Chapitre 15:
Chapitre 15:
Assise face à son miroir, Gabrielle fixait son reflet depuis déjà de longues minutes. Elle était encore chez Armand, se préparant pour son mariage… Depuis son lever, tout le monde s’était activé autour d’elle, lui donnant le tournis, l’emportant dans leur élan. Et voilà qu’elle était là, devant son miroir, en robe de mariée, maquillée, coiffée. Prête.
Réellement prête?
Non, sûrement pas, même si c'était elle qui avait fait le choix de demander à Pierre de ne pas changer la date de leur union. Une fois tout cela passé, elle pourrait oublier cette histoire, tourner la page du moindre espoir, écraser dans l'œuf chaque idée de pouvoir faire en sorte que les choses changent. Car rien ne se passerait, pas venant d’elle en tout cas. Épouser Pierre était la meilleure chose qui lui arriverait. Elle allait bénéficier d’argent, de renom, d’une vie confortable et toute tracée. Chaque fois qu’elle pensait à cela, elle avait la sensation d’être en train d’essayer de se convaincre elle-même. D’avancer des arguments clairs et précis pour se donner raison, de faire pencher la balance. C’était sûrement le cas après tout. Mais aujourd’hui, il lui fallait encore plus de détermination pour continuer à vivre et avancer.
Il ne fallait pas pleurer, surtout ne pas abîmer son maquillage. Il fallait faire bonne impression, voire même, porter un masque qui camouflerait ses faiblesses, ses multiples angoisses et terreurs. Alors elle se leva, et descendit jusqu’à l’entrée, prenant soin de ne pas marcher sur le bord de sa robe, regardant si elle n'accrochait pas son voile sur une poignée de porte. Un carrosse l’attendait en bas, dans la cour pavée, depuis le matin, les domestiques l'avaient magnifiquement décoré, le recouvrant de gypsophiles et de roses blanches. Un choix de Pierre. Un bon choix d’ailleurs. C’était élégant, très festif. Du moins, c'est ce qu'elle aurait pensé en d'autres circonstances.
Tous autour d’elle s’activèrent encore une fois, Louise ainsi que Marguerite. On remettait sa robe en place, une dernière épingle dans les cheveux, une fleur qui se détachait, puis les domestiques partirent à pied rejoindre l’église, et d’autres se dépêchèrent de se rendre sur les lieux de la réception pour préparer la salle, le repas… Gabrielle regarda son carrosse, une longue minute, debout dans la cour intérieure de devant chez Armand. Il ne restait presque plus qu’elle. Ses mains tremblaient. Le regard appuyant du cochet la poussa à monter, finalement. Elle s’assit, prenant garde de ne pas coincer sa robe dans la porte, de ne pas la filer dans un clou ou une écharde.
Puis soudainement, elle se rendit compte qu’elle n’était pas seule. Alors qu’on fermait la porte et que l’attelage se mettait en branle, Armand la regardait, avec un sourire apaisant, un bouquet dans les mains.
« Excuse moi, je t’ai fait peur?
— Un peu, sourit-elle… Je ne t’attendais pas ici. C’est tout. Je te pensais à l’église avec Pierre.
— Je ne pouvais pas te laisser seule. Et Pierre m’a demandé de te surveiller… Que tu ne fuis pas, ou que tu ne fondes pas en larmes.
Gabrielle grimaça un peu. Tortillant ses mains dans ses gants de satin, elle fixait Armand. Il était parfait, élégamment vêtu d’un costume trois pièces noir et d’une chemise blanche, une lavallière verte d’eau, il avait également ramené ses cheveux en arrière dans un ruban de la même teinte.
— Je t’ai ramené ton bouquet. Je me suis dit que tu n’y penserais pas.
— Merci.
Armand passa de son côté pour lui donner les fleurs. Le bruit des sabots ferrés sur les pavés résonnait fortement, semblant emplir la petite cabine du carrosse.
