En attendant Fatopolis

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Assise sur le bord de son lit, elle attendit pendant de longues minutes dans le silence le plus complet jusqu'à ce que l'on frappe vigoureusement à sa porte. La Brigade Grise venait clore sa première vie pour l'emmener vers la seconde partie de son existence. Telle une colonie de fourmis, les silhouettes noires affublées d'un masque à cartouche envahirent son petit appartement de la banlieue éloignée. Sans un bruit et sans un mot, elles empaquetèrent la totalité de ses effets personnels en moins de trente minutes, laps de temps durant lequel celui qui semblait être le capitaine de l'escadron lui lit ses nouveaux droits avant d'exiger son total consentement. Ce même personnage sans visage et sans regard apposa ensuite un pistolet sur la face interne de son avant-bras gauche, là où on lui injecta «vigilia», la nano-capsule censée évaluer les constantes vitales de toutes celles et ceux qui entrent dans Fatopolis. Ces derniers temps, des rumeurs persistantes avaient couru sur cet implant parmi la population. On murmurait qu'il renfermait un poison qui tuait son hôte quelques heures seulement après sa pose. Les dirigeants de la Nouvelle Société eurent beau inonder les réseaux sociaux de communiqués infirmant ces idées totalement farfelues à leur sens, bloquer les publications considérées comme contraires au Livre et même arrêter en masse les criminels marqués du sceau «post-veritas», le plus haut degré d'infamie dans l'échelle judiciaire réajustée, rien n'y fit. Le lent venin du soupçon se répandait dans tous les interstices de la populace. Solveig ne pouvait se résoudre à imaginer cela. En éternelle optimiste qu'elle était, elle croyait dur comme fer en la vertu de ce système âgiste auquel elle avait fait allégeance dès son instauration.

Cinquante ans. Elle était arrivée à la fin de son cycle de présence à Iuventapolis. Ses décadones défilèrent devant ses yeux. D'abord, son enfance et son adolescence, entourée d'autres enfants et de très jeunes gens. La jeunesse, la vitalité, le quotidien dénué de tout désagrément, toute difficulté, tout chagrin. Le paradis en somme. Tout était permis et même encouragé. La vie au cœur de la cité était douce et totalement dédiée à ses citoyens les plus neufs. Les membres de cette jeunesse idôlatrée disposaient de tous les avantages, les seuls gratifiés du statut de «citoyen complet». C'est elle qui profitait de la meilleure nourriture, pourtant devenue si rare ces dernières années. Tout besoin, tout caprice était sustenté dans la seconde. Les tout nouveaux adultes, les à peine trentenaires, les jeunes productifs, ceux qui vivaient dans la deuxième década, s'établissaient dans les quartiers annexes du centre de la ville, cependant que toujours accessible rapidement, notamment pour le travail. Car on comptait sur eux pour maintenir sous perfusion une économie exsangue et fluctuante en raison des catastrophes qui se succédaient. Malgré les relatives contraintes, Solveig se souvenait de ses belles années de secrétaire de direction durant lesquelles elle s'était sentie si vivante et si utile à la société qui le lui rendait bien en lui offrant les délicats restes de l'alimentation fournie à ses cadets. Par commodité, ces apports caloriques devaient être absorbés par le nez matin, midi et soir : une poudre prend moins de place que des boîtes de conserves et est aussitôt assimilée par l'organisme rendant ainsi le travailleur opérationnel immédiatement.

À ses trente-et-un ans, elle dut, comme d'autres avant elle, quitter son confortable deux pièces pour rejoindre la zone réservée à la troisième década. Des espèces de barraquements, installés en dehors de la Iuventapolis stricte, dans lesquels chaque individu ne disposait que d'un studio de 20m2. Ses droits se restreignirent : certains espaces lui furent désormais interdits comme les night clubs et autres lieux de plaisir, tout comme les sorties après vingt heures. Il n'était plus question de se rendre dans le centre-ville qu'une à deux fois par semaine et les contrôles, fréquents et musclés, dissuadaient tout potentiel contrevenant à la règle. Mais depuis une petite dizaine d'années, elle avait atteint la dernière station avant Fatopolis. Désormais «citoyenne dégradée», on l'avait installée dans cette unique pièce qu'elle ne quittait plus guère. Le centre-ville n'existait plus que dans sa mémoire et certains soirs, seule la brise du vent se faisait l'écho des fêtes nocturnes quotidiennes qu'offrait la Nouvelle Société à ses plus éminents citoyens. Solveig observa ses petites boîtes noires qui s'empilaient en plein milieu de son minuscule lieu de vie. ÀA peine une douzaine de coffres. «Vous êtes dorénavant une non-citoyenne. Votre déportation vers Fatopolis est imminente». La voix robotique du brigadier résonna dans sa tête. La quinquagénaire comprenait cette décision, et l'approuvait même. Il fallait dire que son nouveau groupe d'appartenance avait fait beaucoup de mal à cette planète. La multiplication des épidémies avait engagé les sociétés à ralentir leur croissance économique et à réduire les libertés individuelles pour protéger les plus anciens, provoquant un effondrement social sans précédent. On les maudit tout comme on leur reprocha leur insouciance et leur aveuglement face au destin de ce monde, eux qui avaient pu boire le calice jusqu'à la lie tandis que les plus jeunes voyaient mourir les écosystèmes qu'ils avaient à peine connus. Sans parler de l'économie pour qui les vieux ne sont assez plus productifs. Malades, soumis à la déchéance du corps et ralentis par un manque de vigueur chronique, ils deviennent insignifiants aux yeux de la Nouvelle Société.

On l'escorta jusqu'à la sortie du district puis on la fit monter dans un camion dans lequel elle découvrit les visages amaigris et fatigués d'autres non-citoyens, comme elle en partance pour Fatopolis. Le trajet dura une bonne heure pour ce qu'elle put croire. La carcasse brinquebalante s'arrêta brutalement avant que l'on coupe le moteur. Là, on les fit descendre pour les aligner face à un immense portail sculpté. Ce dernier finit par s'ouvrir dans un prodigieux grincement. Et alors qu'on les engagea à avancer, Solveig sentit dans ses veines une douce chaleur qui se répandit instantanément dans tout son être. Sans s'en rendre compte, elle s'écroula dans la terre poussiéreuse, au moment même où la vie la quitta définitivement.

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