CHAPITRE 7

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L’annonce lui perce le cœur tel un coup de poignard. Halotus porte la main à la poitrine, il vacille, sa respiration s’emballe, tandis qu’une terreur glaciale s’empare de lui. Des gouttes de sueur perlent sur son front, ses mains tremblent comme si elles cherchaient instinctivement quelque chose pour apaiser sa souffrance.

Claude, l’Empereur, mais aussi son maître, assassiné ! Et par sa propre main !

Halotus pouvait-il être l’auteur de son meurtre ? Cette idée lui semble absurde, impensable, mais pourtant, on l’accuse bel et bien de son assassinat.

Une nouvelle fenêtre s’ouvre dans les ténèbres de sa mémoire et le visage de Claude se dessine dans cet espace obscurci par l’oubli.

Tout s’efface autour de lui et Halotus se retrouve plongé vingt ans en arrière, dans le cabinet d’étude de Tiberius Claudius Drusus.

A l’époque, il n’était qu’un sénateur vivant au palais de son oncle, l’empereur Caligula. Halotus, quant à lui, venait de sortir de sa période de convalescence. Le matin-même, le barbier l’avait réveillé avec un enthousiasme retentissant : “Le grand jour est arrivé !”, il lui avait offert une tunique d’un blanc immaculé avant de l’escorter vers une riche demeure sur le mont Palatin. Le barbier se rongeait les ongles, le mouvement incessant de sa jambe tout le long du trajet trahissait sa nervosité. La transaction avec Claude avait été d’une rapidité clinique. Sans lever les yeux de son parchemin, Claude avait désigné une bourse rebondie posée sur une table basse. Le barbier en avait desserré les cordons, dévoilant brièvement d’étincelantes pièces d’or. Halotus avait ainsi découvert la valeur qui lui était attribuée.

A reculons, les doigts crispés sur son butin et les yeux brillants d’émotion, le barbier avait quitté la salle en multipliant les remerciements à l’adresse du généreux acheteur.

Dans sa cellule, Halotus ferme les paupières et se souvient de ce moment précis où il s’est retrouvé seul en compagnie de son nouveau maître. Il se revoit, ignorant où se placer, se balançant d’un pied sur l’autre. La lune de Cybèle danse au bout de ses doigts nerveux. Il observe Claude en silence.

Assis à sa table de travail couverte de parchemins et de papyrus, son hôte trempe régulièrement un calame dans un flacon d’encre et trace des lettres avec application. L’homme a les cheveux blonds hirsutes, le visage joufflu posé sur long cou, il doit avoir environ cinquante ans et ne semble pas remarquer sa présence.

Mal à l’aise, Halotus ne se sent pas à sa place et n’ose dire un mot de peur de déranger son nouveau maître. Alors, il attend. Longtemps. Dehors, la nuit est tombée et Claude continue d'écrire à la lueur d’une lampe à huile qu’il vient d’allumer. Les jambes d’Halotus commencent à flancher. N’y tenant plus, il ne peut résister à intervenir.

  • Maître, sur quelle œuvre travaillez-vous ?

Claude s’interrompt net, la pointe de sa plume se fige sur le parchemin et laisse une tache noire. Il lève de grands yeux ronds en sa direction.

Pétrifié, Halotus redoute les conséquences de son impertinence, il a envie de disparaître dans un trou de souris.

  • Tu… Tu…T-tu…

Le visage de Claude est agité de spasme nerveux, de clignements d’yeux appuyés et répétés. Ses épaules sursautent, les mots semblent peiner à passer la barrière de ses lèvres. Hadotus s’inquiète de voir un léger filet de bave couler le long de la joue de son maître. Il sait que les maîtres ont droit de vie et de mort sur leurs esclaves et craint à présent pour sa vie. Il s’apprête à s’excuser lorsque Claude achève sa phrase débutée avec tant de difficulté.

  • Tu es curieux sans… sans… te montrer inconvenant, jeune spadone, finit par énoncer Claude. C’est… c’est une… une grande… qualité. Je… Je t-travaille… sur l’écriture d’une… histoire de…de Carthage… Co… Comment… t’appelles-tu ?
  • Halotus, maître, répond Halotus.

Le jeune eunuque s’éponge le front du revers de la main et pousse un discret soupir de soulagement, avant d’ajouter :

  • C’est ainsi que les prêtres de Cybèle m’ont nommé.

Les yeux de Claude brillent d’un nouvel éclat.