— Je t’ai pris des iris bleus, des hortensias et des freesia blancs… Je sais que tu voulais un peu de couleur. Et je sais aussi que tu ne voulais plus que je m’occupe de ce genre de choses. Mais… je ne pouvais pas te laisser seule face à tout ça. Même si ce ne sont que des fleurs.
— Armand, à ce propos, je suis désolée pour l’autre nuit, mon but n’était pas de te vexer, s'empressa-t-elle de dire.
— Ne t’inquiète pas Gabrielle, je sais, je comprends bien. Mais tu as raison, tu es presque une femme mariée et mon comportement est inconvenant. Cependant… Je … Armand hésita, et sa voix sembla hésitante, émue.
Gabrielle le regarda soudainement avec le cœur battant la chamade. Il se passait quelque chose, elle le voyait à son attitude. En temps normal, Armand était quelqu’un ayant de l'aplomb, de l’assurance. Mais en ce moment précis, tout ceci semblait avoir disparu.
— Cependant, laisse-moi profiter de cet instant suspendu. Où tu es encore un peu mienne, et pas tout à fait sienne…
Tout en parlant, Armand prit un freesia du bouquet de Gabrielle, et l’amena jusqu’à ses cheveux, la fixant dans une épingle qui retenait sa coiffure. Il regarda sa propre main, puis baissa les yeux sur Gabrielle.
— Tu es très belle dans cette robe… Tu es très belle depuis le jour où j’ai eu la chance de poser les yeux sur toi.»
Gabrielle sentait un flot de chaleur emplir sa poitrine, une joie indicible qui se mêlait à l'adrénaline qui se déversait partout dans son corps. Elle s’était mise à trembler comme si la peur avait pris le dessus sur elle. Les yeux d’Armand s’étaient plongés dans les siens, avec douceur. Puis de ses cheveux, il glissa sa main gantée sur son visage, le long de sa joue, avant de passer sa main légèrement à l’arrière de sa tête pour l’amener tendrement jusqu’à lui. Gabrielle, d'instinct, ferma les yeux avant de sentir le souffle d’Armand contre ses lèvres, avant de rencontrer sa bouche. Un baiser. Un baiser qui secouait son corps engourdi par la douleur et la tristesse. Un baiser qui ravivait en elle chaque trace de vie, de bonheur. Armand l’embrassait et c’était surréaliste, jamais elle n’aurait pensé que cela aurait pu arriver, surtout pas à ce moment précis. Son parfum lui montait à la tête, intense, vibrant. Puis il recula de quelques millimètres, avant de s’asseoir de nouveau à bonne distance d’elle.
Gabrielle rouvrit les yeux, encore dans le flou, se sentant revenir de très loin.
« Je sais que je n’aurais pas dû faire cela. Je sais que ce n’est pas le moment, que c’est incroyablement égoïste de ma part. Je ne voulais pas, mais te voir ici avec moi … il soupira. J’ai dérogé à tout ce que je devais faire, te retrouver ici, à quelques minutes de ton mariage, c‘est sûrement la plus grande erreur que j’ai faite de ma vie.
Gabrielle bégaya une seconde, ne comprenant pas bien ce qu’il était en train de se passer.
— C-Comment cela? Je ne comprends pas ce que tu essayes de me dire.
