CHAPITRE 3
Le temple, de style grec, se dresse devant eux. Six colonnes en gardent la porte, intimidant le jeune garçon de leur rouge vif. Assise sur son char tiré par des lions, une femme à la couronne en forme de muraille crénelée, jette sur eux un regard méprisant et semble les défier d'entrer.
Deux pots remplis de violettes encadrent le monument. Sur le côté, un immense cyprès dépasse le temple d’au moins vingt pieds.
A cette heure de la journée, le lieu est désert. Les Romains ne s’aventurent guère dehors au moment où le soleil tire sa révérence.
- Qui est Cybèle ? demande l’enfant.
- Cybèle, la mère de tous les dieux, la déesse à la tête couronnée de tours…
- Je n’en ai jamais entendu parler.
- Alors, je vais te raconter son histoire.
Le barbier fixe l’enfant de ses yeux brillants. L’enfant se réjouit à l’idée d’écouter une jolie fable. Dans ce lieu paisible et d’une rare beauté, la violence et la soudaineté de son enlèvement lui semblent loin.
- Il y a très, très longtemps, bien avant que la louve Luperca n’allaite Romulus et Rémus, une déesse magnifique et puissante nommée Cybèle régnait sur la Terre. Non seulement elle était la mère de tout ce qui pousse au-dessus et au-dessous, mais elle était la mère de tous les dieux. Au repos, elle prenait la forme d’un gros rocher noir. Mais, lorsqu’elle se déplaçait sur son char tiré par deux lions, c’était une femme majestueuse, dont la tête était ornée par une tour, symbole de la protection qu’elle apportait à chaque ville visitée. Elle laissait sur son passage un tapis de fleurs, d’où jaillissaient toutes sortes d’animaux, d’arbres fruitiers entourés d’oiseaux colorés. Un jour, Jupiter la croisa et voulut la séduire. Cybèle refusa ses avances, pour la bonne raison qu’il s’agissait de son propre fils. Jupiter insista, il déteste qu’une femme lui résiste, même si c’est sa mère. Alors, Cybèle, pour se protéger et décourager ses ardeurs, se métamorphosa en pierre, mais on connait tous le roi des dieux, il n’abandonne jamais. Furieux, Jupiter sortit son sexe tendu et chercha à pénétrer le rocher. Jupiter saute sur tout ce qui bouge.
“…Et ne bouge pas”, complète l’enfant mentalement. Il peine à imaginer cette scène sans esquisser une moue de dégoût. Le barbier continue malgré tout.
- Il avait beau être Jupiter, le puissant, le foudroyant, l’éternel, son pénis ne parvenait pas à transpercer la pierre et il n’y avait nul interstice où se faufiler. De dépit, il expulsa sa semence sur le rocher, comme ça, d’un jet puissant, avant de s’en aller en quête de nouvelles aventures, avec sa frustration pour seule compagnie. Oui, je sais, ce n’est pas très joli. Mais les histoires de dieux ne sont qu’une illustration de la vie dépravée des hommes. Et tu verras, le pire est à venir.
L’enfant se demande comment on peut faire pire qu’un dieu copulant avec un caillou. D’un geste de la tête, il fait signe au barbier de continuer.
- La semence de Jupiter est fertile, même déposée sur un rocher. De cette étrange “union” naquit une divinité, Agdistis. Un être aux attributs d’homme et de femme. Un être caractériel, qui dès sa naissance, agressa et viola tous les êtres vivants qui avaient le malheur de croiser son chemin, jusqu’aux plantes innocentes. Il était indomptable, semait le chaos partout où il passait. La nouvelle parvint aux oreilles de Jupiter-qui-entend-tout. Le roi des dieux décida de mettre fin à cette engeance. Qui osait copuler avec tout ce qui bouge ? C’était indigne. Il demanda à Bacchus d’imaginer une punition. Le dieu du vin, ravi de cette mission, se frotta les mains. Il alla trouver Agdistis et l’invita à une orgie. Le monstre accepta, bien évidemment, il ne pouvait résister à une fête où se réuniraient toutes sortes de créatures appétissantes. Bacchus en profita pour endormir sa victime avec une boisson dont il avait le secret. Durant son sommeil, il attacha les testicules aux pieds du dormeur, de sorte que lorsque le monstre s’étira au réveil, il se châtra lui-même. Un cri de souffrance explosa dans le ciel en même temps qu’un jet de sang s’épancha sur la terre. Le sang d’Agdistis, fils de Cybèle et de Jupiter, est fertile. La fertilité est de famille. Il donna naissance à un arbre, un bel arbre aux fruits rouges et ronds, délicieusement sucrés. Le grenadier.
Même si l’enfant avait déjà aperçu des grenades sur des étals, il n’y avait jamais goûté, son père ne pouvait s’offrir ce fruit luxueux réservé aux patriciens. Le récit du barbier le dégoûte de ce fruit. Pourquoi lui raconte-t-on toutes ces horreurs ? Où va mener cette histoire ? Le barbier caresse sa barbe soignée et sourit de toutes ses dents devant le visage décomposé de l’enfant.
