Chaton
Paula Hapernel travaillait dans les champs à l’orée de la forêt en compagnie de Lila Erica et des autres villageois. Elles arrosaient les jeunes plants qui, majoritairement, avaient bonne mine. C’était un travail long et pénible car il fallait remplir les arrosoirs régulièrement à la rivière qui séparait les champs de la forêt. De plus, elle était inquiète.
Ce matin là, quand elle avait frappé à la porte de Messilia, cette dernière n’avait pas répondu. Son fils non plus. Tout deux n’avaient pas donné un seul signe de vie pendant toute la matinée.
Elle leva les yeux vers le ciel et regarda la position du soleil.
Il devait être 11 heures.
Les villageois avaient bien émis l’hypothèse que Messilia était partie rejoindre son amant fantôme en entraînant avec elle son fils, mais cela s’était avéré faux étant donné que sa jument était toujours là, ainsi que toutes leurs affaires.
Ils trouvèrent dans la chambre de Messilia toute une ribambelle d’objets qu’ils n’avaient pas soupçonné qu’elle puisse posséder: un collier qui semblait être d’émeraude, un bracelet en or et d’autres bijoux de valeur. Cependant ils découvrir aussi des choses dont ils ignoraient l’utilité: une pierre transparente grande comme une main et parfaitement polie, des pièces ornées de symboles étranges, des cristaux et encore plein d’autres objets curieux. Mais ce qui les surpris le plus fut le contenu d’un coffre sous le lit: un pistolet, une carte, une épée richement ornée, des dagues…
Galion s’était montré extrêmement intéressé par toutes ces trouvailles.
Paula avait sévèrement réprimandé tous les curieux qui avaient fouillé la pièce, alors qu’elle leur avait permis d’entrer uniquement pour voir s’il y avait quelqu’un à l’intérieur. Résultat de la recherche: pas de trace de Luce et de Messilia, et aucune piste sur où ils auraient pu aller. Les lits, qui n’avaient pas été défaits, montraient qu’ils ne s’étaient même pas couchés ici cette nuit là.
Tout le monde avait cherché dans tout le village et ses alentours pendant une bonne heure et même plus. Rien. Paula était anxieuse.
Elle appréciait beaucoup Messilia et son fils. Elle avait même apprécié Lyan du temps où il vivait à La Croc-Mitaine, et s’était sentie triste lorsque Messilia avait annoncé son départ.
Paula était une femme qui s’inquiétait facilement, et elle le savait. Elle savait aussi que Messilia avait bien plus de sang-froid qu’elle, et ne doutait pas que la jeune femme pourrait se débrouiller seule en cas de pépin. Pourtant elle ne pouvait s’empêcher de se mordre les doigts.
À vrai dire, elle se sentait angoissée dès que quelque chose tournait autour de la petite famille depuis l’épisode où Luce avait débarqué dans son salon, et avait demandé ce qu’était la magie.
«Luce… quel gamin étrange», pensa t-elle.
Un appel de Lila la tira de ses réflexions. Sans s’en rendre compte, elle avait vidé ses deux arrosoirs. En compagnie de Mme. Erica, elle partit en direction de la rivière remplir une dernière fois les arrosoirs.
―Les voilà ! cria quelqu’un en signalant l’orée du bois.
Paula releva immédiatement la tête.
Main dans la main, trempés jusqu’aux os et souriants, Luce et Messilia émergeaient de la forêt. Toutes les personnes présentes restèrent muettes d’incompréhension, mais en les voyant, Paula ne put s’empêcher de sourire. Messilia souriait telle une gamine. Ses longs cheveux roux perlés de gouttelettes lui tombaient sur les épaules, mouillant d’avantage son manteau déjà dégoulinant. Luce lui, trottinait légèrement, le même sourire sur le visage, en secouant ses mèches rebelles.
Arrivés au niveau des paysans ils les saluèrent puis retournèrent chez eux comme si rien ne s’était passé.
On eut beau demander où ils étaient allés… ils n’en dirent jamais rien.