— Ce que je te dis Gabrielle, c’est que … Que cela n’arrivera plus. Que je ne suis là que par égoïsme et pour retirer quelque chose à Pierre tant que je le peux. Je t’embrasse et ça juste pour moi-même… Je ne peux pas te sauver de ce mariage, je ne peux pas intervenir dans ta vie de cette façon. Je ne suis pas ton sauveur… et pas vraiment ton ami non plus, de toute évidence. Il n’y aura aucune suite à tout cela. J’avais besoin de toi juste là. A cet instant…
D’abord un lourd silence s’installa dans le carrosse, à nouveau la clameur de la rue emplit ce vide qui s’était créé entre eux, fait des cris des vendeurs, des discussions des passants, des sabots des chevaux, des roues des fiacres sur les pavés… Gabrielle ne l’avait pas quitté des yeux une demie seconde, se demandant même si elle avait même réussi à cligner des yeux. Elle ne savait plus quel sentiment l’animait à ce moment très précis, mais elle ouvrit la bouche et s’entendit dire:
— Ma première impression sur toi était donc bien vraie… J’aurais dû m’écouter, au lieu de succomber à tes belles paroles et tes cadeaux empoisonnés. Je n'espérais rien, car je nourrissais un amour ardent pour toi et ne pouvais y échapper malgré Pierre. Tu as souillé tout ce que je pensais de bien de toi. J’aurais préféré que tu te taises, que tu me laisses me noyer seule dans un amour à sens unique. Mais voilà que tu viens me voir, que tu m’embrasses, que tu m’avoues quelque chose qui ressemblerait à des sentiments, puis tu écrases du pied tout ceci comme on écraserait un insecte sur le bord de la route.
C’était de la rage, une colère sans nom qui brûlait à présent en elle. La douleur de la trahison, de l’irrespect. Gabrielle essuya avec agacement une larme qui coula sur sa joue, détournant les yeux d’Armand.
— Je suis sincèrement désolé, Gabrielle...Je… »
Mais Armand ne put terminer sa phrase, car lui comme Gabrielle n’avaient pas remarqués que le carrosse s’était arrêté. Le cocher avait ouvert la porte, attendant que ses occupants sortent.
« Je ne veux plus rien entendre de toi. Jamais.»
Gabrielle commença à descendre du carrosse mais Armand l’attrapa par la main. Tournant la tête vers lui, elle découvrit une expression de panique sur son visage.
« Attends, attends! Remonte, s’il te plait!
— Non.»
Elle dégagea son bras avec force avant de partir vers l’église. Sans se retourner elle attendit devant les portes ouvertes que la musique l’invita à entrer. Tout le monde à l’intérieur était installé, de là où elle était, elle pouvait voir les gens sans qu’on ne l'aperçoive. Pierre attendait devant l’autel. L’Ave Maria s’éleva dans la nef, et tous se retournèrent vers la porte de l’église, n’attendant plus qu’elle. Gabrielle n’avait plus envie de pleurer, elle avait envie de hurler, de tout détruire, de jeter ton bouquet, d’arracher sa robe… Plus rien ne semblait avoir de sens, mais en même temps c’est comme si tout reprenait sa place.
Gabrielle s’avança dans l’allée, doucement, son bouquet dans les mains, son voile devant les yeux. Une seconde, elle tenta de se maîtriser, car elle sentit les tiges des fleurs craquer dans ses mains tant elle serrait, mais cela lui évitait de trembler. Tant pis, le bouquet serait abîmé.
Elle se mit à sourire, se forçant, puisant en elle une ressource qui lui était parfaitement inconnue, tout en regardant Pierre. Lui aussi sourit, il était beau dans son costume de futur marié. Il avait l’air heureux et détendu. Dans la salle, beaucoup de collègues de travail, des amis et de la famille de Pierre, mais personne pour Gabrielle. Presque personne en fait. Il devait rester quelques cousines éloignées qui étaient venues après avoir appris son mariage à venir à l’enterrement d'Alphonse. Venues par curiosité malsaine ou empathie? Qu’importe. A chaque pas, elle entendait des commentaires, des messes basses: sur elle, sur ce qui lui était arrivé.
Gabrielle fit comme si elle n’avait pas entendu, elle enfouissait tout sous le tapis pour surtout, ne plus le soulever. Bien sûr que cela l'atteignait, mais pour le moment elle avait décidé que ce n’était plus à elle de devoir prendre tous les malheurs du monde, de supporter sa douleur, celle des autres, les commentaires, les avis, les rumeurs. C’était bien trop pour elle, bien trop pour n’importe quel être humain. Fermer les yeux sur tout cela était une bonne stratégie.
