De beaux yeux bleus

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Assis à la terrasse de l’Irish Pub, un peu incongru au milieu des Ardennes, j’ai profité d’un creux dans la conversation pour faire ostensiblement glisser ma Guinness sur la table et en avaler – peut-être un peu trop bruyamment - une gorgée, pour remonter des RayBan Clubmaster de Yohan, posées devant lui, vers son regard bleu profond, porté sur l’horizon de collines, un moment volé…

Parce que c’est assez rare qu’il les abandonne, et j’ai compris qu’il y a un contexte de confiance que j’ai réussi à installer, alors que la plupart devront toujours se contenter de leur propre reflet dans les verres sombres.

J’ai retenu un sourire un peu niais, entre attendri et gêné, au souvenir du jour où je l’ai aidé à les choisir.

- Elles me vont bien ?

- Trop ! Même si c’est un peu dommage de…" ai-je dit, avant de me mordre la lèvre inférieure et d’ajouter "C’étaient celles de James Dean, tous les beaux mecs portent ce modèle."

- James Dean ? Ça me parle pas trop…

Ah ben non, forcément. Pourquoi j’avais dit ça, aussi ? Puis où serait même l’infime rapport ? Juste la couleur, mais là où l’abruti qui a réussi à se crasher sur une route de désert les avait pâles et inexpressifs, les yeux de Yohan disent des mondes, sinon – vus de près - des univers, avec les minuscules taches, de vertes à noires, qui constellent ses iris bleus qui passent, selon son humeur me semble-t-il, de la nuance du ciel précédant l’orage, sombre et profonde, à celle qui le suit, lumineuse.

- Les plus beaux yeux du monde" avait dit Charlotte, un peu bêtement. Pas qu’elle le soit, hein ! Juste sa remarque, vu qu’il y a tellement plus – et mieux – à en dire. Non, Charlotte n’est pas bête, simplement ennuyeuse, à son immense regret, sa conversation futile n’a jamais pu capter l’attention de Yohan très longtemps, ça la frustre, elle est jolie et elle le sait, tous les mecs tentent d’accaparer la sienne. Mais voilà, le physique, Yohan s’en fout un peu…

- Aaah ! C’est le nectar des dieux" ai-je soupiré – pas tout à fait innocemment, plutôt pour tenter d’initier son intérêt - en posant mon verre.

- Ceux du panthéon celtique, alors ?" a-t-il murmuré, en portant son regard azur sur moi, avec un sourire, puis une légère expression de curiosité.

Alors, j’ai dit l’Irlande, les légendes du pays des brumes, un cliché en fait, qui n’en est qu’une de plus.

- Ça a l’air si beau… Et les gens ?

- Un humour bizarre, puis bon, des Celtes, cheveux sombres, des yeux clairs… Tu te fondrais dans le paysage.

Bien différent de celui qui nous entoure, et sur lequel son regard s’est perdu un moment, avant qu’il cligne lentement les paupières, et revienne à moi, ici et maintenant. Il a tâtonné pour trouver ses lunettes, les a posées sur son petit bout de nez et le monde est devenu un peu moins beau.

- Je vais où le roi va à pied’’ il a murmuré d’un ton de conspirateur en se redressant ‘’Tu m’expliques ?’’

- À neuf heures, cinq pas sans obstacle, deux marches, puis tout droit sur une dizaine de mètres bien dégagés.

D’un geste souple, il a déplié sa canne, a posé l’extrémité en caoutchouc sur le sol dallé et s'est bravement avancé vers l’inconnu, en rythmant ses pas de 'pom-pom-pom' pour s’assurer un passage sans encombre. Parce qu’il est fier, Yohan ! Les sommaires indications lui suffisent, et sont une ligne que je ne me risquerai jamais à dépasser, je l’attendrai sur la terrasse.

Je l’attendrai toujours.

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