Chapitre 1 : Rubie.
Rubie n’était pas un chiffre étouffé dans un nombre, elle était la foule et tous les points tournaient autour d’elle. Elle détestait les filles parfaites, les précieuses, de qui rien ne dépasse jamais. Les mensonges du paraitre ne la touchaient pas, elle était une vérité exaltante d’imperfections tant et si bien qu’elle en devenait parfaite.
Rubie aimait jouer du piano, mais uniquement chez elle ou au milieu d’un grand magasin. Elle n’aimait pas que les gens s’arrêtent pour l’écouter, elle voulait être une atmosphère, distrayante dans le lointain, et que tout le monde l’entende un instant pour ensuite l’oublier. Or il était impossible de l’oublier. Elle était de celles que l’on voit sans qu’elle ne le fasse exprès. Des yeux rouges, un visage enfantin et des lèvres de femmes, elle était un piège pour les maris infidèles et les garçons peu éduqués. Les vrais hommes, elle les effrayait.
Rubie lisait le soir, à la lumière d’une bougie, plus charmante qu’un filament d’électricité. Parfois elle écrivait ses propres histoires, quand la vie le lui permettait. Elle était un poème personnifié, un amas confus de vers cicatrisés. Elle sentait la coco, la vanille et la rose, mélange d’essences voluptueuses et séduisantes qui émanaient de sa peau tandis que la sueur embaumait les clubs branchés de la septième tour. Dans ce monde brouillon dessiné au fusain, elle était un tableau qu’elle espérait un jour achever. Toujours insatisfaite de ce qu’elle pouvait être, elle ne voulait pas voir plus loin que le jour qui lui était donné.
Rubie ne mangeait pas au petit déjeuner, la nourriture dans son ventre engourdi par la fatigue matinale lui donnait la nausée. Elle ne supportait pas quand son frère lui disait : « le petit déjeuner est le repas le plus important de la journée ». Pour elle, il n’y avait rien de plus important que celui que l’on prend, le soir, avant d’aller danser. Rubie aimait les pistes de danse, car même le temps n’y avait plus aucune emprise sur elle. Elle dansait, et sa simple présence emplissait tout l’espace.
Quand la nuit tombait, elle sentait l’absinthe couler dans ses veines sans jamais que les jeux de son esprit n’en soient altérés. Elle était son propre alcool, addictive à en faire tourner la tête. Elle faisait la fête comme une vautour, mais exaltait avec la sagesse d’une faucon. Rubie n’avait pas de place dans le monde, il était bien trop petit pour elle.
Ce soir-là, la jeune fille contemplait le ciel, allongée sur le toit de la septième tour. L’infini la regardait avec envie. Dans une vie bornée de limites, elle savait être sa propre liberté. Le désir guidait chacun de ses pas, sachant que le temps ne lui permettait pas de s’ennuyer. Sa tête reposait sur le torse glacé de Théoxane, nu pour qu’elle puisse se réchauffer. Dans ses bras, elle pouvait fermer les yeux. Il était son propre petit univers, un monde volé rien que pour elle.
Théoxane portait des claquettes chaussettes, et cela suffisait à résumer tout ce qu’il était. Mais dans les yeux de Rubie, il brillait d’une manière différente, peut-être parce que ses yeux à lui reflétaient toute sa lumière. Seul il était fade, tout son intérêt était chez elle. Pourtant il n’avait pas pour elle cette inclination insolente que les jeunes garçons ont pour les jeunes filles. Il l’aimait comme un frère, et ce sans jamais avoir goûté au fruit amer de la friendzone. Ses sentiments étaient purs, et malgré la tension sexuelle qu’imposait la position dans laquelle ils se trouvaient, il n’avait aucune envie de l’embrasser. Il aimait ce bouleversement qu’elle opérait en lui, l’adorable manière dont sa folie le rendait sage, et dont sa furie en faisait un homme protecteur. Il aimait l’idée d’être quelque chose pour elle, sans doute parce qu’il n’avait jamais eu l’impression d’être quelque-chose pour quelqu’un.
Il se releva doucement, posant sa main sous la tête de Rubie à mesure que celle-ci glissait le long de son corps. Il inséra un vinyle dans le vieux tourne disque qu’ils avaient installé là quelques jours auparavant, laissant la musique chanter dans le silence. Rubie sourit. Elle retira ses chaussures et vint le rejoindre dans sa danse, les étoiles étaient leurs spots tamisés, la joie leur unique absinthe. Ils dansèrent, dansèrent et dansèrent jusqu’à ce que leurs mouvements n’aient plus rien de dansant. Aux dernières notes de leur chanson préférée, ils éclatèrent de rire, et retombèrent l’un sur l’autre, comme s’ils n’avaient jamais bougé.
Lui vivait pour ces parenthèses heureuses qu’elle lui apportait, elle pour le simple bonheur de vivre. Lui était né une félicité dorée enfoncée dans l’âme tandis que sa vie à elle n’était que malédictions successives et pouvoirs enchantés. C’est parce qu’elle savait ce que signifiait tout perdre qu’elle se réjouissait tant de ne rien avoir, et c’est parce qu’il avait tout qu’il appréciait tant sa simplicité.
Mais ce soir-là, leur sérénité se vit troubler par les funestes hurlements d’un crieur publique. Il était deux heures du matin, et le chef d’un clan venait de mourir.
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