Non?
Ce n’était pas le mariage de ses rêves, ce n’était pas le mari de ses rêves, ni la vie rêvée… Gabrielle se tenait maintenant devant Pierre, dans sa robe blanche, toute en dentelle délicate. Une robe faite sur mesure, au col montant jusqu’en haut du cou, aux manches légèrement bouffantes, on aurait presque dit un chemisier posé sur une jupe, car sa taille était marquée d’un ruban de soie banc, puis le tissus descendait jusqu’au sol, partant en traîne derrière elle, rejoignant le voile cathédrale qu’elle portait.
Du coin de l'œil, Gabrielle vit Armand s’installer au premier rang. Témoin de Pierre, forcément. Rapidement, elle se détourna de lui pour se concentrer sur l’instant présent. Son témoin à elle, était une sœur de Pierre, qu'elle n’avait rencontré qu’une seule fois, à ses fiançailles. A moins que ce ne soit une cousine? Gabrielle ne se souvenait plus. Et puis, qu’importe.
Dieu lui en était témoin, de son vivant, jamais plus un homme tel qu'Armand ne pourrait venir entraver son bonheur et ce qu'elle était. Jamais plus elle ne se laisserait faire, bringuebalée par les vagues comme un bateau en pleine tempête.
Son devoir aujourd'hui était de s’aimer elle-même pour ce qu'elle était.
***
Gabrielle restait droite, elle souriait même, recevant avec chaleur les compliments et vœux de bonheur des multiples invités venant à leurs rencontres. Pierre ne cessait de sourire, semblait d’une humeur radieuse et comme si rien ne pouvait l’atteindre lui. C’était une bonne chose, elle pouvait au moins se reposer là dessus, compter sur son nouvel époux pour lui donner le ton et la tirer vers le haut. Tout s’enchainait rapidement depuis quelques heures. Elle avait dit oui devant l’autel, avait été faire des photos au parc Monceau avec ses invités, pendant un long moment. Puis tous étaient repartis pour rejoindre l'hôtel où se déroulait la réception. Pierre avait vu les choses en grand, non par la taille mais par le choix de chaque détail: l'hôtel avait sa propre salle de réception, de même qu’une cuisine qui servait de restaurant en temps normal, il y avait également deux petits salons, et une dizaine de chambres. Toutes avaient été réservées par de la famille. Certains venaient de loin pour assister à ce mariage.
La salle avait été préparée de façon très classique, mais pas sans goût: sur les nappes blanches avaient été disposés des brassées de tournesols et de pois de senteur embaumant avec douceur toute la pièce. L’endroit parlait de lui-même, c’était un hôtel très élégant, les moulures aux murs avaient été dorées à la feuille d’or, les tableaux représentaient des natures mortes, des scènes de chasse, et autres portraits des gens plus ou moins historiques. Gabrielle regretta qu’il n’y avait pas d’endroit pour sortir, comme une cour ou un jardin… Vaguement, l’idée du mariage à Varengeville-sur-mer au Manoir d’Armand lui était revenue...
Revenant à elle quand les parents de Pierre vinrent les voir, Gabrielle discuta un peu. Oui, la messe avait été très réussie, le prêtre était un homme de bon goût pour avoir abordé le sujet de l'obéissance et le respect entre époux lors du sermon. Gabrielle disait oui à tout, voulant se faire la plus conciliante possible, bien qu’elle ne fut d’accord avec rien de cela. Mais ils furent adorables, parlant tranquillement, évitant le sujet de son oncle. Elle pouvait voir malgré tout dans leurs yeux leur douleur, celle qu'elle leur inspirait. C'était insoutenable.
