1 - Do what you're paid for
New York, 1950.
Il pressait le pas dans les rues new-yorkaises en réajustant son blouson à carreaux discrets. Aussi discret que l’homme qui le portait, d’ailleurs, se glissant dans la foule des passants pressés pour entrer dans le bâtiment abritant les bureaux du Daily Liberty. Sans perdre de temps, il accrocha une épingle au-dessus de son cœur indiquant « Tommy Summerfield, Reporter », et ordonne ses cheveux blonds d’une main en se regardant dans le miroir. Croisant son regard bleu, profond, le jeune homme de la trentaine esquisse un léger sourire, timide. Voilà quelques années qu’il travaille ici, et s’il connaît la maison, Tommy est connu pour sa grande pudeur et sa timidité. Il était étrange de le trouver si effacé lorsqu’il n’était pas sur le terrain, en interview ou autre, où il donnait le meilleur de lui-même, obtenait d’excellent résultat et entretenait l’illusion d’être parfaitement à l’aise. Il s’impliquait juste et faisait des efforts, prenait sur lui. Il avait aussi une sorte de sixième sens qu’en plaisantant il appelait « sonar » et qui lui indiquait quand quelque chose allait lui tomber dessus. Ce matin, son « sonar » s’était activé, et c’est pour cela qu’il semblait un peu plus nerveux qu’à son habitude.
Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, il y entra et appuya sur le bouton de l’étage 8, serrant sa valisette entre ses doigts, chantonnant mentalement le Dream Lover de Bobby Darin. A peine sorti de la cage de fer, Tommy eu tout juste le temps de rendre son salut à la secrétaire de son chef, Brittany, avant d’être happé par ce dernier – comme quoi, son sonar avait une fois de plus vu juste. Il entra dans le bureau de « Evans, Main Droite du Directeur Lee », Stanley de son petit nom. Ce dernier, assez grand, carré sans être vraiment musclé, une petite moustache et un crâne dégarni qui commençait à ressembler à une piste d’atterrissage à mouches orné encore de quelques cheveux châtains tout autour, passa derrière son bureau pour s’installer dans son fauteuil en lui désignant la chaise. Protocole non-obligatoire pour eux, mais suivie à la lettre par habitude : Tommy s’empressa donc de s’asseoir en se forçant à rendre à Stanley le sourire amical qu’il lui lançait.
« Tommy, Tommy… Je pense que vous n’exploitez pas vos performances autant que vous le pourriez. »
Le jeune reporter se tendit légèrement en se demandant ce que cela signifiait. Il appréciait Stanley, qui se comportait un peu comme le père de leur petite équipe, mais se méfiait souvent de ce qui pouvait arriver. On avait beau lui dire qu’il fournissait un excellent travail, il avait du mal à y croire, sans fausse modestie. Il ne se sentait pas vraiment à la hauteur sur beaucoup de plans dans sa vie, voire même un peu trop différent dans le mauvais sens du terme. Et il avait peur que, parfois, son égarement et amourette avec un soldat de l’Ouest en partance pour l’Europe et la Seconde guerre mondiale ne se sache et lui fasse du tort, mais son chef s’empressa de le rassurer :
« Je pense que vous valez bien mieux que d’être… Photographe et reporter de la faune marine…
- Mais… Mais… M- »
Tommy s’arrêta net en s’empourprant. Lorsqu’il devenait un peu trop de nerveux, il avait tendance à bégayer, ce qui l’indisposait encore plus. Un léger sourire barra le visage de Stanley qui croisa les doigts en secouant doucement la tête :
« Je sais ce que vous allez dire. J’aimerai surtout que vous teniez une conférence sur votre dernier article sur votre méduse, la turi… La méduse immortelle.
- Turritopsis Nutricula.
- … Voilà, parfaitement. Il a beaucoup intéressé les communautés scientifiques et médicales. On vous a arrangé un créneau dans le Salon de demain soir.
- Demain soir ? » S’étrangla Tommy.
Si la plupart des animaux marins connus n’avaient aucun secret pour lui et qu’il pourrait vous en faire mille exposés durant des heures, il y avait une différence avec parler de tout ça devant un regroupement des meilleurs cerveaux de la ville, du comté, de l’Etat et peut-être même du pays. Le regard d’Evans ne lui laissait pas le choix, et il hocha doucement la tête avant que celui-ci ne termine :
« Avoir une interview et un reportage ou deux sur ce beau monde ne ferait pas de mal au Daily Liberty ni à votre carrière, au contraire. La médecine et la science vont connaître d'incroyables progrès, je le sens, et nous pouvons prospérer grâce à cela. Si vous parveniez à nouer quelques contacts, cela vous serait on ne peut plus favorable.
- Vous avez quelques préférences, peut-être ? » demanda doucement Tommy en déglutissant.
Stanley passa son index et son pouce sur sa moustache, comme pour la lisser, tout en faisant mine de réfléchir. Le reporter savait parfaitement qu’il avait déjà sa petite idée bien arrêté.
« Eh bien, en tête de gondole, on a Stephen Baker, l’éminent chirurgien… Mais après, faites ce que vous pouvez, quoi que je ne doute pas une seule seconde de vos talents et de vos applications dans votre travail, Tommy.
- Le Docteur Baker ? Hm, d’accord… »
Un léger sourire s’étira sur les lèvres de Tommy, plus pour se rassurez lui-même que pour rassurer Stanley. Il allait avoir du pain sur la planche.
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