Chapitre 4 : Memento Mori
Enfermé dans sa chambre, cela faisait des heures que le roi refusait l'accès à ses appartements. Tout s'était précipité et il devait cette dégringolade à cette traîtresse d'Anne Boleyn et de son odieux sourire !
De rage, il réduisit à néant le seul vase encore intact.
— C'est de SA faute !
Ce n'était pas celle de la jeune reine déchue si son bébé mâle était mort-né.
Un grognement féroce roula dans sa gorge. La blessure à sa cuisse était, depuis quelque temps, un feu inextinguible.
— C'est ELLE qui nous a trahis !
C'était la politique et les jeux des alliances. Les alliés de la reine Catherine avaient simplement attendu leur heure et une opportunité. Sans Wolsey, sans Thomas More, un autre était parvenu à faire choir Thomas Boleyn et le reste de sa famille. Un autre Thomas, un Cromwell. Mais tout était bien plus complexe que cela. Or, c'était bel et bien en ce dernier homme que la sentence se précisa.
— Adultère, inceste… haute trahison ! Qu'elle croupisse dans la Tour ! Qu'elle aille en Enfer !
La sorcière lui répondit :
— Mais n'est-ce pas toi, roi maudit, qui a expressément demandé à ce qu'elle tombe ? Comme ton ami Thomas More ? Il était une aiguille dans ton talon, Anne était gênante, ceux qui te manipulent l'ont bien compris. Toi aussi… à cause du fils que tu ne pourras jamais avoir… Regarde ce que tu as fait.
Les mains en coupe, Henri recueillit la tête de la rose qui venait de se décrocher de la tige. Avec horreur, il la laissa s'écraser contre le sol.
Ses pétales immaculés virèrent à l'écarlate.
— Tu es responsable de nombreuses vies, roi. Mais souviens-toi que toi aussi, tu vas mourir. Memento Mori…
Telle une incantation magique, ce rappel douloureux plongea le roi plus loin dans les ténèbres.
— Ta grandeur disparue, que te reste-t-il ?
Le roi Henri, recroquevillé, leva ses prunelles vers la dame qui le harassait :
— L'espoir et le pouvoir.
Elle salua ce sursaut d'orgueil et de défi d'une inclinaison de la tête avant de disparaître.
Après tout, une autre femme avait déjà remplacé la brune Anne Boleyn. Une jeune femme pâle et blonde, placée par les soins de sa famille : les Seymours. Son nom était Jane et le roi Henri, très épris d'elle, avait vite oublié le sourire de la reine qui venait tout juste de passer sous la main du bourreau.
— Nous ne sommes qu'un monstre… Mais nous avons besoin d'un fils… Un fils pour prouver à cette sorcière… qu'elle n'est rien !
Dans son délire, il riait. Si fort, que les gens à l'extérieur s'échangèrent des regards.
Le lendemain, ils étaient tous deux fiancés. Et rien ne comptait plus que les beaux yeux doux et bleus de Jane. Un tournoi fut organisé dix jours plus tard, après une belle cérémonie de mariage. Le nouveau couple semblait comblé et le roi, investi d'un nouveau souffle, voulait briller encore aux yeux de son peuple. Il s'opposa à nombre d'adversaires valeureux, gagna à chaque fois même si son corps s'alourdissait et que ses réflexes étaient devenus moins bons. Le roi sentait le poids des âges prendre place peu à peu. Or, fier, le lion voulait être victorieux contre un adversaire imbattable. La vieillesse ne l'empêcherait pas d'obtenir de nouvelles gloires.
Trop arrogant, trop sûr de lui, Henri ne comprit que bien trop tard que ce jour serait marqué d'un incident qui ébranlera le reste de sa vie.
Dans le vent, il perçut un murmure alors que la lance de son adversaire qui joutait contre lui pointait sa poitrine découverte :
— Memento Mori.
N'oublie pas que tu es mortel. Une leçon que tous les rois se devaient de connaître.
Car, même s'ils étaient au-dessus des autres, ils n'en demeuraient pas moins des hommes. N'oubliez pas que vous allez mourir.
— Henri !
Ce n'était pas que la voix de Jane Seymour qu'il entendit. Mais celles d'Anne et de Catherine aussi. Mêlées ensemble pour faire naître un cauchemar. Le noir s'imposa au souverain. Et cette fois, son inconscience dura, s'étira et sembla s'éterniser.
Henri ouvrit les yeux. Il flottait dans les airs, penché sur son corps livide, encore habillé de son armure. Un morceau de bois ressortait de son crâne en une blessure qui lui sembla profonde. Autour de lui, ses conseillers échangeaient à voix basse. Ils parlaient de succession, de sa mort et du sort du royaume.
— Pauvres fous ! Je suis le royaume, c'est moi qui l'incarne, pas vous !
