chapitre 38 : évidence.
Encore allongée, les yeux plongés dans le plafond vitré, Salomé s'attarda une seconde sur la caméra qui la dévisageait.
- Le Conseil vous regarde, souffla-t-elle entre ses dents. Comme un chewing gum collé sous votre pied, il vous suit et vous connait.
Cette phrase, mécanique, avait été prononcée juste assez bas pour qu'aucun micro ne parvienne à la capter. La jeune protectrice savait exactement ce qu'elle faisait. Ce palais, c'était son terrain de jeu ; et quand elle jouait, Salomé ne perdait jamais.
Souriante, elle se mit à tapoter l'immense pile de livres qui composait l'entièreté de ses bagages. Aucune photo, aucun souvenir, pas même une peluche réconfortante, rien que des manuels d'éducations, des essais philosophiques et autre vieilleries ennuyeuses auxquelles Rubie ne l'aurait jamais imaginée s'intéresser.
- Tu lis beaucoup ? demanda-t-elle dans l'espoir d'entamer une conversation.
Mais Salomé ne répondit pas. Elle continua à tapoter, frénétiquement, et plus elle tapotait, plus son sourire illuminait son visage.
Tap. Tap. Tap. Tap. Tap. Tap. Tap. Tap. Tap. Tap. Tap. Tap. Tap. Tap. Tap. Tap. Tap. Tap. Tap. Tap.
Et sa main s'arrêta, rendant au silence le pouvoir qu'il méritait.
La jeune fille se releva, tourna sur elle-même et afficha son majeur droit devant la caméra.
- Moi, personne ne me connait, déclara-t-elle à pleine voix.
Rubie n'en revenait pas.
- Comment... comment tu...
- Je ne lis pas, avoua Salomé, la lecture m'ennuie presque autant que tout le blanc qui tapisse cette pièce. Ce que tu vois là, c'est une association de brouilleurs tout droit sortis des quartiers interdits. Une pure merveille. Je n'ai aucune idée de comment ça fonctionne, mais je sais qu'il y a assez de magie et de technologie dans ce truc pour faire tourner des images factices et une bande sonore. Je le réservais à une autre utilité, mais m'en servir pour tromper le Conseil me plait aussi.
- Et s’il te démasquait ?
- Tu comptes me dénoncer ?
Non. Bien sûr que non. Comment pouvait-elle croire que... Elle aurait mieux fait de se taire.
- Ce n'est pas ce que je voulais dire, balbutia la jeune fille. Je ne te dénoncerai pas, jamais. Tu peux me faire confiance.
Si seulement une simple promesse pouvait suffire.
- Je peux... mais je ne m'y risquerai pas. Ces brouilleurs sont impossibles à détecter. Quand bien même tu révèlerais tout aux sœurs Shenren, tu ne pourrais rien prouver. Le monde est une partie d'échecs ma jolie, et je viens d'avancer mon premier pion.
A ce rythme, Salomé mettrait bientôt la Capitale échec et mat.
- Tu voudrais bien m'apprendre à jouer ?
- Si tu le mérites. Je ne vais pas donner à une porteuse de sphère les cartes pour m'abattre sans être sûre de la compter parmi mes alliés.
Evidence.
- En attendant, tu as l'air de t'être préparée pour sortir, pourquoi ne poursuivrais-tu pas l’idée ?
- Je rêve ou tu cherches à te débarrasser de moi ?
Seconde évidence.
- Très bien, lâcha Rubie, agacée de voir qu'il ne régnait dans cette pièce aucun espoir d'amitié, je vais aller jouer les potiches pour une bande de jeunes bourgeois.
Un soufflement agacé remplit l'espace.
- C'est exactement ce qui m'exaspère chez-vous, les porteuses. Vous voyez les choses en binaire. Tout est soit blanc, soit noir. Sortir, parler avec des gens, séduire, c'est ce qui te fera survivre dans ce putain de palais. Mais tu n'es pas obligée de te conformer à la bienséance que cherche à t'imposer cette société ridicule. C'est en étant toi-même que tu parviendras à les battre.
Troisième évidence.
- Ne me remercie pas pour le conseil, prévint Salomé avant que Rubie n'ait eu le temps d'ouvrir la bouche. C'était une sorte de cadeau de bienvenue. Une politesse. Le prochain, il faudra le payer.
- Je m'en souviendrai, rétorqua la jeune fille.
Puis elle sortit sans claquer la porte.
Rubie déambula dans le couloir, hésitant encore à pousser la porte de la salle commune. Elle ne voulait pas les retrouver, tous ces garçons et toutes ces filles qu’elle ne connaissait qu’emplis de manigances. Elle redoutait également la floppée de caméramans qui l’attendait sûrement de pied ferme, prêts à capturer chacune de ses émotions les plus secrètes. Tout ce qu’elle souhaitait, c’était le calme et l’intimité. La douceur d’un chocolat chaud, blottie sous un plaid, Théoxane à ses côtés. Son esprit se savait piégé à la Capitale, mais son cœur ne pouvait s’empêcher de penser à Avem. Tant mieux, elle préférait la nostalgie à… Marco. La dernière chose qu'elle voulait, c'était penser à Marco.
- Elya ?
Cet accent chantant qui n'était pas le sien. Tout. Tout sauf lui.
- Je n’ai pas envie de parler Morgan.
- Alors pourquoi tu es sorti de ta chambre ?
Question idiote et misogyne. Croyait-il que le monde tournât autour de lui ? Une quatrième évidence.
- Pour prendre l'air, me changer les idées, réfléchir. Tu sais, c'est ce que font les gens normaux, plutôt que de pavaner devant des caméras comme des coqs dans une basse-cour.
- Joue au plus maline si ça te chante, mais au Palais de Cristal, ce sont les coqs qui survivent le plus longtemps.
- Par ce que ce sont les seuls que les soeurs Shenren peuvent manipuler.
Phrase à demi assumée.
- C'est le départ de Marco qui te chagrine autant ? Ce qui lui ai arrivé, ce n'est pas ta faute tu sais. Tu n'y pouvais rien. Et, dans un sens, cette "tragédie" nous a peut-être rendue un grand service.
Le point final de sa pensée venait de le sauver d'une énorme gifle.
- Puisque tu as l'air condamnée à passer une mauvaise journée, reprit-il enfin, et que les autres filles n’ont pas la moitié de ton intérêt, que penserais-tu d’aller faire un tour avec moi.
Les garçons ne comprennent donc jamais ce qu’on leur dit ?
- Il y a quelque-chose qui ne connecte pas là-haut, s’exclama-t-elle, je n’ai pas envie de parler !
- Et je n’ai jamais utilisé le mot « parler ».
Rectification, les garçons ne comprennent jamais ce qu’on leur dit, et quand ils le comprennent, ils se croient capable de le détourner.
Morgan l’aimait bien, c’était indéniable, et Rubie fut flattée de cette affection. Néanmoins, l’attention qu’il lui portait n’était pas réciproque. Il ne lui plaisait pas, et elle n’avait pas la force de feindre des sentiments. Salomé lui avait dit de rester elle-même, et Rubie Falcon n’était pas du genre à faire des courbettes.
- Morgan, déclara-t-elle la tête haute, va te faire foutre.
Annotations
Versions