Les semaines qui suivirent, Luce fut plus heureux que jamais. Plus malicieux aussi. Avec Eria et Terio, devenu finalement son ami, ce qui ne les empêchait pas de se disputer à la moindre occasion, ils ne cessaient de faire des mauvaises farces aux habitants de La Croc-Mitaine, et de s’échapper dans les bois à la recherche d’un trésor imaginaire. L’imagination de Terio pour les jeux de rôle apporta un peu de diversité aux activités plutôt calmes d’Eria et Luce. Ils alternaient les rôles de pirate sans pitié, de princesse guerrière, de dragon et de joker un peu fou. Dans la montagne, ils trouvèrent un tronc d’arbre tombé au sol qui devint aussitôt leur navire de chasseur de trésor. Eria et Terio jouaient souvent aux jumeaux magiciens qui dépendaient toujours l’un de l’autre.
Cependant les temps de jeux furent coupés par l’arrivée d’un orage.
Il durait depuis deux jours déjà.
Les rues dégoulinaient d’eau, et les fuites dans les toits se faisaient de plus en plus nombreuses. Presque personne ne sortait, et Luce étouffait déjà d’être enfermé chez lui deux jours de suite.
Il était dans sa chambre et regardait la pluie battre les carreaux. Des chats ne cessaient d’apparaître à sa fenêtre pour lui demander un abri. Résultat: il y avait cinq chats trempés dans sa chambre. Cependant, Luce s’en moquait bien. Son esprit était occupé par autre chose: les dessins mouvants.
Il n’y avait pas repensé depuis presque un mois, et étrangement, ils lui étaient revenus en mémoire quand l’orage arriva. Le chat de sable était celui qui revenait le plus souvent. L’étrange marionnette le regardait en penchant la tête sur le côté, comme s’il l’attendait, puis finalement partait sans lui.
Luce tentait de chasser ces pensées par n’importe quel moyen. Le plus efficace était la lecture. Le petit garçon était plongé dans le livre que lui avait prêté Eria. Le troubadour ne cessait d’apparaître et de disparaître tout en harcelant l’honnête marchand pour qu’il accepte de partir en voyage avec lui.
Luce avait enfin chassé de sa tête le chat de sable lorsque quelqu’un frappa à la porte.
Il entendit Messilia ouvrir la porte, saluer quelqu’un avant d’aller lui chercher une serviette et une tasse de thé. Puis elle cria du rez-de-chaussé:
―Luce ! Viens dire bonjour ! »
Et il se leva à contrecœur.
Galion se tenait sur le seuil de leur porte, trempé et couvert d’une serviette. Ses mèches de cheveux se plaquaient sur son front, lui donnant l’aspect d’une serpillière. Il salua Luce à la manière d’un adulte essayant de gagner la confiance d’un enfant qu’il ne connaît pas.
Luce répondit poliment, mais sans plus.
Messilia sortit de la cuisine avec un plateau, sur lequel reposait une théière et trois verres.
Elle servit du thé pour chacun et fit signe à Galion de s’asseoir sur une chaise.
―En quoi pouvons nous t’aider étranger ? demanda t-elle sèchement.
Il parut mal à l’aise.
―Eh bien… Comme tu… euh vous devez le savoir, j’ai demandé lors du banquet que vous aviez fait en mon honneur, si je pouvais m’établir ici. »
Elle hocha la tête.
Luce ne faisait pas vraiment attention à la conversation et soufflait sur sa tasse.
―Eh bien, tous ne sont pas d’accord, mais si une majorité d’entre vous accepte de me laisser vivre dans votre village, eh bien je pourrais rester, il fit une pause but une gorgée et continua. Sinon je devrais faire mes bagages dès que mes blessures auront guéries. »
Et il désigna sa jambe.
―À ce propos, comment vont-elles ? demanda t-elle, un peu plus chaleureusement cette fois.
―Un peu mieux. Ma blessure au bras est presque cicatrisée, mais ma jambe guérit plus lentement et me fait encore souffrir. »
Messilia hocha la tête avant de revenir sur le sujet d’origine:
―Et donc Galion, quelle est votre question ? »
―Hum… Eh bien, j’en ai deux: acceptez vous que je reste parmi vous ? Et, vous qui n’êtes pas originaire du village, pourquoi ont-ils accepté de vous laisser y vivre ? »
―Je vais d’abord répondre à la deuxième question. Les circonstances de votre arrivée et de la mienne sont on ne peut plus différentes: je suis arrivée entière, et enceinte, dit-elle en toisant l’étranger.