Pendant que tout le monde discutait autour de coupes de champagne et de petits fours, Gabrielle prit une minute pour elle, s’éclipsant pour se passer de l’eau sur la nuque et les joues. La chaleur était insoutenable en cette fin de journée, une personne avait même déjà fait un malaise pendant les photos. Gabrielle voyait déjà arriver les ennuis avec tout ce champagne qui coulait à flot et la température ambiante, dans peu de temps les esprits ne tarderaient plus à s’échauffer. Elle fit venir Marguerite, pour l’aider à ajuster son corset et le desserrer, puis pour refaire légèrement sa coiffure, et surtout retirer cette fleur stupide, à moitié fanée.
« Ça ne va pas Madame ? demanda Marguerite.
— Si, ça va. Je te remercie.
— Vous n'avez pas l’air très bien …
— Cette journée est compliquée, soupira Gabrielle.
— Je comprends... Vous savez, j'ai entendu les gens parler, je ne voulais pas vous en parler, mais peut-être que ...
Gabrielle releva les yeux vers sa femme de chambre.
— Les gens parlent ? Répéta-t-elle
— J’ai entendu des gens discuter pendant que je venais servir des amuses gueules, j’ai pris mon temps pour tout disposer, pour les écouter. Je sais que c’est pas bien, mais ils parlaient de Pierre...
Gabrielle se redressa.
—Que disaient-ils ? demanda t-elle, voulant en savoir d’avantages.
— Hé bien… L’un d’entre eux avouait aux autres qu’il avait vu Pierre rue Monjol…
La jeune mariée resta un instant à essayer de saisir ce qu’il y avait à comprendre dans cette phrase qui semblait parler d’elle-même.
— Je ne comprends pas… Quel est le soucis avec cette rue?
Marguerite eut un petit sourire avant de grimacer.
— Ça me gêne de vous expliquer cela…
— C’est moi qui devrais me sentir honteuse de ne pas savoir.
— C’est normal de ne pas savoir, c’est pas quelque chose de votre monde. La rue Monjol c’est un quartier où on vient voir les tapins.. Et ce ne sont pas des filles comme vous et moi, là-bas on trouve des vieilles femmes que plus personne veut dans les bordels de la ville, celles qui sont malades, qui sont plus assez bien pour les maisons de passe. Et si y'avait que ça, on trouve aussi les proxénètes, des videurs de bourse… C’est pas des gens bien là bas.
Gabrielle en resta coi.
— Et Pierre a été vu là bas?
— Oui… Ça ne me fait pas plaisir de vous dire ça le jour de vos noces.
Marguerite semblait terriblement gênée de devoir lui avouer cela maintenant.
— Ne t'en fais pas, ce n'est pas la pire chose qui s'est passée aujourd'hui.
— Ah ? S'exclama sa jeune amie, ne pouvant retenir sa curiosité.
— Je t'en parlerai plus tard, je ne suis pas sure de pouvoir le raconter sans avoir envie de vomir...
— Oh...
— Ne t'en fais pas, ça va aller. Et si tu pouvais me rendre un service ? Si Armand me cherche, viens me le dire, et si tu peux intervenir pour l’envoyer sur une mauvaise piste ça m’arrangerait.
— Vous voulez l'éviter ?
— C'est justement lui, cette chose négative qui s'est passée.
— D'accord. » se força à dire Marguerite, bouillonnant de vouloir en savoir d'avantage.
La jeune femme sourit avant de se retirer pour retourner en cuisine.
