta le sol. Vaincu, il ferma les yeux. Une douce caresse sur sa joue l'éveilla.
— Mais voici la Pierre de Fal, cadeau des Dieux. Elle ornera ta couronne comme celle des Tuatha Dé Danann au temps jadis.
La sorcière parlait d'une légende qu'on lui avait narrée quand il n'était encore qu'un tout petit garçon qui s'émerveillait de ces histoires. La Pierre de Fal était, selon les récits, une relique d'une déité dont il avait oublié le nom et qui chantait à l'approche d'un nouveau souverain. On disait qu'elle s'était éveillée pour le roi Arthur Pendragon quand l'Angleterre était encore divisée et qu'elle se nommait Albion. Ses mains, dont il put reprendre le contrôle, se portèrent à son front : la Pierre était brûlante et le blessa.
— Ne t'en défais pas. Pas tant que l'heure n'aura sonné.
La dame, parée de son manteau éthéré, glissa jusqu'aux fleurs dont elle huma le parfum délicat. Avec douceur, elle en préleva six. Six belles roses blanches épanouies, parfaites, qu'elle confia au roi.
— Que devons-nous faire de ces roses ? Coupées, elles seront vite fanées. Ces présents sont bien inutiles.
— Tu comprendras vite le sens de ces cadeaux. Mais ne les néglige pas, ce serait une grave erreur.
— Et pour la malédiction ?
Il n'obtint qu'un pâle sourire enjôleur.
Il se sentait lésé, bafoué ! La rage le gagnait. Le jeune lion voulait combattre sa destinée et il se dressa dans un cri rageur.
— Votre Majesté ?
Tout tremblant, ses boucles blondes collées à son front, Henri Tudor dont le bras était levé en signe de rébellion, se retrouva face à son épouse. Inquiète, celle-ci s'était figée, croyant que ce mouvement d'humeur lui était adressé. Mais il reprit vite contenance, s'efforçant de placer un masque de stoïcisme sur son visage.
— Pardonnez-nous ma mie, je crois que nous avons trop bu.
Catherine d'Aragon s'inclina sans pour autant être rassurée. Elle lui emboîta le pas.
Lui, jeta un coup d’œil en arrière.
Avait-il rêvé cette rencontre ?
Le chant de la Pierre à ses oreilles lui indiqua que tel n'était pas le cas. De même que les six roses blanches qui ornaient sa boutonnière.
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