Dans le Noir
Notre traversée du portail, comme les observations des physiciens l’avaient prévu, nous avait amenés à 12 milliards d’années-lumière de notre point de départ dans une galaxie noire, ou plutôt, dans une non Galaxie. Des lueurs parvenaient jusqu’à notre hublot çà et là. Des étoiles très lointaines peinaient à nous fournir un point de repère. Impossible de dire si ces lueurs étaient réelles ou s’il s’agissait de micro reflets dans sur nos vitres de plexiglas renforcé.
Les traversées de portails spatiaux ont parfois une tendance à nous faire passer par des zones dimensionnelles non stables qui peuvent endommager légèrement le vaisseau, le Voyager-XL600. Cela dit, ce sont des évènements qui restent assez rares. Tous nos équipements vitaux sont doublés ou quadruplés de telle sorte qu’une perte d’intégrité d’un matériel ne soit pas un réel souci. Toutefois, il convient de s’assurer de l’inventaire après chaque traversée.
Ce jour-là, ce fut mon tour de remettre ma combinaison spatiale pour une sortie extravéhiculaire afin de m’assurer qu’aucun système n’avait été touché. De mémoire d’astronaute, seuls 2 équipements importants avaient déjà été déjà touchés de cette manière sur une soixantaine de traversées effectuées. Ces équipements étaient disponibles en 4 exemplaires, chaque module étant suffisant à lui seul pour nous permettre de terminer sereinement le voyage. Ma sortie était donc totalement routinière.
Je montai à bord de la navette individuelle pour aller inspecter l’extérieur du Voyager-XL600. Il s’agissait d’un appareil relativement simple, destiné à rester autour du vaisseau principal. De forme sphérique, cette « capsule », comme on l’appelait, était composée d’une cabine individuelle, de deux petits propulseurs arrière, d’un propulseur avant et d’une réserve de gaz comprimé pour permettre quelques déplacements. Je pensais souvent aux astronautes de l’ancien temps qui devaient sortir dans l'espace en combinaison, sans équipements supplémentaires et équipés d’un harnais. Je n’aurais sans doute pas beaucoup aimé être autant exposé au vide de l’espace. Quoi qu’il en soit, les astronautes en sortie extravéhiculaire s’équipent toujours de leur combinaison, même dans une navette individuelle. Cette capsule, en plus de disposer d’un système de déplacement autonome, était également équipée d’un harnais. En cas de perte de contrôle, quelle qu’en soit la raison, cela permettait de maintenir le voyageur à proximité du vaisseau. Des règles de déplacement permettaient d’éviter un enroulement quelconque du harnais autour d’une partie du vaisseau. Les zones les plus sensibles et compliquées à naviguer étaient simplement interdites d’accès.
Le bras mécanique qui maintenait la navette sortit sur le côté du Voyager, puis lâcha la capsule en apesanteur. La navette restait naturellement à une distance constante du vaisseau. Cette zone de l’espace quasiment vierge de lumière le rendait presque invisible. Par endroit, il était équipé d’ampoules qui permettaient de se repérer et d’éviter d’entrer en contact avec certains modules externes.