―Ah, dit-il en regardant Luce.
Celui-ci fixa l’homme.
―Ensuite, concernant votre première question, reprit-elle en attirant à nouveau son attention. Je ne suis personne pour dire qui peut ou ne peut pas rester vivre à un endroit ou à un autre. Donc pour moi vous pouvez rester. »
Galion respira de soulagement.
―Cependant, j’ignore si les autres vous ont déjà prévenu, mais notre village n’existe pas. »
―Euh, je ne comprends pas, dit-il incrédule.
Messilia se leva et entra dans sa chambre sans explication.
Elle réapparu avec un parchemin qu’elle déplia sur la table basse du salon.
C’était une carte.
Luce, à présent tout ouïe, se pencha en avant pour l’examiner.
Le parchemin jauni était décoré sur les bords de motifs entrelacés réalisant des espèces de tresses ou de spirales. Dans ses entrelacs se baladaient des feuilles aux veinures d’argent et des créatures en tout genre: lutins, nains munis de pioches, fées, ogres, sirènes… Tous ces dessins étaient d’une extrême précision, et Luce ignorait que sa mère possédait un si bel objet. La carte représentait le royaume d’Arget, ainsi que celui d’Ilumina et de Serris. Plus loin, s’étendaient les terres inconnues et la grande île quasi déserte Idylô. Étrangement, la langue d’origine de la carte n’était pas la leur. Les noms des pays et des villes étaient inscrits avec des symboles irréguliers, et traduit en dessous dans la langue commune. Les Coupeuses et leurs cimes enneigées étaient parfaitement représentées. Entre elles, à l’endroit où les deux parties de la chaîne de montagnes se séparaient, se trouvait Passage. Plus bas, sur la côte, se trouvait Rosen, la petite ville à l’entrée de la vallée. Et puis dans la vallée… rien.
Aucun point ne signalait l’emplacement de La Croc-Mitaine.
―C’était ça que vous vouliez dire ? »
Messilia hocha la tête.
―Mais ça ne veut rien dire ! La Croc-Mitaine est un village minuscule. C’est normal qu’il ne soit pas marqué sur une carte. »
―En effet, c’est un petit village. Cependant, sa position géographique est intéressante pour toutes les personnes qui s’intéressent aux Coupeuses, étant donné que c’est le village le plus proche de ces montagnes. D’autant plus que c’est le dernier port avant celui de Mente, de l’autre coté des montagnes. Mais surtout, personne ne vient jamais ici. Vous êtes le premier étranger depuis mon arrivée. Quelle conclusion en tirez-vous monsieur Galion ? »
Il avait les sourcils froncés et examinait la carte avec attention.
―Eh bien… Que ce village est inconnu du reste du monde. »
―Tout à fait, approuva Messilia. La première génération qui s’est établie ici était un groupe d’orphelin. Ils ont battis ce village seuls, avec ce qu’ils avaient. Les personnes âgées d’ici sont les derniers représentant de la troisième génération de ce village. »
―Mais, cela veut-il dire que même le roi ignore que vous êtes là ? demanda l’homme, plus sérieux que jamais.
―Probablement, répondit-elle en haussant les épaules.
Galion croisa les bras et s’adossa contre sa chaise. Il avait l’air de réfléchir.
―Mais, dites moi monsieur Galion, dit Messilia d’un ton qui révélait l’impertinence de sa question, depuis quand les paysans d’Arget gardent-ils de la poudre dans leurs granges ? »
―Depuis quand les demoiselles seules gardent-elles des cartes inconnues chez elles ? rétorqua Galion avec un sourire en coin.
Messilia lui répondit par un faux sourire et replia la carte.
―Non ! Attendez ! Je voudrais l’examiner un peu plus. »
―Cette carte m’est extrêmement précieuse. Et je ne tiens pas à ce qu’un homme louche l’étudie. »
―Je vous en prie ! Je n’ai jamais vu une carte aussi parfaite ! »
―Haha ! Ainsi vous avez eu l’occasion d’examiner beaucoup de cartes ? lança Messilia triomphante.