Il avait pris la décision de gouverner seul, s'éloignait de ses conseillers, s'entêtait. Oh, il ne voulait plus être manipulé par qui que ce soit ! Mais ses décisions ne faisaient pas l'unanimité. Ses purges continuaient, son peuple pliait sous ses nouvelles taxes. Car il fallait bien financer les guerres. Ces fous ne le comprenaient pas. Personne. Sa popularité déclinait et il en avait la preuve flagrante alors qu'ils devisaient sur la façon d'agir. Et il y avait si peu de monde à son chevet…
— Ils m'ont tous tourné le dos.
Ce triste constat lui fit mal. L'incompréhension et la colère le submergèrent.
— Mais il me reste ma douce Jane…
Elle était là, en prière, les genoux dans la terre, la tête en avant. Suppliant le ciel qu'on épargne son époux. Puis la reine se redressa pour déposer un baiser sur le front de son mari.
Henri s'éveilla. Mais il était coincé dans son corps sans pouvoir ni bouger ni parler. Les médecins se bousculèrent, sans succès. Jane finit par les faire sortir et ils demeurèrent seuls, enlacés. Elle ne bougea pas, attendit patiemment qu'il redevienne lui-même. Quand il revint à lui, Jane, avec douceur, se coucha auprès de lui et ils se recouvrirent d'un voile de soie pour s'échapper, l'espace d'un instant, à la brutalité de ce monde.
Londres, frappée par une épidémie de peste, était pour beaucoup, un énième présage de la décadence de leur roi. À l'automne de sa vie, Henri, pourtant, goûtait à la plus exquise des victoires. Jane venait d'accoucher d'un petit garçon.
— Enfin… ENFIN !
S'enthousiasmait-il en prenant à bout de bras son fils. Il l'élevait dans la lumière, alors, que lui, à moitié dissimulé dans les ténèbres, savourait sa victoire contre la sorcière. Intérieurement, le roi lui riait au nez, lui montrait toute l'étendue de son erreur en embrassant son héritier.
Et la magicienne des brumes restait en retrait, silencieuse, le visage impassible.
— Il se nommera Édouard…
La reine, allongée dans son lit, eut un sourire.
— Comme Eadweard ? Gardien du trésor ?
S'enquit la mère en tendant les bras vers les deux trésors de sa vie. Pour Henri, cela était effectivement le cas. Gardien de son héritage, gardien de la lignée Tudor, de son royaume, de la pierre de Fal qui n'allait pas tarder à chanter.
— Pourquoi ne chante-t-elle donc pas ?
— Mon aimé ?
La mine soucieuse, l'homme retira sa couronne et observa la pierre sombre et lisse qui en ornait le sommet. La relique des temps anciens, celle du temps des géants Tuatha, demeura muette. Son cœur s'accéléra.
— Non…
Son regard chercha celui de la vieille ensorceleuse.
— Non...
Sans un mot pour lui, la vieille s'évapora. Dans les mains du roi, l'une de ses dernières roses commença à se noircir. Henri vit des gouttes noires rouler sur la blancheur de la fleur et tomber sur le sol. Il regarda la reine qui s'était endormie. Le ventre noué, il alla mettre son enfant à l'abri.
Le lendemain, alors que le soleil se couchait, la reine poussa son dernier soupir. Le roi, inconsolable, l'avait accompagné jusqu'aux portes du trépas. Le diagnostic des médecins était unanime : elle s'était éteinte à cause de la fièvre puerpérale.
— Comme mère…
Se lamentait le roi Henri aux côtés du corps sans vie de sa bien-aimée. Il l'avait aimé tendrement, cette belle dame tranquille qui lui avait donné un fils. Elle avait amené un peu de douceur paisible à son esprit tourmenté. Un équilibre jusque dans ses royales décisions. De la sobriété bienvenue, après l’excentrique Boleyn.
Et il venait de tout perdre.
— Pourquoi ? interrogea-t-il le ciel. POURQUOI ?!
Longtemps, Henri pleura, baignant les mains immobiles de la défunte. Elle l'avait abandonné.
— Vous me l'avez prise, sorcière ! Ces roses…
N'étaient pas des cadeaux, mais des manifestations viles de sa malédiction.
— Récupérez-les ! Je n'en veux pas !
Elle était là, il pouvait sentir sa froide présence, son regard posé sur lui. Soudain, le roi se redressa, le regard écarquillé, un doigt inquisiteur pointé dans les ténèbres :
— Elle est là, elle est là ! Sorcière, sorcière ! Brûlez-la ! Brûlez-la ! Que s'achève mon tourment ! Maudit ! Je suis maudit !
Comme il constata que personne n'agissait, l'homme, hagard, désespéré, alla lui-même sortir une épée du fourreau d'un garde à proximité. Sous la stupeur générale, le souverain fendit l'air, encore et encore, luttant contre une force que lui seul semblait voir, mais qui était invisible pour les autres. Ses hurlements, d'interminables cris de rage, d'épouvante, se muaient en lamentations.