Ma feuille de route imposait que le tour complet du Voyager soit fait. J’enclenchai alors mes lumières ainsi que mes deux propulseurs arrières pour avancer légèrement et commençai alors mes vérifications visuelles. Point par point, je visais des zones spécifiques de la surface externe du vaisseau pour en dissiper le brouillard ténébreux. La coque semblait absolument intacte sur toute sa surface. A l’intérieur, Tim faisait les vérifications internes et tenait le même discours. Il faut bien savoir que le passage à travers un portail affecte les dimensions d’espace et peut toucher indifféremment l’intérieur ou l’extérieur du vaisseau. Des vérifications sont donc nécessaires partout. En suivant la direction du mouvement, j’étais situé à la gauche du vaisseau. Ma capsule tirait un peu vers la gauche et tendait à m’en éloigner un peu. Je fis fonctionner le propulseur gauche afin de redresser un peu ma trajectoire. Celui-ci n’a pas fonctionné du premier coup. Il fallut que j’insiste plusieurs fois. J’expliquai à Tim que l’un de mes propulseurs fonctionnait mal et que par précaution je décidai de rentrer à l’intérieur du vaisseau. J’entrepris donc de faire demi-tour. Une fois de plus j’enclenchai mon propulseur droit pour entamer une rotation. Afin que cette rotation ne fût pas perpétuelle, il fallut que j’allume mon propulseur gauche pour stabiliser ma direction. Une nouvelle fois, l’injection semblait bloquée. Je me rapprochais dangereusement du vaisseau et insistais sur l’injection dans le propulseur droit. Il finit par s’allumer à 100% faisant dévier ma trajectoire et me permettant d’esquiver une collision avec le vaisseau. Ma capsule braqua immédiatement dans l’autre sens de façon légèrement incontrôlée. Je tentai d’arrêter l’injection de gaz dans le propulseur qui commençait à me faire tourner sur moi-même. Impossible ! Le Gaz était en train de se vider. La rotation s’accélérait de plus en plus. J’ai machinalement enclenché le propulseur opposé pour empêcher ce phénomène mais il était trop tard pour le compenser, les gaz étant ouverts à 100%. Je criais à Tim que je perdais le contrôle. Tim enfila son casque et parti dans le SAS menant au garage, cette zone ouverte depuis laquelle j’avais quitté le vaisseau dans la navette. Il me rappela que les propulseurs ouverts à 100%, le gaz s’épuiserait rapidement et que le harnais de sécurité de la capsule permettrait lentement de me ramener sur le vaisseau.
A bord de mon tourniquet spatial. Je m’éloignais lentement en voyant le vaisseau apparaître brièvement depuis mon cockpit puis redisparaitre au profit d'un noir sidéral des plus effrayants. J’attendais, patiemment, un peu étourdi, le rappel du harnais.
Lorsque Tim m’apprit enfin, que l’attache métallique du harnais semblait avoir été déformée pendant la traversée, je compris rapidement qu’en réalité, plus rien ne me retenait au vaisseau mère et que si je ne faisais rien, je continuerais de le voir s’éloigner à travers le hublot de la navette. Je pris tôt la décision, à chaud, d’ouvrir le cockpit et de me propulser, nu, vers le Voyager. Je pris une grande respiration, me remémorant les entraînements physiques dans la centrifugeuse, et me concentrai à viser droit devant pour apprendre le rythme avec lequel ma capsule faisait un tour sur elle-même. Je repérais le vaisseau qui apparaissait comme une tache blanche environ toutes les deux secondes. J’inventai alors une musique, un battement de tambour dans ma tête pour conserver ce rythme imprimé dans mes membres et dans mes tripes. Puis, avec toute la certitude du monde, Bom, Bom, Bom, je comptais cinq « Bom » et m’élançai dans le vide spatial. Ma précision fut tout à fait acceptable ! J’avais sauté à l’instant même où le vaisseau était devant moi. Mais oubliant de prendre en compte ma vitesse de rotation initiale, ma trajectoire fut loin d’être rectiligne. Chaque mètre avançant, mes espoirs s’amenuisaient et la peur gonflait mon cœur au point où il fut prêt à exploser après quelques secondes. Toutefois, mon entraînement d’astronaute me permit de tenir le coup, de ne pas sombrer dans l’inconscience pour avoir le privilège de me voir dépasser le vaisseau et m’enfoncer dans les Ténèbres. Je vis les petites lumières clignotantes du Voyager passer à côté de moi, dans un espace de ténèbres surréaliste, parfaitement noir. Puis, les lumières du vaisseau s’éloignèrent dans l’autre sens. Pas tout à fait sûr que j’étais parfaitement éveillé dans ce noir complet, je tâtai mes hanches, ma taille, pour vérifier si, à tout hasard, un cordon ne retenait pas ma combinaison au vaisseau. Négatif. Comme prévu, je n’avais pas de sécurité. En même temps qu’un afflux de sang bouillant m’envahissait le visage, je faisais un bilan rationnel de toutes les sécurités, de toutes les solutions restantes pour me ramener à bord. Le déplacement en capsule, c’était mort, le harnais, aussi, espérer l’aide de l’équipage …