Galion s’arrêta net. Il s’adossa de nouveau et souffla avec résignation.
―Ça va. Je me rend. C’est vrai j’ai menti, je ne suis pas un paysans. Mais toi non plus tu n’es pas innocente, alors je te laisse tranquille, à condition que tu en fasse de même pour moi, ajouta t-il au bout d’un certain temps.
―Je vous en voudrais si vous attirez le malheur sur ce village, répondit-elle sèchement.
Galion ne répondit pas.
Dehors, la pluie tombait toujours. Luce était plongé dans ses pensées et n’avait pas suivi le dernier débat entre sa mère et l’étranger.
Finalement, Galion se leva et reprit son manteau en remerciant Messilia pour son accord.
―Attendez au moins que la pluie s’amenuise, proposa t-elle.
―Non merci, dit-il en souriant. Mais avant de partir j’ai une dernière question. Peut être la trouverez-vous un peu trop personnelle mais… »
Messilia savait déjà de quoi il s’agissait.
―Le père du gamin, dit-il en désignant Luce, est-il ici ? »
Messilia le toisa si froidement que Luce aussi eut peur.
―Non. Je suis seule… et je le resterais, ajouta t-elle à son attention.
Galion sortit en faisant une révérence grossière et ironique, puis se perdit sous la pluie.
Messilia fut d’humeur maussade pendant tout le reste de la journée.
Deux jours plus tard, l’orage s’était calmé.
Luce et Eria s’en allèrent aussitôt au grand châtaigner. Terio ne les accompagna pas. Il avait attrapé une forte grippe pendant les jours d’orage, et ses parents étaient inquiets pour lui.
Ils coururent entre les arbres en faisant exprès de marcher dans les flaques d’eau pour s’éclabousser l’un l’autre. Luce se sentait dans une étrange humeur imprévisible et mesquine.
Une oiseau piailla. Le petit garçon leva la tête et le découvrit, perché sur une branche recouverte de mousse. Il resta là, sans bouger, les muscles raides. Il ne quitta pas l’oiseau des yeux. Finalement, celui-ci s’envola et disparut entre les feuilles.
Luce reprit sa course à travers le bois, Eria devant lui. Ils atteignirent l’arbre centenaire essoufflés, mais contents de s’être défoulé.
Eria fut la première à escalader les grosses branches tombantes. Elle coinça le bas de sa robe dans le tissu vert qui lui servait de ceinture, puis se mit à quatre pattes sur la branche noueuse qui touchait le sol. Le châtaigner avait d’énormes branches plus grosses que trois poutres, et deux d’entre elles touchaient le sol. Les deux enfants montaient toujours par l’une et redescendaient par l’autre.
Luce attendit que son amie eut terminé son ascension à quatre pattes, et se soit assise sur une des branches horizontales.
Alors il escalada à son tour, avec une facilité qui le surpris. Trouvant l’arbre facile à escalader, Luce accéléra et se retrouva vite à plusieurs mètres de hauteur. Ne prenant plus garde où il mettait les mains, il en mit une dans le vide ce qui le fit basculer aussitôt. Alors qu’il tombait, une boule de peur lui noua l’estomac. Il entendit Eria crier son nom, puis attendit le choc de l’impact.
Avant ça, une lumière blanche l’éblouit et il ne vit plus rien.
Quand Luce ouvrit à nouveau les yeux, il était par terre, à quatre patte, et parfaitement indemne. Hébété par sa chute, Luce mit du temps à comprendre qu’il s’était miraculeusement rattrapé. Cependant un hurlement d’Eria le tira vite de sa courte réjouissance. Il leva la tête et sa façon de voir le dérouta.
Les couleurs l’environnant lui parurent plus pastel qu’avant. À coté de lui, une fleur qu’il avait vu rouge avait à présent perdue sa couleur. Le châtaigner lui paraissait immense, et Eria, terrifiée par il ne savait quoi, lui parut beaucoup plus grande que lui. Les mouvements des sauterelles, des oiseaux et autres, auxquels il n’accordait d’habitude que peu d’importance, ne cessaient de le captiver.
Il voulut demander à son amie apeurée ce qui n’allait pas, mais le seul son qui sortit de sa bouche fut un miaulement étouffé.
