L’intérêt se focalisa soudain, et les petits fours furent vite abandonnés. Rubie s’attendait à découvrir des commérages de quartiers, mais Nala s’était incontestablement fait une place dans le cercle le plus fermé et le plus influent de la Capitale. Une place qu’elle lui avait partagée, et ce en quelques jours. Comment ? Comment pouvait-elle être aussi douée ?

Rubie pensait être la seule à désirer changer le monde, à en avoir le pouvoir, mais le changement ne semblait pas l’avoir attendue. Il y avait dans cette révélation quelque chose de frustrant, de blessant même, à découvrir ainsi que l’on est dispensable. Pourtant, cette incommodité s’effaçait rapidement au profit du soulagement qu’apporte le soutient, et de la sagesse qui accompagne le Conseil. La jeune fille ne portait donc pas le poids du monde sur ses épaules, une idée plus que rassurante.

La lionne poursuivit.

- Il semblerait, mesdames, qu’un cavalier ait atteint la pureté blanche.

Toutes s’indignèrent, stupéfaites face à cette annonce, et Rubie les imita, bien qu’elle n’en comprenne pas encore le sens.

- Qu’entendez-vous par « atteint » ? questionna une blondinette assise en bas du divan.

- Je veux dire effleuré le voile de sa féminité profonde, de ses coussins d’amour jusqu’à sa floraison. Tout en elle s’est abandonnée à lui tandis que tout en lui pénétrait en elle.

A mesure que les mots tombaient dans le silence, la surprise s’affirmait davantage, déformant majestueusement ce qui était visible des visages. Dans son esprit, Rubie tentait toujours de déchiffrer les informations que dissimulaient ces périphrases quand soudain, tout devint clair, d’une limpidité sans faille, et d’une possibilité tout bonnement invraisemblable.

La pureté blanche, ce pourrait-il que cette appellation face en réalité référence à Miza ? La Miza, Miza Shenren, déesse femme de l’innocence et membre du Conseil ! Et alors le cavalier serait un homme, un garçon peut-être, qui aurait partagé sa couche. A cette pensée Rubie eut un haut le cœur. C’était répugnant, et terriblement dangereux. Un être capable d’approcher d’aussi près l’une des trois triplettes était sans nul doute quelqu’un d’atrocement redoutable.

- Ce petit ange étranger se croit puissant, mais le destin des épines est depuis toujours porté par les roses. Qu’importe en quoi consiste son jeu, il est à notre avantage d’utiliser ses cartes pour notre propre partie.

Rubie manqua de s’étouffer. Non seulement elle venait d’apprendre qu’un homme avait corrompu une sœur Shenren, mais en plus de cela elle se trouvait en compagnie de femmes soit assez puissantes, soit assez folles pour vouloir tenter de le manipuler. Elle ignorait encore ce qu’elle préférait entre la folie et la grandeur, si tant est qu’il y ait une différence entre les deux.

- Je crains de m’y perdre, déclara Nala en attrapant un chou à la crème. Comment un cavalier peut-il être utilisé pour détrôner une reine ?

Le regard de la lionne changea, comme si cette question n’était pas appropriée. Pourtant, la réponse n’avait rien d’évident.

- En abattant le cavalier lui-même très chère, et la reine le suivra naturellement dans sa chute. Il se pourrait même qu’elle le précède.

Elle souriait. La lionne souriait, un bonbon au chocolat coincé entre les dents. Elle venait d’annoncer un meurtre comme l’on déclare vouloir aller aux toilettes, et elle souriait. Cette femme devait imposer le respect, pourtant il n’en était rien. Rubie ne pouvait respecter quelqu’un capable de jouer ainsi avec la mort. Ses intentions étaient certes les meilleures du monde, mais elle traitait les gens tels des pions que l’on avance nonchalamment sur un plateau d’échec. Rubie s’était trop longtemps retrouvée dans cette position, et même si l’assassinat au féminin avait un délicieux goût d’anis, elle ne pouvait cautionner que l’on condamne l’innocence avant de l’avoir jugée. Il en était fini de jouer.