Gabrielle se retrouva de nouveau seule et cette fois avec en tête les dernières révélations des frasques de son mari. Alors comme cela, il aurait été vu dans une rue de prostituées décrépies... Lui qui avait les moyens de s’offrir n’importe quelle tapin, de prendre les femmes des autres, ou encore les domestiques : mais non, il fallait qu’il aille dans un coupe gorge pour y trouver quoi? Du sexe tarifé avec une vieille dégoutante. Quelle honte vraiment, il n’avait peur de rien… Cela révulsait Gabrielle au plus haut point, car maintenant c’était à son tour de passer après toutes ces femmes. Le souci n’était pas le nombre, après tout, avoir une vie avant le mariage n’était pas un souci pour Gabrielle qui, de toute manière, ne se souciait que peu de cela. Mais plutôt d’être la "suivante", et de ne pas obtenir le minimum de respect qui lui était dû. On le voyait publiquement chercher des prostituées, ou même simplement traîner dans ce genre d’endroit: quelle image cela donnait-il de lui, quelle honte apportait-il sur son foyer et sur l’image du nom qu’il portait désormais et était lié à Gabrielle? Comment un homme qui avait tellement à cœur son image publique pouvait se retrouver dans ce genre d’endroit de façon aussi ouverte? Gabrielle obtenait un scandale quand elle s’évanouissait au milieu de la rue après avoir aperçu un tueur, mais lui se permettait ce genre d’escapade, et ne perdait pas une dent en la réprimandant elle? Quel scandale... Une discussion s’imposait plus tard. Peut-être avait-il quelque chose à dire pour sa défense? Car malgré tout, même si elle écoutait les rumeurs, celles-ci n’étaient peut-être que ce qu'elles étaient: des rumeurs.
Gabrielle rejoignit la salle de réception, une douleur diffuse ne quittait plus son torse depuis bientôt des semaines, allant et venant au gré de la journée, de la semaine… depuis ce matin, cette douleur était à la limite du tolérable, et depuis l’église, elle l’étouffait.
Marcher droit et ne rien laisser paraître était un combat de chaque instant, mais elle espérait pouvoir donner le change aussi longtemps que faire se peut. Elle se demanda s’il fallait qu’elle mange, ou qu'elle boive, qu'elle fasse quelque chose pour elle-même car elle n’en ressentait pas le besoin, mais se dit que c’était sûrement une bonne idée pour tenir…
A peine fut-elle de retour que le Père Antoine, le prêtre qui venait de la marier et qui l’avait entendu en confession il y a quelques semaines s’approcha d’elle, l’attirant à l’écart de la foule.
« Mon enfant, je suis content de pouvoir enfin te parler.
— Je vous écoute, mon père.
Soudainement, elle était un peu inquiète.
— Je me permets de t’informer que j’ai accepté de vous marier aussi rapidement parce que je te connais depuis l’enfance, et que j’ai bien connu ta famille; donc par respect pour eux, j’ai accédé à cette demande particulière. Je sais que ton oncle avait choisi ton époux, et de ce fait, j’ai confiance en son jugement. J’aurais préféré vous voir en confession avant de vous marier, il faudrait penser à venir me voir.
A peine eut-il mentionné la confession qu’elle fut soulagée qu’il ne s'agisse que de cela.
— Oui mon père, je comprends tout à fait.
— Ce que tu as vécu, mon enfant, est une épreuve que Dieu a envoyé sur ton chemin. A toi de comprendre pourquoi, à toi de retourner cette situation à ton avantage. Pour le moment, tu ne dois pas comprendre ses intentions, mais n’ai crainte, les voies du Seigneur sont impénétrables, nul ne sait ce qu’il fait pour nous: mais il le fait dans notre intérêt.
Gabrielle perdit un peu de sa contenance quand le père Antoine se mit à taper si justement dans ses doutes et ses problèmes. Elle baissa les yeux avant de tenter de reprendre un contact avec son vis à vis.
— Je suis désolée mon Père, il est vrai que pour le moment je ne vois pas encore quel est son dessein à mon égard. Je ne ressens que de la colère, de la tristesse, et de l’injustice…
Le père Antoine posa sur elle un regard plein de bienveillance et de douceur, ce n'était qu'un vieil homme âgé, et plus très beau, mais dans ses yeux il y avait une bienveillance incroyable.
