Chapitre 9:
Chapitre 9:
Une étude de Chopin résonnait dans tout le manoir, Armand était revenu sans nul doute, Gabrielle sourit en entendant cela et referma son livre avant de se lever pour rejoindre le salon de musique. Il était à peine 18h et elle avait attendu toute la journée, lui semblait-il. La chaleur avait fini par envahir chaque parcelle d’ombre, chaque pièce. Il faisait si chaud qu'elle avait l’impression de ne jamais avoir connu la fraîcheur et le froid, si lourd que ses cheveux frisottaient dans sa nuque et ses tempes, que la soif la taraudait en permanence et que les fleurs de la maison s’étaient toutes flétries. Le carrelage de certaines pièces était tiède, et même se promener pieds nus ne lui apportait aucun soulagement aussi furtif soit-il.
Doucement, sans vouloir déranger, elle poussa la porte entrouverte. Armand jouait tranquillement, il leva les yeux une seconde vers Gabrielle avant de la saluer de la tête. Elle alla s’installer sur un des sofas disposés devant la cheminée éteinte.
« Tu nous as manqué.
— Je suis désolé, il n’était pas prévu que je me rende en ville. Mais je ne pouvais pas m’y soustraire.
— Je comprends. Ce n’est pas grave.
Armand ne s'arrêta pas de jouer. Soudain, tout en le regardant faire, Gabrielle réalisa que son vis à vis jouait sans partition et à vrai dire, elle n’avait pas le souvenir de l’avoir déjà vu jouer avec.
— Dis-moi, où as-tu appris à jouer du piano de la sorte?
— Au conservatoire.
Gabrielle se mit à rire.
— Pas à moi. J'ai tenté d'apprendre le piano étant jeune, mais mes mains refusaient d’obéir... Et ma tante était une assez bonne joueuse, mais rien en comparaison de toi, et elle utilisait des partitions.
— J’ai une excellente mémoire, et j’ai tendance à ne jouer que ce que j’aime. Je finis donc par les connaître par cœur. Il avait une petite étincelle dans le regard, un petit quelque chose qui ravissait Gabrielle.
— Et qu’est-ce que tu préfères?
— Chopin, Satie, Bach, Debussy, énuméra Armand, levant les yeux en l'air pour réfléchir, s'arrêtant de jouer.
— Deux compositeurs relativement récents, remarqua Gabrielle.
— C’est vrai, j’aime beaucoup les artistes du passé, les romantiques. Mais cette nouvelle génération semble avoir épuré le piano, et j’aime ce qu’ils en ont fait. Ce sont des émotions très puissantes à travers des morceaux délicats.
Armand n’avait pas bougé, caressant seulement d’une main les touches blanches du piano, presque par réflexe.
— C’est vrai. J’aime aussi beaucoup Chopin.
— J’aime définir les gens grâce à la musique...Commença Armand.
Gabrielle se mit à sourire et lui coupa la parole avec spontanéité.
— J’adore faire ça aussi !
Armand lui sourit de ce même sourire que la dernière fois, franc et magnifique. A nouveau, la jeune femme remarqua ces canines étrangement pointues, mais c’est toujours vers son regard que Gabrielle était attiré, ces merveilleux iris si verts, si profonds.
— Alors, que suis-je ? Demanda-t-elle.
— Tu es définitivement la 2ème Gymnopédie de Satie. Lent et triste.
Gabrielle perdit son sourire pendant quelques secondes. Bien sûr, elle connaissait ce morceau, elle l'appréciait beaucoup également, mais être définie par celui-ci avait quelque chose d’angoissant. Elle aurait voulu être vue au travers de quelque chose de plus joyeux. Mais évidemment Armand ne la voyait que peu en dehors de ces moments en compagnie de Pierre.
Elle se pinça les lèvres avant d’ouvrir la bouche, ravalant son amertume.
— Et toi: Vent d’hiver de Chopin. Incroyablement intense et complexe, peut-être trop?