  • Halotus, l’au… auréolé… un… un…un très beau nom qui présage un b…bel avenir. Sais-tu que dans c… certains pays, au-delà des rives de l’Indus, des enfants naissent sans nom ? C’est à travers leurs exploits qu’ils finissent par en acquérir un. Le nom, il faut le mériter, on ne le porte pas comme l’on porte un vêtement mal taillé et imposé par d’autres, c’est au contraire lui qui définit l’homme que l’on est. Il n’en a alors que plus de valeur aux yeux des hommes et des dieux. Mon ancêtre Oc… Octave, l’a bien compris, lui qui s’est fait appeler Auguste au cours de son règne. C’est ce nom qui restera pour l’éternité, c’est ce nom qu’il a choisi.
  • Je n’ai pas choisi mon nom.
  • Cybèle l’a fait pour toi, par la voix de ses prêtres.

Halotus a remarqué que le bégaiement de Claude s’est peu à peu effacé. Même si des tics persistent à marquer l’expression de son maître, il semble plus à l’aise et cela met le jeune esclave en confiance. Claude se lève, déploie sa longue silhouette et s’avance en boitant vers Halotus.

  • Tu n’es pas sans savoir que le règne de mon oncle est assez tu… tu… tumu… … tumultu… compliqué.

De nombreuses rumeurs circulent au sujet de Caligula, sa dépravation, ses relations incestueuses avec sa sœur, son adoration pour son cheval qu’il aurait nommé consul, sa cruauté envers quiconque oserait le critiquer. Son prédécesseur, Tibère, n’avait d’ailleurs pas meilleure réputation; Où est la vérité, où est la calomnie ? Halotus l’ignore, il juge plus sage de s’abstenir d’émettre un jugement et approuve prudemment de la tête.

Claude marque une pause, il soulève un paquet de feuilles sous lequel se cachait un poulet rôti, croque dedans à pleines dents. Puis, il poursuit sous le regard attentif et silencieux d’Halotus.

  • Toi et moi, Halotus, nous partageons bien plus de similitudes que tu ne l'imagines. Tu as certainement remarqué mon bégaiement, les soubresauts incontrôlés de mon corps, ma claudication, je lutte contre une force invisible… Quand j’étais enfant, mon comportement inspirait la crainte et le malaise. Aujourd’hui, je suis juste perçu comme un attardé mental, idiot, mais inoffensif. Malgré mes prestigieux ancêtres, on me tient à l'écart des décisions. C'est précisément cette marginalisation qui m'a préservé au milieu des complots qui ont vu tant de membres de ma famille périr. Je dois t'avouer que parfois, j'accentue légèrement mon infirmité et comme Ulysse lors de son retour à Ithaque, je simule la bêtise, cela me protège. Aux yeux des autres, je resterai toujours un enfant, et c'est en cela que nos destins se rejoignent.

Claude marque une brève pause, ses yeux fixés sur Halotus.

  • Mais ce monde demeure imprévisible et dangereux, surtout sous le règne de mon oncle. Rien n’est plus précieux que la vie et je crains pour la mienne, comme tant d'autres. Caligula se montre parfois déconcertant, j’ai renoncé depuis longtemps à le fréquenter. Je ne peux accorder ma confiance qu'à un homme dont la vie n'a pas encore été corrompue, un homme que j'aurai choisi, un homme capable d'espionner au sein du palais pour découvrir les complots en cours sans être repéré, un homme que Cybèle a auréolé de son pouvoir divin. Je précise que je n’attends de cet homme aucune faveur… intime, ces plaisirs me sont absolument étrangers .

Halotus comprend bien où Claude veut en venir, mais il le laisse aller au bout de son raisonnement. La franchise de Claude le séduit, sa simplicité lui inspire confiance et sa fragilité apparente le touche. Claude arrive à la conclusion qu’il attendait :

  • Halotus, cet homme, c'est toi, si tu le veux. Acceptes-tu de me servir avec loyauté ?

Contre toute attente, Claude l’invite à choisir. Halotus, surpris, le regarde avec des yeux ronds. Quelle entourloupe cache cette proposition ? Claude semble conscient de ce questionnement intime.

  • Je précise que tu es libre de partir. Je privilégie l’entourage de personnes motivées plutôt que l’association avec des individus contraints par les circonstances. J’aurai juste perdu le fruit de mon intuition ainsi que quelques aurei dans l’affaire, mais ce n’est pas grave. Ce n’est pas la richesse qui compte, mais la tranquillité de l’âme, comme disait Epicure.

