CHAPITRE 14
La trappe s’ouvre sur le visage balafré du geôlier, qui frotte ses yeux ensommeillés avec ses doigts velus. Il se penche au-dessus du trou.
- Tu oses me déranger au beau milieu de la nuit ? grogne-t-il.
- J’en suis désolé. Tantôt, vous m’avez demandé si j’avais une dernière volonté.
- Et tu n’as pas répondu !
- J’ai changé d’avis.
- Il n'est jamais trop tard pour changer d'avis. Sauf quand on est mort.
- Justement, avant de mourir, je demande une entrevue avec Britannicus, le fils de Claude.
Le gardien se gratte la tête, son visage se tord en une vilaine grimace.
- C’est une demande bien compliquée à réaliser.
- Il s’agit d’une question de vie ou de mort. J’ai une information capitale à divulguer au fils de Claude. Si l’on apprend que vous m’avez empêché de sauver l’empire, vous risquez la mort !
- Ne l’écoutez pas, gronde le père, toujours dissimulé par l’obscurité. Il cherche à vous embobiner…
En haut, le garde masse ses joues piquées par une barbe naissante.
- J’hésite, je dois réfléchir.
- Moi, en tout cas, si vous le gardez au cachot, je serai aussi muet qu’une carpe, renchérit le père. Il mourra avec son secret, voilà tout, personne n'en saura rien.
Le garde ignore le commentaire et s’adresse à Halotus.
- Tout ceci est aussi soudain que suspect. Tu cherches à t’évader ?
Halotus désigne sa cheville gonflée.
- Vous avez vu ça ? Comment pourrais-je m’enfuir dans cet état ?
- Hum…
- En même temps, s’il cherchait à s’évader, il ne le dirait pas, persifle le père.
Halotus sent monter une rage sourde en lui, il bout. Il ne va pas échouer si près du but, à cause d’un gardien mal luné ! Quant à son père, si Cybèle pouvait lui coudre les lèvres l'espace de la négociation, il ne cracherait pas sur ses services divins.
Sans réfléchir, il demande :
- Combien ?
- Je suis bien au-dessus de tes moyens, s’empresse de répondre le garde.
Le goûteur pousse un soupir de soulagement. Le poisson est ferré. Peu de gens ont la force de résister au pouvoir d’attraction de l’argent. Heureusement, Halotus n’en manque pas : malgré son statut d’esclave, Claude l’a abondamment récompensé pour ses services. Et comme il vit tel un ascète, son coffre n'a cessé de se remplir.
Après avoir estimé le salaire mensuel du geôlier à cinq-cents sesterces par an, Halotus se lance dans la négociation.
- Trois-cents sesterces.
- Cinq-cents, répond le garde.
Halotus sourit. C’était vraiment facile. Il s’apprête à négocier pour la forme, lorsque la voix de son père résonne dans le noir.
- J’en donne six-cents pour qu’il reste !
La cicatrice du geôlier s’élargit comme un sourire, tandis qu’une ombre passe sur le visage d’Halotus. C'était trop facile.
- Voilà qui devient intéressant ! se réjouit le garde avec une joie perverse dans la voix.
Il se frotte les mains, approche sa tête du trou pour apercevoir le nouvel enchérisseur, toujours terré dans le noir, menaçant par son absence.
- Tu m’en as donné autant pour rejoindre ton fils dans le cachot. Tu peux proposer mieux !
- Sept-cents reprend Halotus en lançant un regard noir en direction de son ennemi invisible.
- Huit-cents.
- Neuf-cents, répond Halotus du tac-au-tac.
- Mille ! arrondit le père d'une voix triomphante.
- Mille deniers ? demande le garde en se léchant les babines.
- Euh, hésite le père d’une voix chevrotante. C’est-à-dire que…
- Moi, j’offre mille deniers ! s’exclame Halotus, heureux de la brèche qui vient de s’ouvrir. La somme représente le quadruple de mille sesterces, mais il a les moyens, et bien au-delà.
Le garde attend une dernière offre du père, puis, en l’absence de réaction, finit par accepter.
- C’est bon pour moi. Mille deniers et je t'amène à Britannicus. Comment comptes-tu me régler ?
- Vous pouvez m’accompagner jusqu’à mon appartement, au Palatin. Là-bas, je vous donnerai la somme que je vous dois et vous me guiderez jusqu’à Britannicus.
- Oh… répond le geôlier, les sourcils froncés.
- Quoi ?
- Il y a un souci.
- Quoi encore ?
- Je dois trouver un suppléant pour tenir le cachot en mon absence. Tu es blessé, ce sera plus difficile de t’escorter, et je devrai te ramener au cachot… il me faudra bien cent deniers de plus pour couvrir les frais de déplacement, aller et retour.
- Adjugé !
Une expression de déception passe sur le visage du geôlier. “Il se demande s’il n’aurait pas pu demander plus”, songe Halotus “Il faut dire que j’avais encore de la marge”.
L’échelle descend dans le trou. Halotus se hisse sur les barreaux avec difficulté, lorsqu’une main agrippe sa cheville. Il se retourne et aperçoit son père en contrebas, tendu au maximum de ce que la chaîne lui permet. Son visage ressemble à un masque de théâtre : des yeux fixes exorbités et une bouche immense, figée dans une expression de haine.
- Je ne te laisserai pas partir, hurle-t-il ! Tu ne va pas t’en sortir !
Halotus secoue la jambe, tente de se défaire de l’emprise de son père, lorsqu’il voit un caillou fuser le long de son corps et percuter le crâne de son père, qui s’effondre aussitôt comme une poupée de chiffon.
- Voilà, c’est réglé, s’exclame le geôlier. Ce n’est pas celui-là qui me privera de mes mille-cinq-cents deniers !
- C’était mille-deux-cents, corrige Halotus.
- Plus trois-cents pour avoir neutralisé cet abruti, répond le geôlier en levant trois doigts.
- Très bien, concède Halotus en tendant la main.
Le geôlier lui agrippe le poignet et l’aide à sortir. Avant que la trappe ne se referme, Halotus croit apercevoir une forme familière, tout en bas. Entourée d'un halo, Cybèle désigne le corps inanimé de son père et lui adresse un clin d'œil complice. Si dans un coin de l'esprit d'Halotus subsistait encore un doute sur l'existence réelle de son compagnon de cellule, il vient de s'évanouir : on n’assomme pas les fantômes.
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