Cette fois ce fut Armand qui se ferma un peu, il baissa les yeux sur son clavier, s'étant mit à jouer une nocturne de Chopin. Jouant lentement, avec application. Son regard était froid et fermé.
— Je suis désolé si je t’ai attristée. Ce n’était pas mon but, mais j’aurais dû m'en douter.
— Il n’y a pas d’offense Armand, c’est juste un peu difficile de réaliser que je ne renvoie plus que cela.
— Après le mariage cela ira sûrement mieux. Tu seras tranquille.
— Trois semaines...
Une fausse s’échappa d’Armand, ce qui hérissa le poil de son auditrice avant de la choquer. Mais l’air de rien, il continua à jouer.
— Ah oui, le 18 août...
— Oui.
— Je ne voyais la date arriver si vite.
Gabrielle ne le lâchait plus des yeux. Il avait été troublé, il avait ressenti quelque chose qu’il ne montrait pas. Cette fausse note, c’était forcément quelque chose, voilà maintenant qu’il éludait, qu’il ne parlait plus, comme s’il ne savait plus quoi dire. Il faisait souvent cela, noyer le poisson en répondant de manière évasive. En particulier avec elle. Alors quoi?
— Quel type de réception avez vous imaginés? demanda Armand, la respiration calée sur le rythme délicat de la musique.
— Quelque chose de simple, les proches, la famille. Sûrement dans un hôtel particulier, quelque chose comme cela… Gabrielle expliquait cela tout en faisant tourner sur son doigt sa bague de fiançailles.
— Veux-tu que je t’aide?
Gabrielle sourit un peu, légèrement mal à l’aise.
— Que proposes-tu?
— Cette maison en premier lieu, une réception dans le jardin. Je peux te proposer une promenade vers l’église du village, tu me diras si cela te plait.
— Y aurait-il assez de place pour tout le monde?
— Bien assez de chambres, d’espace et de domestiques.
— Comment le saurais-je, tu ne m'as fait visiter que le jardin, et de nuit qui plus est !
— Je manque décidément à tous mes devoirs. » s'exclama-t-il en se levant.
Gabrielle se remit à sourire avant de le suivre. Passer du temps en tête à tête avec Armand était merveilleux et lui rappelait à quel point elle était seule, de plus en plus, chaque jour. Le sourire de son ami lui brisait le cœur… Alors qu’elle le suivait à travers les pièces de son manoir, tout lui rappelait qu’elle devrait vivre près de lui sans pouvoir lui avouer ses sentiments. Car même si Pierre et elle trouvaient par miracle un arrangement? Armand ne ressentait peut-être pas la même chose pour elle... Peut-être était-il simplement agréable et souriant avec tous, et pas seulement avec elle. Et même au-delà de cela, jamais Pierre ne pourrait souffrir l’offense de voir son meilleur ami être l’objet de l’affection de son épouse, Gabrielle l’imaginait tellement comme cela. Comment pouvait-elle être aussi naïve et idéaliste?
Armand parlait et Gabrielle l’écoutait et le regardait, comme s’il lui manquait alors qu’il était juste là, si proche et si lointain. C’était cela, Armand représentait tout ce que Gabrielle n’aurait jamais. La liberté, l’affection, la culture, la passion, l’amour…
Un lourd soupir lui échappa alors qu’elle s’évertuait à battre son éventail sous son nez pour se rafraîchir comme elle pouvait. Comme si une partie de son envie de vivre s’était échappée, comme si l’idée de mourir pour s’enfuir de cette vie lui semblait plus acceptable qu’une vie de sacrifice.
Dans la bibliothèque, Pierre était entré au même moment, alors qu’Armand lui montrait les multiples collections anciennes qu’il possédait. C’était trop pour elle, la vue de Pierre lui hérissait les poils sur les bras, alors que la sueur coulait le long de son dos. Mais si elle se retirait, elle ne verrait plus Armand… La douleur dans son ventre avait envahi tout son corps, un poids immense lui voutait les épaules. Alors elle ne dit rien, Pierre vint près d’elle pour lui passer une main dans le creux de sa taille.