— Memento Mori…
Ses genoux touchèrent le sol. Vaincu, roulant sur le sol en se tenant la tête, Henri Tudor sentit sa blessure à la jambe se rouvrir et tacher ses habits. De la bile aux coins des lèvres, les yeux révulsés, son corps tout entier se crispa. Les médecins, comme un vol d'étourneaux effrayés, se portèrent vers lui, jurant d'une crise de folie. Celle-ci s'éternisa, alternant entre état catatonique et frénésies incontrôlables.
— Des murmures… je n'entends que des murmures… un château, oui ! Il nous faut un château !
Ainsi Henri se lança t-il dans ce projet fantasque : le palais de Sans-Pareil.
Frénétiquement, sa main griffonnait des dizaines et des dizaines de parchemins. Sans jamais pouvoir capter l'essence de son projet, d'en toucher la beauté, la grandeur, la magnificence ! S'il y avait eu à l'époque « la grande affaire du Roi », celle-ci, d'une tout autre nature, était tout aussi marquante. Jamais fatigué, travaillant dans la pénombre, l'homme n'était plus que l'ombre de lui-même. Le roi, relégué dans ces esquisses qu'il s'évertuait à coucher sur le papier.
Méconnaissable, Henri Tudor passa une main sur son front, le maculant d'une traînée noire, charbonneuse. Une ombre avec un immense sourire se pencha dans sa direction, occultant le peu de lumière que lui offrait une bougie.
— Mon seigneur, mon roi ! Venez donc vous divertir avec votre bon ami !
— Je n'ai pas le temps, bouffon, tu vois bien que je suis occupé.
— Occupé à votre illustre projet ? Votre royaume de papier et de fusain ?
D'un geste de la main, le second personnage embrassa la pièce sombre et désordonnée dans laquelle ils s'étaient enfermés. Le monarque anglais lui décrocha un regard noir.
— Je n'ai pas le temps pour tes âneries, laisse-moi.
— Mais, il faut bien rire, Votre Majesté ! Rire pour éloigner la Mort ! Rire pour vivre. Tromper tout le monde.
— Et se tromper soi-même.
Il suspendit son geste, soupira et lâcha d'une voix monotone :
— Après tout, je ne suis qu'un homme moi aussi. Envolée ma jeunesse, mes espoirs, mes rêves. Il ne reste plus que mes vanités avec qui je dois composer chaque jour.
— Vous voici poète votre Magnificence !
Un sourire désabusé du roi.
— Je suis au crépuscule de ma vie et il ne me reste plus que ça.
Il désigna le sol recouvert de papiers froissés en boules et lancés au loin. Le monarque se redressa, laissant la lumière éclairer faiblement son visage. Les traits tirés, le teint pâle, de gros cernes marquaient ses yeux tristes. Une immense lassitude se dégageait de sa personne.
— Mon frère aurait dû être roi et le rester. Pas moi. Père avait raison. Père l'avait nommé Arthur, après tout.
— Comme Arthur Pendragon, le porteur d'Excalibur et de la pierre de Fal. Pauvre roi Henri. Le destin d'un roi est comme le chaos de la guerre. Heureusement, il vous reste quelques roses.
— C'est vrai que tu peux les voir, bouffon. Des cadeaux, mais je ne comprends toujours pas… Et la Pierre n'a pas chanté pour Édouard.
— Il y a des mystères en ce monde, bien des mystères ! Votre Seigneurie ne devrait pas y songer maintenant, ce n'est pas encore le moment.
— Je crois que je deviens fou. Fou de douleur, fou de voir le monde s'effondrer, fou de voir que je vais mourir. Mais il me reste encore ce palais. Je marquerai l'Histoire. Oh Jane… elle me manque tant !
Une main le poussa vers une grande vasque d'eau sombre où il put contempler son reflet.
— Que voyez-vous ô, mon Roi ?
— Un homme las, un roi fatigué.
— Pourquoi s'accrocher à cette futilité ? Pourquoi vivre pour construire un château qui sera inachevé au jour de votre mort ?
— Bouffon, c'est un sacrilège que de mentionner ma mort.
Le ton était plus sec, il l'avertissait qu'il dépassait les limites. L'homme finit par reprendre :
— Je le sais, mais c'est tout ce qui restera de moi. Je veux… je veux célébrer ma lignée et non pas l'enfoncer davantage dans la malédiction de la sorcière.
— La maison Tudor tombera de toute façon.
Le regard du roi, attiré par la surface troublée de l'eau, retint son souffle. Son visage était en train de se décomposer, sa peau se détacher en larges lambeaux de chair pourrissants. Sa bouche s'ouvrit pour hurler et sa mâchoire se disloqua. Très vite, il ne resta plus que les os visibles dans ce clair-obscur.
— Momento Mori… n'oublie pas que tu vas mourir.
Le bouffon changea de visage. Henri Tudor, dont les genoux touchèrent le sol, s'enroula sur lui-même.
— Sorcière ! Sorcière ! Sorcière !
Répétait-il sans cesse, les yeux écarquillés, perdu dans ses illusions qui le consumaient.
Il allait mourir. Il voulait mourir.
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