Je signifiais à Tim mon besoin urgent d’être ramené à bord. Une petite puce intégrée dans mon casque envoyait des signaux radio, de quoi être repéré par un radar. Tim me fit rapidement comprendre que sans la capsule de navigation, équipée d’un radar, il était impensable de venir me chercher. Je lui proposai d’enfiler un module de déplacement individuel, un genre de sac à dos équipé d’une toute petite réserve de gaz, comme un jetpack spatial que l’on équipe uniquement en cas d’indisponibilité de la capsule et en situation d’urgence. J’allumais ma lampe frontale pour être repérable visuellement. La réponse gênée de Tim causa une déception qui n’avait d’égale que l’ineptie de ma demande. Tandis que je voyais les loupiottes du vaisseau se noyer dans l’obscurité, je continuais ma liste de solutions. Débrancher le radar interne du vaisseau et concevoir en vitesse un système d’alimentation autonome pour permettre à Tim de le tenir à la main et de venir me chercher. Utiliser une bombonne d’air comprimé, la percer avec un tournevis, puis la chevaucher comme un dauphin afin d’en faire une torpille de l’espace que Tim guiderait avec ses hanches de façon à m’emporter au vol, d’une seule main, et me ramener à bon port… Retirer mes gants et les lancer très fort dans la direction opposée au vaisseau, que je ne voyais plus par ailleurs, pour me donner une impulsion, sans doute insuffisante pour compenser mon mouvement actuel, qui me ferait partir de l’autre côté et me ramènerait à bord… Accepter mon sort, éteindre ma radio pour ne plus entendre Tim sangloter des excuses et vivre passivement mes derniers instants. Je finis par choisir raisonnablement la dernière solution. Il m’était déjà arrivé, en rêvassant, d’imaginer une telle situation. Et la simple pensée de m’imaginer dérivant dans l’espace m’emplissait d’effroi car j’avais atteint ce coin de l’univers, où la solitude était la plus absolue. Une solitude telle que pas le moindre brin de lumière, pas le moindre photon n’était présent pour me réchauffer. Le haut était égal au bas, qui lui-même était égale à la gauche ou à la droite. Etais-je toujours dans l’univers ? Dans ces conditions, Dieu ne m’avait-il pas perdu de vu lui aussi ? La peur du vide, non le mal de la solitude, le mal de l’univers me prit à la gorge et emplit mes poumons d’angoisse. Je réussis à empêcher mon esprit de mourir d’effroi en pensant qu’il me suffisait de retirer mon casque pour mourir en quelques secondes. J’allumai quelques instants ma lampe frontale pour y prendre la seule chaleur que j’avais à disposition. Je pus voir mon visage se reflétant presque parfaitement dans ma visière. Je me regardai les yeux dans les yeux et me dis à moi-même : « Tu vois ? C’est comme ça qu’on meurt finalement ! » Je sentis une pointe de compassion chez mon double, et j’en eus moi-même beaucoup pour son pauvre sort. Je m’étais trouvé un copain d’infortune. Je me demandais si Tim dirait à ma famille que je les aimais, bien que je n’eusse rien dit en ce sens tant que j’avais encore la parole. Cela allait de soi, bien sûr qu’il allait le dire. Pas la peine de s’inquiéter pour ça. Il n’était plus la peine de s’inquiéter pour quoi que ce fût en réalité.
Je me surpris à tournoyer un peu sur moi-même, comme pour chercher ma position dans un lit, comme pour vérifier que cela ne changeait rien. Et effectivement, cela ne changeait rien. Je savais que tôt ou tard, je finirais par retirer mon casque. Pas question de mourir par manque d’oxygène. J’attendais simplement le bon moment. J’ai discuté quelques instants avec mon double dans la visière. Comme si nous étions tous les deux cachés sous des draps avec une lampe de poche, profitant d’un moment complice. Ce n’était pas si mal finalement. Une belle mort ! Voilà c’est ça, une belle mort. Je restais là de très longues minutes, presque heureux, dans la chaleur de ma propre compagnie. C’est fou le réconfort qu’une lampe peut apporter. Je laissais à mon esprit la liberté bien méritée de divaguer un peu.
