Chapitre 17 : Shenren
Cette femme parlait d’une voix suave, solennelle et posée. Elle paraissait douce et calme, maternelle et envoûtante, à la fois rassurante et terriblement terrifiante. A la Capitale aussi, donc, les Hommes se grêlaient de paradoxes. Chose bonne à savoir.
Derrière la tenture se trouvait une salle immense, étrangement sobre de décors mais pleine de magnificence. En son cœur siégeaient trois trônes opalins dont la taille démesurée n’avait pas été taillée pour l’humain. Rubie se demanda quel genre de créature pouvait bien les occuper, et quel était l’intérêt de les placer ici quand la porte était si minuscule ? Mais la femme aveugle vint vite répondre à ses questions. Elle effleura du doigt l’assise d’un des fauteuils, et son simple contact fit grandir son corps jusqu’à ce qu’elle en épouse parfaitement les formes. Au même moment, deux autres femmes firent leur apparition. L’une était vêtue d’une robe bleue, l’autre parée d’un violet nocturne. Elles se ressemblaient comme les trois gouttes d’une même pluie, personnifiant à elles seules l’idée d’antithèse. Belles et laides, sévères et rassurantes, elles étaient toute la vie et toute la mort du monde, tout son espoir et toute sa méfiance. Une fois assises, elles joignirent leurs mains et déclarèrent d’une voix unanime :
- Que commence la séance du Conseil.
Le Conseil… ce nom résonnait dans sa mémoire comme un terme aussi inconnu que familier. Salomé avait dû l’évoquer lors de leur discussion. Il n’était donc formé que de ces trois femmes, si tant est que ce soient des femmes. A Avem, les places importantes de la société étaient d’ordinaire occupées par des hommes. Rubie aimait savoir qu’ici, il en était autrement.
- Mademoiselle Falcon, nous vous attendions.
Comment pouvaient-elles… peu importe. Les questions n’étaient pas de mise face à ces trois immensités. Rubie devait garder la tête froide, concentrée, sûre d’elle-même. Sans en être totalement certaine, elle s’imaginait jouer le moment le plus crucial de toute son existence.
- Pour pardonner votre retard, auriez-vous l’obligeance de nous dévoiler votre prénom ?
- Elya.
Ce mensonge lui sauta de la bouche avec la vivacité d’une vérité.
- Je m’appelle Elya Falcon.
- Bienvenue Elya, déclara la femme aveugle. Je suis Miza, déesse femme de l’innocence et fille de la déesse mère Shenren.
Une déesse, ceci expliquait beaucoup de chose. Face à cet être de chair, Rubie ne pouvait plus nier l’existence d’autres déesses mères dans le monde. Néanmoins, elle vécut cette révélation comme le bouleversement de toutes ses croyances. Elle devait s’y faire. A la Capitale, son ordinaire allait vite être mis à l’épreuve.
- A ma droite, ma sœur Iwa, déesse de la vérité.
La femme en bleue sourit tendrement. Rubie, décontenancée, lui rendit son sourire.
- A ma gauche, Kika, déesse de la tempérance et de l’équilibre.
Soudain, la voix de Miza devint mécanique. Elle enchainait les mots sans les sentir, les laissant glisser sur sa langue mais jamais atteindre son cœur. C’était la première fois que la jeune fille entendait quelqu’un parler de la sorte, et ce timbre froid n’était pas pour la rassurer.
- Nous formons le Conseil qui régit les lois de la Capitale. Notre rôle est d’assurer la prospérité de notre cité ainsi que celle de ses habitants. Pour cela, une mission nous a été confiée. Notre mère et nos tantes comptent sur notre courage et notre bienveillance afin de protéger leurs créations les plus précieuses, les porteuses de sphère. Ces jeunes femmes, dont vous faites partie, se sont vues confier dès la naissance un pouvoir dont les limites dépassent l’entendement. Sans notre aide et notre protection, ce pouvoir vous consumerais inévitablement de l’intérieur. Mais n’ayez crainte, nos équipes et nous-mêmes sommes là pour vous aider à le contrôler. Tout un protocole a été mis en place dans le but de faciliter au mieux votre apprentissage, et j’ose espérer que vous comprenez bien l’importance de le respecter à la lettre.
Rubie acquiesça. Paralysée. Presque envoutée.
- Votre formation sera retransmise en direct dans l’ensemble de la Capitale. Prenez garde, il ne s’agit pas simplement de cours d’école. Vous serrez sans cesse testée, vous mais aussi vos semblables, afin d’évaluer vos capacités. Si vous échouez, votre aventure prendra fin.
Prendra fin ? Elle n’aimait guère ce que lui inspirait la finitude.
- De plus, vous serez amenée à rencontrer l’élite masculine de notre cité. Ces jeunes hommes ne sont pas là pour vous tenir compagnie, mais pour conclure des mariages. Rapprochez-vous de celui qui vous plaira, mais n’oubliez jamais que se sont eux qui prendrons la décision finale.
Voilà balayée toute trace de féminisme.
- Enfin, la Capitale est une ville magique et ceci n’est pas une métaphore. Avoir le droit d’y accéder est un immense privilège, et le pouvoir qui vous a été confié une véritable bénédiction. Soyez en consciente. Cette chance qui vous a été offerte n’est pas à prendre à la légère, et elle demande des sacrifices. Désormais, vous ne vivrez plus pour votre simple personne, mais pour la société et pour la gloire du Conseil. Vous résiderez dans l’aile Ouest du Palais. Vous y aurez votre chambre que vous ne quitterez que sous permission. Chaque matin, quand il sera l’heure, vous vous rendrez dans votre salle de classe, où vous étudierez avec les autres filles de votre condition. Vous effectuerez les tâches qui vous seront confiées avec sérieux et assiduité, car là est votre devoir. Si vous veniez à y manquer, ne serait-ce qu’une fois, les réprimandes seront sévères. Les caméras vous suivront partout, même au petit coin si cela leur chante. Vos rendez-vous avec les garçons seront bien entendu contrôlés, et toute activité sexuelle vous est formellement interdite. Ai-je été bien claire ?
Elle acquiesça de nouveau.
- Parfait. Dans ce cas, notre garde vous conduira jusqu’à vos appartements. Votre protectrice vous rejoindra plus tard dans la semaine.
Le dit garde se détacha soudain de la paroi murale dans laquelle il se fondait, et empoigna la jeune fille par le bras jusque derrière la tenture. Encore troublée par cette entretient, Rubie ne parvint même pas à contester se traitement, d’ordinaire réservé aux criminels des prisons. Elle pouvait bien se faire balloter à droite à gauche, son esprit n’avait plus rien à faire de son corps. Tant d’informations tambourinaient dans sa tête qu’elle avait du mal à les trier. Réfléchir lui parut une tache insurmontable. Néanmoins, ses neurones demeuraient encore assez actifs pour entendre la dernière recommandation que lui adressa Miza.
- Vous êtes rare mademoiselle, mais pas unique. N’oubliez jamais cela.
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