Halotus réfléchit vite, il sait qu’il ne faut pas tergiverser et que son destin se joue maintenant. Dans ce monde cruel et dangereux, il a besoin d’un allié. Il serait bien stupide de retourner chez ce père qui l’a vendu pour une bouchée de pain ou de partir dans le vaste monde, méprisé pour sa condition d’eunuque, à la merci du moindre brigand. Certes, il vient à peine de rencontrer Claude, mais le sénateur lui fait bonne impression. Sa douceur, sa manière de s’exprimer, son discours le rassurent, même ses tics le rendent touchant. En bref, il se sent en confiance avec cet homme.

Halotus répond d’un “oui” franc avec toutes ses dents, il n’avait pas souri depuis longtemps.

Les deux hommes scellent leur pacte en s’empoignant les avant-bras.

Pendant deux ans, Halotus entretient avec Claude une relation presque filiale. Claude passe la plupart de son temps dans un petit cabinet d’étude, absorbé par l'histoire de Carthage. Il n’en sort que pour assister à des séances au Sénat ou, lorsqu’il y est invité, à des cérémonies publiques, aux jeux du Cirque, des sacrifices rituels… Halotus le sert avec application et l’accompagne lors de ses rares déplacements, sauf au Sénat où il n’a pas le droit de pénétrer. Lorsqu’il est témoin de bruits de couloir, il prend des notes sur une tablette de cire et la transmet à Claude. Pour les recherches de son maître, il passe des heures à la bibliothèque, entouré des scribes et des volumen protégés par leurs étuis en cuir. L’odeur végétale des papyrus évoque les marais du Nil, celui, boisé, des brûle-parfum a des relents de l’Orient inconnu, il a l’impression de voyager tout en restant assis. Là-bas, sa curiosité insatiable fait de lui la coqueluche des copistes. Le bibliothécaire en chef lui apprend la calligraphie et le grec, et lui donne accès aux ouvrages les plus précieux.

Quand son maître lui laisse du répit, ou quand il souffre d’insomnies, Halotus circule dans les couloirs sombres, des rouleaux de papyrus à la main, feignant l’occupation. Personne ne lui prête plus d'attention qu’à une myrtille dans un bol de cassis. Lors de ces promenades nocturnes, son regard tombe bien malgré lui sur des scènes qu’un jeune esprit ne devrait pas connaître. Deux femmes dévêtues traquées par un sénateur à la toge de travers, une pièce jonchée de corps nus entremêlés dans des positions énigmatiques, des traces de mains ensanglantées sur une statue de Vénus, une tenture de mousseline derrière laquelle des ombres déformées s’agitent sans retenue, des esclaves à quatre pattes, une pomme dans la bouche, tenus en laisse par de vieux messieurs… Souvent, derrière des portes closes, il perçoit le grondement de bêtes en rut, des hurlements de douleur, des claquements de fouet et des rires inquiétants, à peine couverts par les mélodies des saltimbanques. Mais parfois, le spectacle prête plus à sourire qu’à se lamenter, par exemple lorsqu’Halotus croise une panthère noire faisant ses griffes sur un tapis d’Orient, un troupeau d’oies cacardant entre les statues, un homme nu galopant à cheval dans un couloir de marbre, cinq poulpes fugitifs, dont un avec un couteau planté dans le manteau, des dizaines de poissons sautant au beau milieu d’une fontaine remplie de vin aux épices, une statue de Jupiter avec une carotte plantée dans son derrière de pierre… Halotus pourrait noircir des dizaines de volumen pour raconter ces histoires. Le monde de la réalité et celui de Bacchus ne font plus qu’un et au bout de quelques mois, plus rien n’étonne le jeune spadone. Toutefois, il a compris une chose : en évoquant la folie de Caligula, la rue ne mentait pas. Le palais est contaminé et l’Empire court à sa perte.

Fort heureusement, Claude reste à l’écart de cette démence, il reste fidèle à l’impression qu’il avait donnée le premier jour de leur rencontre. Malgré son impression de fragilité, il fait l’effet d’un bâtiment qui résiste aux plus forts tremblements de terre et reste debout au milieu des ruines.

Souvent, le maître s’inquiète même pour l’équilibre mental de son esclave et le conjure de ne plus fréquenter ces lieux dépravés, mais Halotus, investi dans sa mission, refuse. Il est conscient de l’utilité de son rôle. Il enregistre tout, retient les visages, les noms qui se murmurent. Avec la fierté du chat ramenant sa souris dans la sandale de son maître, il rapporte le fruit de ses trouvailles. Claude le remercie, certes, mais ne prête qu’une vague attention et retourne vite à ses travaux.

C’est par une froide nuit de janvier qu’Halotus fait une découverte qui va bouleverser le cours de plusieurs vies.

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