« Tu ne semble pas en grande forme Gabrielle. Tu es bien pâle.
— La chaleur… soupira-t-elle.
— Je te comprends, j’ai l’impression que ma chemise ne fait plus qu’un avec mon dos! Rit Pierre, tout perlant de sueur.
— Et si nous allions au bord de la mer pour nous rafraîchir, vous pourriez vous baigner!
En même temps qu’Armand disait cela, Gabrielle se fit la remarque qu’il ne semblait en aucune mesure affecté par la température étouffante. Il semblait parfaitement à l'aise dans sa chemise, son visage était aussi frais et délicat qu'au matin. Joyeux, Pierre, lui répondit:
— Quelle bonne idée! Allons nous changer, je ne voudrais pas mettre du sel sur mes vêtements et abimer ces magnifiques boutons de manchette que tu m’as offerts!
— Je t’en prie, cela me fait plaisir qu'ils te plaisent.
Gabrielle se sentit doublement mal à l’aise, elle qui croyait être une invitée spéciale pour recevoir des cadeaux d’Armand à son arrivée… Non, il avait également offert quelque chose à Pierre. Nauséeuse, elle jeta un œil aux boutons en or, poinçonnés aux initiales de son propriétaire.
Il allait falloir se baigner et donc se déshabiller. Son maillot couvraient ses jambes jusqu'aux genoux, mais elle allait devoir découvrir ses bras.
— Retrouvons nous d’ici un quart d’heure devant le jardin d’hiver!»
Elle eut à peine le temps de dire d’accord que Pierre et Armand étaient partis chacun de leur côté. Gabrielle rejoignit alors sa chambre, toujours un peu chancelante, comme dans du coton. Lentement, elle retira ses vêtements de jour, sa chemise blanche et sa jupe noire, en dessous, ses sous-vêtements étaient imprégnés de sueurs, c’était d’un bain dont elle avait besoin. Alors qu’elle cherchait sa tenue de bain, la porte s’ouvrit doucement. Gabrielle sursauta et vit Pierre refermer la porte derrière lui.
« Je ne suis pas visible Pierre, je t’en prie!
— C’est justement bien ce que je venais voir.
Gabrielle tenta de se cacher derrière le paravent non loin d’elle, mais Pierre semblait tout à fait déterminé à outrepasser sa gêne.
— Viens là que je te regarde!»
Gabrielle ne pouvait plus rien dire, son esprit hurlait “Non” vers Pierre, mais celui—ci vint la chercher derrière le paravent pour la détailler. Il la prit par la main pour la faire venir vers lui. Elle tremblait, non de peur, mais de gêne, de colère et de malaise. Les mains de Pierre la déshabillaient tout autant que son regard insistant. D’abord sa chemise, il tira doucement sur le lacet dévoilant sa poitrine, ne la laissant plus que vêtue de son pantalon de coton blanc.
Du bout des doigts, il parcouru son décolleté, glissant lentement sur son sein, en dessinant le contour. Gabrielle était paralysée. Elle n’entendait plus que le souffle de Pierre, fort, et son cœur dont les battements tambourinaient si fort dans ses tempes qu’elle croyait qu’il allait lui faire tourner de l'œil. L’agression de son envie, de son désir était si gênante, si envahissante, qu'elle ne regardait plus rien, juste le vide. Là, immobile au milieu de la chambre, alors que Pierre la touchait, de plus en plus. Avec les deux mains, ses mains chaudes, moites, là sur sa taille; prêt à descendre son pantalon. Elle se laissa faire et ferma les yeux.
Maintenant nue, exposée, elle essaya de se cacher la poitrine avec ses bras, bougeant enfin. Par simple réflexe.
« Pierre, s’il te plaît, laisse moi.» souffla-t-elle du bout des lèvres.