J’ouvris brusquement les yeux, après m’être assoupi. Un court instant, j’ai cru me réveiller dans ma couchette et je cherchai à allumer la lumière. Je me souvins finalement que non, je n’étais plus à bord du vaisseau et que ma couchette si confortable avait cédé place au vide spatial, si loin de tout qu’aucun poisson abyssal ne s’y aventurait. La température de ma combinaison commençait à baisser et je constatai que ma lampe n’avait plus de batterie. Je dis mentalement adieu à mon double de visière lui promettant de venir le rejoindre rapidement. Encore quelques instants, je voulais prendre le plaisir de divaguer, et j’imaginais un scénario ou un vaisseau passait par hasard par ici, me repérait sur son radar, et parvenait à me ramener en capsule. Pour que l’histoire ne soit pas trop belle, je ne demandais même pas à être sauvé, juste à mourir tranquillement au milieu des miens. Puis, quand le scénario était terminé, j’en commençais un nouveau. Je rentrais sur Terre, et je décidai de ne plus reprendre le chemin de l’espace. Je profitais de choses simples de la vie : me balader en montagne, toucher les arbres, respirer l’air de la Terre, une bouteille d’eau à la main, un brin de paille à la bouche. Finalement, les idées m’ont rapidement manqué et je tournai en rond jusqu’à converger sur une seule ou deux images qui me restaient gravées en tête. Aller, ce serait celle-ci ma dernière image. Pas la peine d’hésiter 50 ans.
Je pris quelques grandes respirations, pour atténuer le stress. Et je réussis presque à me convaincre que j’étais en paix, prêt à partir, que j’avais fait mes choses sur la Terre, que mon esprit avait vécu ce qu’il avait à vivre, et que maintenant il était temps. Je ne voulus pas non plus prendre le risque de laisser un autre moment d’angoisse s’installer. Je voulais partir au meilleur de mes conditions mentales. Je m’interdisais désormais de penser. Si mon esprit se perdait à vagabonder du côté des amours, de la famille, des accomplissements personnels à réaliser etc., je le ramenais immédiatement sur le droit chemin de l’encéphalogramme plat. Pas question de devenir mélancolique. Soudain, je me mis à imaginer cet instant où j’allais retirer mon casque. Est-ce que j’allais avoir mal ? Mes poumons allaient-ils exploser ? Probablement que oui. Mais dans ce cas, ne fut-il pas préférable que laisse les réserves d’oxygène de ma combinaison s’amenuiser ? J’appréhendais beaucoup de ne pas avoir le choix, de subir le manque d’air. En expulsant l’air de mes poumons par une longue expiration, probablement que j’eusse pu éviter l’explosion de ceux-ci. Puis, l’absence de pression dans mes poumons aurait probablement induit une hypoxie plus rapide puisque l’oxygène de mon sang serait repassé, en sens inverse, dans mes poumons. En quelques secondes, mon cerveau n’eût plus été nourri et je me serais évanoui. Quant à l’absence de température du vide, elle ne me fit pas plus peur que ça, étant donné que le vide est un excellent isolant thermique. Si mes prévisions étaient bonnes, en pensant à expulser tout l’air de mes poumons, la mort puait bien être douce et rapide. Je décidai de compter simplement… jusqu’à dix, non cinq. Pour être sûr d’aller au bout, je hurlais « AAAAAAHHHH », d’une part pour m’empêcher de penser, et d’autre part pour vider mes poumons. Enfin, j’ai senti l’instant… Je n’avais même pas commencé à compter, aucune importance. Je retirai mon casque pour faire un câlin aux ténèbres que j’avais apprivoisées. Mes yeux brûlèrent un peu, je les fermai. Puis l’asphyxie me prit tranquillement. Je tentai de focaliser sur autre chose, ma belle image, papa, maman, pas le temps. Je me vidais de toute mon énergie. Je sentis l’appauvrissement rapide de mon sang, l’extinction proche de mon cerveau engourdi et parti dans un songe à peine violent. « Au revoir le monde, puisque je ne peux pas parler, j’aurai au moins le temps d’envoyer ma dernière pen…sée à travers l’univers, que celle-ci ré...son…ne…à…tra…vers…l’es…PA-CE : « … » »
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