Premières fois

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Caroline avait réalisé depuis longtemps déjà qu'être mère, c'est assister à de nombreuses premières fois ; du premier regard au premier sourire, des premiers pas aux premières chutes, des premiers "je t'aime" aux premières disputes. Ce qu'elle commençait à comprendre, c'était que ces premières fois étaient autant d'étapes qui l'éloignaient inexorablement de son petit garçon aux joues veloutées et au regard clair.

Au début, les premières fois étaient tendres, joyeuses, documentées par de nombreuses photos, partagées avec toute la famille. La première purée maison et la tête dégoûtée de Marius, le premier tour de vélo sans les petites roues, la première dent sous l’oreiller. Caroline s'associait pleinement aux découvertes de son fils, et ils partageaient leur joie ou leur désarroi comme une seule âme.

Vers le milieu de l'école primaire, les premières fois s'étaient muées en événements plus intimes, plus indépendants, plus détachés de son influence maternelle : première nuit chez un copain, première médaille de judo, première confidence amoureuse. Ils ne fusionnaient plus en un même coeur, mais elle était encore l’actrice principale du film de sa vie.  

C'était à l'entrée au collège que les choses avaient pris une tournure nettement moins agréable ; première heure de retenue, premier chagrin d'amour, première cigarette. Caroline avait commencé à entrevoir ici l'autonomie grandissante de son fils, et des indices récoltés chaque jour avec terreur lui indiquaient le détachement de son petit garçon qui se métamorphosait en adolescent.

Ainsi, elle devenait persona non grata dans sa chambre, sur la porte de laquelle il avait affiché un panneau agressif rouge promettant un châtiment terrible à qui oserait entrer sans y être invité. Elle en franchissait tout de même le seuil interdit en son absence, pour ramasser le linge sale et s'attendrir sur les peluches et autres figurines qu'il gardait secrètement. A son entrée en quatrième, elle avait toutefois arrêté net de fouiller dans son linge, après avoir trouvé la preuve qu'il avait passé la première fois de l'étape suivante : celle où l'enfant passe à l'adolescent par le biais des hormones et de ses effets physiques. Elle s'était elle-même retirée du jeu à ce moment-là, préférant passer le relais à Mathieu pour la sacro-sainte discussion père-fils-puberté. 

Marius était devenu un inconnu, ou presque, se disait-elle. Elle avait remarqué que pour la première fois, ils avaient passé deux jours entiers sans se parler. Elle en était malade, mais c'était ainsi. Désormais, elle n'avait plus accès à ses premières fois ; celles-ci se déroulaient hors de sa portée, au lycée, avec ses amis, dans ce nouvel univers qui lui était davantage hermétique qu'une porte en bois mélaminé. Quand elle le regardait, elle ne voyait pourtant toujours que son fils adoré, son petit garçon qu'elle avait allaité longtemps, qu'elle consolait toujours d'un baiser sur les paupières, et qui lui disait qu'il l'aimait jusqu'au bout des étoiles. 

Et voilà qu'il partait en vacances avec ses amis, pour la première fois, sans eux, sans elle. Il ne viendrait pas dans la maison en Bourgogne cet automne, il avait prévu de se rendre avec trois amis dans l'appartement de l'un d'eux, dans les Landes. Il l'avait suppliée, avait argué que tous ses copains étaient déjà partis sans leurs parents, avait eu un regard terrible et émouvant, et elle avait dit oui.

Tandis qu'elle l'accompagnait à la gare, elle essaya de renouer avec lui, avant qu'il ne lui échappe complètement. Elle l'interrogea sur l'appartement, sur ce les activités qu’ils avaient prévues. Elle s'inquiéta des repas, et lui donna un peu d'argent supplémentaire, au cas où. Elle le serra dans ses bras, et, le nez dans ses cheveux, lui murmura qu'elle l'aimait plus que tout au monde. Marius restait Marius, l'adolescent. Il répondit à peine à ses sollicitations, le nez plongé dans son téléphone, il était déjà ailleurs, là-bas. 

Son sourire qui la faisait toujours fondre d'amour depuis la toute première fois où il l'avait esquissé, son petit sourire doux, franc, joyeux, le même exactement que celui qu'il avait à trois semaines, ce sourire éclaira son visage lorsqu'il retrouva ses trois copains sur le quai. Caroline échangea un regard avec les autres mères ; elle se reconnut dans leurs visages, se vit dans leurs yeux, et, l'espace d'un instant, partagea leurs coeurs. Marius marmonna un "au revoir" du bout des lèvres et s'engouffra dans le train, tandis que sa mère, éperdue, cherchait à recueillir quelques miettes de cette première fois qui l'excluait si brutalement.

Dans le métro du retour, Caroline serrait les lèvres pour ne pas verser de larmes en public ; elle considérait que c'était toujours gênant, pour elle comme pour les autres, et elle voulait garder sa peine entière pour la savourer chez elle, dans l'alcôve de sa chambre.

Dans sa poche, son téléphone vibra doucement. Marius avait écrit: "Je t'aime, maminette"

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