Elle releva les yeux une demi seconde avant de voir que Pierre se caressait au travers de son pantalon tout en la regardant, son sexe déformant vulgairement le tissu. Une bouffée de honte, de peur, d’angoisse la prit, la faisant rougir à en brûler ses joues et ses oreilles.
Mais d’un coup, un bruit très fort les fit sursauter tous deux, semblable à une vitre brisée. Comme réanimée, Gabrielle attrapa son peignoir accroché au paravent pour l’enfiler rapidement. Pierre avait froncé les sourcils.
« Je vais voir ce que c’est, nous reprendrons cela plus tard.»
Sans un regard de plus, Pierre quitta la chambre, claquant la porte derrière lui, pressé.
Une minute, Gabrielle resta au milieu de sa chambre sans bouger, juste reprenant sa respiration, encore sous le choc. Puis une forte nausée la prit et elle se précipita vers la salle de bain pour vomir dans la baignoire. Son cœur battait si fort que cela lui saturait tous ses sens, la brûlure de la bile emplissait sa gorge. Elle ressentait alors tellement de dégoût pour elle et pour ce qu’elle venait de vivre. Elle ne savait plus ce qu’elle devait faire, tout ce qui lui venait à l’esprit c’était l’envie de s’arracher la peau, de se frotter jusqu’à ce que l’impression de toujours sentir les mains chaudes et humides de Pierre sur elle disparaisse. Tout ce qui représentait sa féminité la dégoutait, elle aurait voulu tout arracher, tout couper et enfin devenir laide et sans intérêt.
Automatiquement, elle alla boire de l’eau avant de retourner se vêtir pour aller à la mer, enfilant sa tenue de bain, couvrant ses bras jusqu'aux coudes et ses jambes jusqu'aux genoux. Si elle avait pu se cacher dans la robe longue des professes perpétuelles et prendre le voile elle l’aurait fait sur le champ. Tous ses gestes semblaient se faire sans qu’elle ne le veuille, ainsi, elle prit une serviette de toilette et un chapeau avant de descendre rejoindre Armand en bas.
Aux pieds des escaliers, Pierre observait avec son hôte les dégâts. Un immense miroir était tombé du mur, explosant en éclats sur le parquet ciré. Figée à deux marches du sol, elle contemplait l’incident. Armand l’avait regardé descendre, l’air fermé, presque grave.
Deux domestiques nettoyaient le verre, créant un passage pour Gabrielle. Armand lui tendit la main pour l’aider à marcher au travers du désordre, sa peau était fraîche et douce et sans trop se rendre compte, elle s'agrippa à cette main jusqu’à ce que son propriétaire lui reprit tout en la regardant avec intensité. Gabrielle croisa son propre visage dans un autre miroir, face à elle. Elle était livide, les lèvres blanches, comme vidée de toute essence vitale.
« Nous allons te rejoindre Gabrielle, pars devant. sourit Pierre. Maintenant que je sais ce qu’il se passe, je n’ai plus qu’à me méfier des esprits qui font tomber les miroirs ici!
Il se mit à rire, emportant Armand dans son hilarité. Un rire jaune remarqua Gabrielle. Comme souvent face à Pierre. Ses yeux ne souriaient pas.
— Il y a de quoi se méfier! Il faudra faire vérifier les attaches des tableaux et autres miroirs.»
Un des domestiques approuva l’ordre, et Pierre s’en retourna vers l’escalier. Sans rien demander, Gabrielle s’en alla vers l’océan, rejoignant le petit chemin non loin du portail du domaine. Marchant vite et d’un pas déterminé, elle ne réalisait toujours pas. Elle se sentait encore nauséeuse et comme déconnectée. En quelques minutes, elle atteignit la plage de sable, de galets et de coquillages concassés. Rapidement, elle retira son chapeau et ses chaussures pour se jeter à l’eau. La fraîcheur de la Manche la saisit, réveillant tout son corps engourdi et ankylosé par la chaleur et la sidération. Elle bascula la tête en arrière pour y mouiller ses cheveux et sa tête, certes elle aurait bien du mal à se défaire ce soir du sel qui imprégnerait sa chevelure, mais elle en avait besoin. Soupirant de nouveau, elle continuait d’avancer dans l’eau pour en avoir toujours plus haut. Ballotée par le rythme des vagues, elle s’apaisait. La pression de l’eau partout sur son corps lui redonnait l’impression d’être en vie. De nouveau en vie. L’odeur du sel, le vent doux sur son visage, la fraîcheur de l’eau. Doucement, elle se laissa porter, fermant les yeux, laissant le soleil couchant lécher son visage, lui redonnant de la couleur. Elle avait envie de se laisser aller, de couler et d'être emportée par le courant. Mais les images de ce qu’elle venait de vivre revenaient comme des flash, lui infligeant une décharge d'adrénaline désagréable dans tout le corps.
