chapitre 42 : pestes arrogantes
Mademoiselle Falcon ?
Rubie, à peine assise, se retourna si violement qu’elle sentit la douleur lui monter au cou. Rose souriait. Pimpante. Elle avait le don de mettre n’importe qui mal à l’aise. De créer des cases qui n’englobaient jamais les gens, puis de leur reprocher de ne pas y rentrer. Rose était un produit parfait du Conseil, et cette perfection créait sa médiocrité.
- Oui ? répondit la jeune fille, un brin d’insolence dans la voix.
- Il faudra que vous me donniez vos mensurations, afin que l’on vous confectionne un uniforme adéquat.
Tellement obnubilée par mille autres choses, elle n’avait même pas remarqué que toutes les autres filles étaient habillées exactement de la même façon.
- Ah et j’oubliais, lorsque l’on répond à une dame l’on dit « plaît-il ». Je ne vous pose pas une question, le « oui » n’est pas approprié.
Toute la classe railla cette grossière faute de langage. Réflexion faite, il n’y avait pas ici qu’un seul produit façonné par les règles stupides de la bourgeoisie capitalienne, mais de quoi remplir tout un supermarché. Face à tous ces rictus de façade, le rayon dentifrice n’avait qu’à bien se tenir.
- Fantastique, déclara Rose, maintenant que tout le monde est enfin présent, passons à la prière du matin.
A ces mots, une nuée de robes blanches se déplièrent et, dans une chorale mécanique, se mirent à réciter des paroles qui n’avaient aucun sens. Une langue étrangère, que toutes ces filles maitrisaient visiblement à la perfection.
Elles n’avaient pas passé ici plus de temps que Rubie, pourtant elles paraissaient déjà parfaitement acclimatées à cette ambiance stricte de pensionnat religieux. Il était clair qu’il leur avait été possible de travailler cette prière en avance, et la jeune fille ignorait pourquoi cette chance ne lui avait pas été donnée.
- Mademoiselle Falcon, pour demain je vous prierais de bien vouloir apprendre le texte sacré de la prière matinale.
- Excusez-moi, répondit-elle, mais je ne vois pas comment je pourrais apprendre un texte que je ne possède pas.
- Ne vous inquiétez pas pour cela, je suis sûre que l’une de vos petites camarades sera ravie de vous le fournir.
Rubie sentit voler derrière elle un « tu rêves trésor » suivi de rires étouffés.
- Allez vous faire foutre, lâcha-t-elle dans le vent, et toutes se turent.
D’un geste doux, Luciana lui tendit son papier.
- Je connais déjà les paroles par cœur, ajouta-t-elle, je n’en ai plus besoin.
- Merci, c’est gentil.
Malgré son esprit de compétition, Luciana était sans aucun doute la plus gentille de toutes ces petites pestes arrogantes. Grandes amies dans les temps amicaux, grandes ennemies dans les temps rivaux. Elles laissaient le Conseil leur dicter leur conduite. Pathétique. A ce jeu, Luciana ne dérogeait pas, seule Nala faisait exception. C’était elle qui aurait dû lui donner ce papier, qu’est-ce qu’il l’en avait empêché ?
Dans un bref tour d’horizon, Rubie aperçut son amie au fond de la pièce. Elle dormait. Il aurait fallu être idiote pour croire à l’excuse du « coup de blues », mais respectueuse pour accepter de ne pas chercher plus loin.
- La leçon d’aujourd’hui, poursuivit Rose tandis qu’elle sortait d’un petit réticule une longue craie blanche, portera sur les règles à adopter en société. Lors d’un diner par exemple, une dame doit toujours être installée entre deux hommes, afin qu’ils lui fassent la conversation. Jamais, au grand jamais, elle ne doit prendre la parole en premier. Si un homme vous pose une question, vous répondez de la manière la plus simple et évasive possible, en terminant toujours votre phrase par une autre question à son encontre. C’est en les faisant parler d’eux que vous vous attirerez leurs bonnes grâces, jamais une femme n’a plu en parlant d’elle.
Ses paroles s’évaporaient à mesure qu’elle les prononçait. Bien qu’elle la fixât toujours de ses grands yeux noirs, Rubie ne la voyait déjà plus. Ses traits disparaissaient à mesure que la fatigue enveloppait ses yeux, son esprit brouillé par le doux voile du sommeil. Elle resta trois heures durant, silencieuse, à écouter sans entendre, regarder sans voir, attentive sans n’y rien comprendre. Peut-être n’y avait-il d’ailleurs rien à comprendre dans ce charabiât antiféministe. L’esprit de la jeune fille préférait occulter ce qui ne lui était pas utile de retenir, avant que le cœur ne s’emballe, et que la bouche ne parle trop. Ce n’est que le bruit aigu de la cloche sonnant la pause déjeuner qui parvint à la tirer de ses songes. Sans demander son reste, elle se leva et quitta la salle, suivant le flot de la foule sans savoir où elle allait.
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