— Je comprends. J’ai entendu cela tant de fois, d’hommes et de femmes de tous âges frappés par le malheur. Mais à la fin, tous revenaient me voir, me disant que leur vie avait été bouleversée. Un verset dit “Oui, Moi, le Seigneur, Je connais les projets que Je forme pour vous. Je le déclare: ce ne sont pas des projets de malheur mais des projets de bonheur. Je veux vous donner un avenir plein d’espérance.”
Les yeux du prêtre étaient brillants, chaque fibre de son corps semblait habitée par la croyance et la véracité des paroles qu’il avait prononcées. Gabrielle admirait cela, cette foi, cette dévotion… Elle en était bien incapable, lui semblait-il. Il lui manquait vraisemblablement quelque chose pour en comprendre tous les tenants et aboutissants.
— Je voudrais tant que cela soit vrai pour moi également.
— Prends patience. Dieu n’oublie jamais ses brebis. Le père Antoine laissa passer une seconde, puis reprit la parole, d’une voix basse. Dis-moi, la personne dont tu m’as parlé.. l’autre fois… Est-ce bien le témoin de ton époux?
Elle se sentit rougir, sentant une honte et une colère sourde monter en elle.
— Oui, mon père.
— Et où en est cette affaire?
— Il semblerait que cette personne soit animée d’intentions fort égoïstes… Juste avant mon mariage, il m’a confessé ce qui me semblait ressembler à des sentiments. Puis, il s'est rétracté. Je me sens à la fois terriblement en colère et déçue... Je le pensais sans arrières pensées…
Gabrielle parlait le plus bas qu’il était possible de le faire pour que seul son interlocuteur puisse l'entendre. Heureusement, ils n’étaient pas au milieu de la foule, mais plutôt à l’écart. Il était impossible qu’on les espionne. Le Père Antoine prit une de ses mains entre les siennes.
— Quelle difficulté cela doit être pour toi. Mais le Seigneur t'envoie là un message très clair, cela doit t’aider à mieux refouler ce que tu ressens.
— En effet. Vous aviez raison, je ne vois en lui que le Diable tentateur: fait de belles paroles, de beaux atours et pleins d’attentions délicates, mais en réalité, ce n’est que pour mieux m’attirer à lui et me repousser après m’avoir blessée.
— Tu as très bien compris les choses, Gabrielle. Garde cela en tête pour avancer.
— Oui…
Il lui rendit sa main, puis passa à autre chose semblant vouloir ne pas la retenir trop longtemps.
— Je vais aller voir ton époux pour le convaincre de venir me voir en confession. Ce que tu m’as confié à son propos doit être accompagné vers la rédemption. Tu fais des efforts pour être une bonne épouse, il doit en être de même pour lui également.»
Gabrielle sourit: à la fois touchée et amusée. Elle ne croyait pas une seconde à l’effet que pourrait avoir une confession sur un homme comme Pierre. Le sachant non-croyant, sinon par norme sociale, il n’aurait cure de ce que le prêtre lui dirait. Peut-être cela durera-t-il quelques jours? Semaines, tout au plus? Elle savait que c’était un homme avec des besoins impérieux, elle le voyait dans ses yeux quand il croisait une femme au physique agréable. Le moindre décolleté attirait son regard, la moindre petite attention le réduisait à l’état d’animal en chasse face à une proie. Gabrielle savait qu’il allait falloir le laisser faire, qu’elle devrait fermer les yeux sur ce qu’il ferait d’elle, du moins un temps. L’idée de sa nuit de noces revint à son esprit, elle se dit qu'elle devrait au moins le faire boire: qu’il soit capable d'œuvrer sans y mettre trop de cœur… Et d'ailleurs, elle aussi devrait boire, peut-être cela l'aiderait-elle à oublier, à moins ressentir...
Le père Antoine était reparti se mêler à la foule, se faisant alpaguer par quelques invités. Gabrielle allait devoir faire de même, bien que le peine dans son corps ne l’avait toujours pas quitté, elle devait continuer à sourire. Sourire. Oui.
C'était son mariage après tout.
A suivre...
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