« Mon Dieu, aidez-moi... » murmura-t-elle, en regardant le ciel avec désespoir.
Face à elle, le soleil était presque complètement couché, baignant la mer d’une teinte rouge orangée, lui donnant l’impression de se baigner dans un océan de sang. Ça n’allait pas. Pas du tout, mais à n'en point douter, elle devrait faire tout comme...
Derrière, les voix de Pierre et Armand la sortirent de son appel à l’aide. Elle se retourna dans l’eau et se rendit compte qu’elle devait être à une centaine de mètres de la plage. Pierre lui fit signe, avant de venir à son tour dans l’eau, suivi d’Armand. Gabrielle se força à sourire. Il allait falloir qu’elle trouve la force de lui survivre, elle n’avait pas le choix.
***
Gabrielle regarda son réveil, il était près de 4 heure du matin et elle n’avait toujours pas fermé l'œil. Chaque fois que ses paupières commençaient à tomber, les images de la soirée lui revenaient et l’angoisse remontait en flèche. La porte fenêtre était grande ouverte, tentant de faire rentrer le peu d’air frais que le vent de la mer lui apportait. La chaleur était toujours étouffante, et Gabrielle suffoquait. Epuisée et bouleversée, elle finit par se lever de son lit, agacée de devoir se tourner et se retourner encore et toujours. Elle entendait déjà les oiseaux dehors, eux aussi profitaient de l’air frais pour attraper au vol les insectes et se baigner dans les différentes fontaines et points d'eau du manoir. Sans bruit, elle alla s’installer sur le fauteuil disposé sur le balcon. Au moins, d’ici elle pouvait admirer le spectacle de la nature se réveillant à peine. Les rayons de la lune baignaient le jardin d’une lumière bleutée et douce, il ne faisait pas complètement nuit, pas comme en hiver. Gabrielle essayait comme elle pouvait respirer, de reprendre son souffle, et ne pas sombrer, mais elle avait l’impression que tout ne pouvait qu’aller de plus en plus mal.
Une partie d’elle élaborait des plans pour quitter Paris sans laisser de trace, partir loin de Pierre et de ce mariage. Mais elle s’en savait bien incapable, manquant de courage.
Après plus d’une heure à regarder le jardin se réveiller aux sons des oiseaux et des coqs, Gabrielle fut surprise par un bruit humain, ou tout du moins qui ne venait pas du jardin. Cela aurait pu être un domestique? Mais Gabrielle ne pensait pas que ceux-ci se promenaient dans les couloirs ou aussi près des chambres à cette heure, peut-être la cuisine. Curieuse, elle prit sa bougie et alla déverrouiller sa porte de chambre pour chercher l’origine de ce bruit. Cela ressemblait à quelqu’un qui faisait les cents pas, ou quelque chose du genre… Gabrielle descendit à l’étage inférieur et avança dans les couloirs. Ce n’était que des chambres de ce côté-ci, et elle savait que Pierre avait été installé au même étage qu’elle, mais dans l’aile opposée.
Soudainement, le bruit se fit plus clair, tout près d’elle. Une conversation houleuse provenait de la dernière chambre au fond du couloir. Gabrielle s’en rapprocha en tentant de faire le moins de bruit possible, jusqu’à se tenir contre le mur, accolée à la porte qui renfermait les deux occupants en plein échange.
