Chapitre 55 : crépuscule
- Tu sais t’en servir ? lui demanda Sam, une carabine à la main.
- Assez pour te faire regretter de m’avoir posée la question.
Rubie s’attendait à un regard méprisant de la part du jeune homme, mais il la considéra avec admiration.
- Tu as de la répartie, ça me plait.
- Je ne suis pas là pour te plaire.
Incisif. Assuré. Véritable.
- Excuse-moi, renchérit Sam, ce n’est pas de la simple répartie, c’est du caractère. Je comprends que Salomé et toi soyez amies.
Amies ? L’étaient-elles ?
- Tu la connais bien, toi, Salomé ?
- Plutôt oui. J’étais proche d’un de ses frères quand on était enfant. La seule fille d’une famille ambitieuse de protectrices, c’est pas toujours une position facile à vivre. Je l’admirais beaucoup pour ça.
- Surtout que les porteuses de sphère sont de vraies pétasses arrogantes.
Etrangement, elle ne dû pas se forcer à mentir.
- Je te le fais pas dire ! Mes parents étaient domestiques au Palais de Cristal, ils en ont croisé quelques-unes et ils n’en gardent pas vraiment un très bon souvenir. Je ne comprends pas pourquoi Salomé se retrouve là-bas. Elle devait s’enfuir.
Elle devait, et Rubie ignorait toujours pourquoi elle n’y était pas parvenue. Pourtant, elle n’osait demander. Alors elle laissa couler, saisit la carabine et tira trois balles au cœur même des trois ballons qui volaient devant elle.
- Bien joué, la félicita Sam.
Elle lui sourit en lui rendant son arme, attrapant au passage le cadeau qui lui revenait de droit.
- J’ai faim ! s’exclama-t-elle ensuite. Tu connais un endroit où l’on pourrait acheter à manger ?
Sam la guida à travers la fête foraine, s’arrêtant par-ci, par-là, pour saluer soit le monstre d’une maison hantée, soit une vendeuse de ballon, ou encore le propriétaire d’un carrousel. Au bout de quelques minutes de marches, ils trouvèrent une confiserie qui proposait barbe à papa, gaufre et pomme d’amour.
- Alors dis-moi, qu’est-ce qu’il te ferait plaisir ?
- Je peux payer tu sais, ajouta d’elle avec fierté et arrogance.
Bien sûr elle ne pouvait pas, mais l’idée que se charmeur puisse lui offrir sa nourriture la révulsait.
- Ça va princesse, tout bon gentleman peut acheter à une fille de quoi manger. Prend ça comme un service rendu à Salomé.
Vu le peu d’argent dont elle disposait et la faim qui lui tordait le ventre, il aurait été déraisonnable de refuser. Elle commanda alors une crêpe au chocolat et Sam sortit la monnaie.
Ils continuèrent à déambuler dans les ruelles bruyantes de rire et fumante d’un brouillard coloré. A mesure qu’ils avançaient, Sam trouvait de moins en moins de personne à saluer et considérait un peu plus la jeune fille qui marchait à ses côtés. Il lui posait des questions, dont la moitié restèrent sans réponses, mais il semblait sincèrement s’intéresser à elle. Rubie n’en avait pas l’habitude, elle ne savait trop comment réagir.
Néanmoins, elle finit par se détendre, et se risqua même à danser au son frénétique des chanteurs de la Capitale. Sam l’accompagna, la rendant naïvement heureuse dans ce rêve éveillé.
Epuisés, les deux adolescents s’écroulèrent sur le sol. Elle le regardait, et il la regardait, couché sur les pavés comme s’ils étaient seuls au monde. La douceur de ce moment, rien n’aurait pu leur arracher. Quand ils tournèrent les yeux vers le ciel, des étoiles brillaient, éclairant à elles seules tous les environs.
- Voilà pourquoi on appelle cet endroit le Minuit, déclara Sam, ses doigts délicatement posés sur son poignet.
Rubie laissa sa tête glisser sur son épaule, dérivant lentement dans l’immensité nocturne. Elle aurait aimé rester ainsi durant des heures, des jours, des vies si elle avait pu, mais le tintement métallique d’une petite cloche vint briser sa sérénité.
Sam regarda son portable, le premier qu’elle avait vu depuis son arrivée à la Capitale.
- Salomé nous attend. Viens, il faut qu’on rentre !
Il attrapa sa main et l’entraina de nouveau à travers la foule. Ses pieds flottaient sur le sol comme sur des nuages. Elle se sentait étrangement légère, étrangement paisible. L’aile Ouest, l’espionnage, tout ça n’avait pour elle plus aucune importance. Il n’y avait que cela, que le Minuit et que Sam, rien d’autre. Puis revint la réalité.
Juste devant elle, les néons roses d’une boite de nuit fendaient la pénombre. Soudain, elle se sentit la chaleur de l’absinthe couler dans ses veines, les vapeurs de la drogue fumer sur ses lèvres, la sensualité des corps transpirant collé contre le sien. Avem, Rix, les Vautours… Andréas… tous lui revinrent dans un éclat de souvenir. Alors le Minuit et Sam n’existait plus, il n’y avait plus qu’eux, plus qu’elle, plus que cette douleur qui la transperçait. Cette douleur qu’elle désirait.
- Le club du Crépuscule ? Je te le déconseille, c’est rempli de gars paumé qui ne cherche qu’à sauter les jolies filles comme toi. Je ne dis pas ça pour être vulgaire, seulement pour que tu te rendes compte. Si tu venais à te promener là-dedans toute seule, ces mecs te plaqueraient contre un mur et te détruirait. Sincèrement.
Mais Rubie n’écoutait pas, captivée par la lumière rosée.
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