- Mais ce n’est pas fini. Une nymphe, passant auprès de l’arbre, découvrit une jolie grenade tombée sur le sol. Elle trouva le fruit si beau et si désirable qu’elle l’introduisit en son sein, ou peut-être ailleurs, la légende est sujette à de nombreuses variations.
- Mais… mais une grenade ? Comment ? Pourquoi ? demande l’enfant, interloqué.
- La question du pourquoi est inutile, celle du comment plus encore. En revanche, celle des conséquences nous importe. Une fois que le ciel eut tourné trois fois autour de son axe éternel, la jeune nymphe donna naissance à un beau jeune homme qu’elle prénomma Attis. La procréation est rapide, chez les dieux. Le produit de cette union était donc le fils d’Agdistis et le petit-fils de Jupiter, mais également le petit-fils de Cybèle
- Et aussi son arrière-petit-fils, car Jupiter est le fils de Cybèle.
- Je vois que tu suis, c’est très bien.
- Les racines de l’arbre généalogique sont un peu emmêlées.
- Tout comme celui des humains, mais ils n’osent souvent pas l’avouer, tu n’as pas idée de ce que l’on pourrait trouver si l’on cherchait bien, il est parfois des secrets que l’on préférerait taire. Cybèle et Attis s'aimaient profondément, et leur amour était aussi beau que les fleurs de printemps. C’était pour le coup un amour sans désir, un amour vertueux, chaste. Cybèle fit promettre à son petit-fils chéri de rester vierge toute sa vie, pour ne pas souiller leur amour, peut-être redoutait-elle le fruit d’un accouplement entre Attis et un autre être vivant ou non, la nature réserve comme on l’a vu, d’étranges surprises. Quoiqu’il en soit, Attis accepta. Ils passaient leur temps ensemble dans la nature, à se promener dans les bois, à danser sous les arbres et à écouter le chant des oiseaux, jusqu’au jour où ils croisèrent Agdistis. Privée de ses attributs masculins, elle était devenue femme et s’était calmée. Lorsqu’elle aperçut Attis, elle en tomba éperdument amoureuse.
- Attendez, Attis était son fils !
- Oui.
- Alors Agdistis était son père ou sa mère ?
- Cela n’a pas d’importance, deux papas, deux mamans, un papa et une maman, une seule maman, un papa…
- Ou une grenade et une maman, ou un caillou et un papa.
- Oui, bref, doit-on s’en soucier quand l’enfant est en bonne santé ? Fidèle à sa promesse, Attis refusa les avances d’Agdistis, mais il ne put résister à la beauté d’une jeune femme, une mortelle cette fois, la fille du roi de Pessinonte. Tous deux décidèrent de se marier, le roi organisa une grande fête, mais comme il se méfiait de la colère divine, il ferma les murailles de son royaume pour empêcher toute perturbation. C’était sans compter sur Cybèle, la déesse couronnée de tours, qui n’acceptait pas la trahison de son Attis chéri. De sa tête de pierre, elle fracassa la muraille et pénétra au beau milieu de la fête, avec, dans son sillage, sa fille Agdistis rouge de colère, folle de rage, possédée par la haine de voir son fils s’unir avec une mortelle. La folie des dieux est contagieuse. Les invités du mariage entrèrent dans une transe démente. Le roi s’arracha les testicules avec les dents, la mariée se trancha les seins, les hommes invités au mariage s’arrachèrent eux aussi leurs attributs et les jetèrent au feu en hurlant comme des damnés. Attis n’échappa pas à la frénésie ambiante, il tailla la branche d’un cyprès et s’en servit pour se couper les couilles qu’il lança au visage de Cybèle en implorant son pardon. Son sang gicla sur la terre et fit naître des fleurs magnifiques que l’on appelle aujourd’hui les violettes, il était fertile, lui aussi, comme tous ses ascendants. Puis il mourut. Quand tout se calma, Cybèle récupéra ses testicules et les enterra avec un amour tout maternel. Un cyprès naquit à cet endroit. Cet arbre reste vert quelle que soit la saison, comme l’amour qui unit Cybèle à Attis, fils et enfant pour l’éternité. Voilà l’histoire que je voulais te raconter, une histoire d’amour, de destruction, de sacrifice, de folie, de mort et de renaissance.
- Les gens croient vraiment à ces légendes à dormir debout ? ricane l’enfant. C’est tout de même excessif, et puis cette histoire de grenade, je ne crois pas que…
- L’important n’est pas d’y croire, mais de respecter les rites qui permettent au monde de ne pas sombrer dans le chaos. Mais je vois que tu as l’esprit critique. Tu es intelligent, j’ai bien fait de miser sur toi.
- De miser sur moi ?
- Non, rien, ne t’inquiète pas, ça n’a pas d’importance.
Le barbier pivote la tête vers le soleil couchant.
- Il est l’heure. Suis-moi, on t’attend à l’intérieur.
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