Sans trop d'efforts, Gabrielle reconnu la voix d’Armand, mais deux choses retinrent son attention. Il lui était impossible de savoir avec qui il était en train de parler, et plus encore, Armand s’exprimait dans une langue qui lui était inconnue. Ce n’était pas de l’anglais, seule langue qu’elle était capable d’identifier. Depuis quand Armand était-il bilingue? Jamais il n’avait mentionné savoir s’exprimer dans une autre langue que le Français, et qui plus est, face à l’accent de son interlocuteur Armand ne semblait pas en reste.
Sans connaître le sujet du débat, Gabrielle sentait au ton de la voix d’Armand qu’il n’était pas d’accord avec son vis à vis. Mais qui était-ce ? et que pouvaient-ils se dire?
Gabrielle posa sa bougie par terre, loin de la porte et tenta de s’approcher du trou de la serrure pour regarder au travers de celle-ci. Armand était assis, les bras croisés dans un fauteuil, son attitude confirmait son ton agressif. Face à lui un homme inconnu lui répondait, gesticulant, d'une voix ferme et basse. Pendant quelques secondes, elle resta là, à les regarder se disputer, puis reprit sa bougie et de remonter dans sa chambre avant d’être prise sur le fait d'espionner son hôte. Des centaines de questions se bousculaient dans la tête de Gabrielle, qui était l’homme? Pourquoi se disputaient-ils? En quelle langue parlaient-ils? Et pourquoi était-il là, quel sujet nécessitait une conversation à 5heures du matin… Peut-être était-ce un ami ? Un visiteur indésirable ?
Gabrielle verrouilla de nouveau la porte de sa chambre avant de poser sa bougie et retirer sa robe de chambre pour se glisser dans son lit. Alors que son esprit était occupé à se questionner sous le flot de mystères que cette escapade nocturne lui avait prodigué, Gabrielle ne se sentit pas glisser dans le sommeil pour enfin se reposer. Une intense vague d’air frais s’étant installée dans la chambre et tout autour d’elle. Du calme, enfin.
***
A mesure que le soleil descendait dans le ciel, la chaleur baissait doucement, mais ce n’était toujours pas cela. L’ambiance moite et lourde avait pesé sur tout le monde, Pierre était resté allongé sur un sofa du jardin d’hiver à dormir et lire, Armand ne s’était montré que très rapidement, occupé à organiser le bal donné le soir même chez lui. Quant à Gabrielle, elle n’avait pas pu mettre le nez dehors, au risque de finir brûlée par le soleil; qu’importe, elle avait émergé de sa nuit difficile à midi passé. Il était déjà trop tard pour une promenade et profiter de la fraîcheur du matin. Elle avait donc erré dans le manoir, le cœur lourd et l’esprit embrumé par la température caniculaire, lisant un moment dans son boudoir, puis fouillant dans la collection d’Armand, … elle s’ennuyait et aurait voulu être dehors. Mais c’était une très mauvaise idée. Elle demanda alors de faire monter de l’eau pour prendre un bain et se préparer pour la soirée, laver ses cheveux et prendre le temps de les coiffer soigneusement.
Une heure avant l’arrivée des convives, Gabrielle était prête. Elle avait été s’installer dans le jardin d’hiver en compagnie de Pierre pour rédiger une carte postale à ses parents ainsi que ses frères et sœurs. Ils lui manquaient, la compagnie douce et attentive de Marie par-dessus tout.
Alors qu’elle entendait les premiers invités arriver et être menés vers la salle de bal, Gabrielle vit venir une domestique qui lui glissa un mot ainsi qu’un verre de citronnade. Discrètement, elle la salua et quitta la pièce.
Gabrielle jeta un œil à Pierre qui s’était replongé dans les dossiers de ses affaires en cours, puis ouvrit son petit papier. Elle reconnut sans chercher l’écriture d’Armand.
« Attends-moi ici s’il te plaît.
Armand.»
Gabrielle sourit un peu et en même temps, s'interrogea sur ce qu’Armand avait en tête. Très bien, elle attendrait Armand ici… Pierre se leva, raclant sa chaise sur le carrelage.
« Tu viens? Nous allons rejoindre les invités.
Il ajustait son loup en même temps qu’il disait cela.
— Dans une minute, je voudrais finir ma boisson, avec cette chaleur… soupira-t-elle, jouant faussement la lassitude.
— Bon… très bien. A tout de suite alors.»
Pierre ne chercha même pas à l’attendre pour faire son entrée avec elle. Tant mieux. Souvent, Gabrielle se disait que Pierre était dans la même situation qu’elle, qu’après tout, il n’était pas non plus amoureux et que tout ce qu’il désirait c’était son corps .. et son argent.
Soupirant, Gabrielle épousseta sa robe, retirant un cheveu tombé dessus. Elle avait opté pour quelque chose d’original, une robe sans corset, rouge écarlate en soie et dentelles. Quelque chose de très osé et hors de la mode. Mais cela lui plaisait et l’idée de porter plusieurs couches de vêtements, un corset et des manches longues lui coûtait beaucoup trop. La chaleur était trop forte.
La broche épinglée au bord de son décolleté et les gants déjà en place, elle n’avait plus qu’à enfiler son loup et elle serait prête. Un peu anxieuse, elle jouait avec les rubans de son masque, attendant l’arrivée d’Armand.
Mais que l’attente en valait la peine quand celui-ci passa la porte du jardin d’hiver ! Armand était si beau et élégant que Gabrielle resta la bouche ouverte pendant quelques secondes. Vêtu d’un costume trois pièces noirs, d’une chemise blanche et d’une queue de pie, Armand sourit en voyant Gabrielle. Malgré tout, il n’avait pas l’air très en forme, le teint blafard.
« Excuse-moi de t’avoir fait attendre.
Il s’approcha d’elle, puis prit une seconde pour la regarder, un peu trop insistant.
— Je t’en prie.
— Je voulais simplement te dire un mot en privé avant la soirée.
Gabrielle se leva en même temps, son loup dans les mains. Armand, l’air de rien, lui prit pour l’installer sur son visage, prenant le temps de le nouer. Pendant une seconde elle se tendit et recula légèrement, tentant d'éviter son contact. Non non, il ne fallait pas faire cela. C'était Armand, ce n'était que lui.
Il fit comme si de rien était, mais malgré tout, Gabrielle remarqua qu'il avait serré la mâchoire. Peut-être l'avait-elle même rêvé. Il pouvait la toucher, il pouvait et son contact était doux, apaisant. Quelque chose en elle en fut à la fois rassuré et contrarié. Rassuré, car c'était Armand, qui osait une fois de plus poser ses mains sur elle. Et contrarié car elle osait laisser quelqu'un la toucher… Après Pierre, après ce qu'il avait fait. Son instinct hurlait dans tous les sens, ne sachant plus ou donner de la tête. Aurait-elle dû l'empêcher ?
— Je sais que tu ne connais personne à cette réception, mais tu peux aller discuter avec beaucoup d’entre eux. Même s’ils n’ont pas l’air tous très avenant. Il y aura Elisabeth également que tu connais déjà.
— Oh, d’accord.
Armand sourit de nouveau légèrement alors qu’il avait fini d’ajuster son loup. Puis d’un geste très léger, il effleura la ligne de son menton avant de remettre les mains derrière son dos. Un frisson parcouru Gabrielle tout entière, réaction disproportionnée face au geste. Cette fois le vide s'était simplement fait en elle, un vide qui se combla d'une chaleur divine.
— Cela me fait plaisir que tu sois là.»
Il lui tendit son bras afin qu’elle le prenne. Gabrielle s’exécuta, silencieuse. Armand l’emmena vers la salle de bal, il avait l’air très sérieux, presque grave.
A suivre....
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