Il ne comprit pas.
Eria le pointait du doigt comme s’il avait été un fantôme. Finalement il se regarda pour voir si quelque chose n’allait pas et ce ne fut qu’à cet instant qu’il comprit qu’il n’avait plus de mains, mais des pattes.
Il poussa un long miaulement de détresse et sauta sur place. Il se roula en boule pour toucher son visage, et sentit sous ses coussinets roses un museau froid, de longues moustaches, et des oreilles douces.
« Je me suis transformé en chat ! » pensa t-il, paniqué.
Sous le regard hébété d’Eria, le chaton-Luce sautait, roulait et se recroquevillait sur lui même en poussant d’aigus miaulements de détresse.
Luce sentait sur son dos tout son poil se hérisser.
Il tourna sur lui même, une fois, deux fois, trois fois. Puis il découvrit sa queue.
Une petite queue blanche ébouriffée et rayée de roux.
Luce la mordit et la douleur l’arrêta aussitôt.
Il s’allongea sur l’herbe, lentement, la queue dans la bouche. Après n’avoir fait aucun geste pendant une minute, après n’avoir pensé à rien et s’être calmé, il se mit à mâchonner sa queue.
Il le faisait doucement, sans se faire mal et en ne pensant à rien. Il sanglotait sans s’en rendre compte, tellement la surprise l’avait bouleversé. Il continua de se mâchonner la queue en donnant quelques coups de pattes quand un insecte s’approchait. Le temps passa sans qu’il ne s’en rende compte.
Luce s’était enfermé dans un nuage de peur.
Au bout d’un moment, ses oreilles affûtées pivotèrent et lui révélèrent l’approche de quelqu’un. Il ne bougea pas.
―Luce ? murmura Eria comme si elle craignait de réveiller un monstre.
Le chaton se retourna, la queue entre les crocs.
―C’est toi Luce ? »
―Miaou, dit-il à la place d’un «oui» désespéré.
Il aurait bien ajouté un «je crois», mais il y renonça.
Eria approcha ses mains tremblantes du chaton qui se crispa quand elle le prit dans ses bras. Elle le souleva avec une extrême délicatesse, comme s’il s’agissait d’une poupée de porcelaine. Le chaton-Luce loucha quand elle le tint près de son visage.
―C’est vraiment toi ? répéta t-elle, incapable d’y croire.
Pour toute réponse, il lui lécha le nez. Réflexe qui le surpris.
Ils restèrent ainsi, au pied du gardien de la forêt, pendant un moment.
Puis Eria, ayant enfin accepté la transformation du petit garçon, dit avec un sourire:
―Tu es mignon. »
Si Luce avait été sous forme humaine, il aurait sans doute rougi.
Eria ne se questionna plus. Elle tint Luce contre sa poitrine, puis s’en fut en courant vers le village.
Luce espérait qu’elle n’aille pas chercher ses parents. Il n’avait aucune confiance en Tristyan.
Cependant, Eria ne fit rien de cela. Après avoir traversée la rivière qui séparait la forêt des champs, elle évita ces derniers et fonça immédiatement à l’entrée du village, sans pénétrer dans ses rues. À son passage, les montons de Mme. Stagne bêlèrent. Elle passa derrière la maison des Hapernel et toqua à la porte de Messilia.
Celle-ci ne vint pas tout de suite, et Luce craignit qu’elle ne soit chez les voisins.
Enfin, la porte s’ouvrit, et Messilia ouvrit des yeux ronds en apercevant Eria.
Incapable d’expliquer quoi-que-ce-soit, Eria tendit le chaton à la jeune femme.
Il fallut peu de temps à la petite fille pour expliquer ce qu’il s’était passé.
Quand Luce avait dérapé et basculé d’un coté de la branche, dans le vide, son corps s’était mis à briller et avait ébloui la petite fille. Quand elle avait rouvert les yeux, Luce n’était plus là. À sa place s’était tenu un chaton.
Pendant qu’Eria avait fait sont récit, Luce avait découvert son corps de chat dans un miroir. Il lui avait reflété l’image d’un chaton blanc, parsemé sur le dos de grandes taches rousses. De ses yeux de félin partaient une ligne d’un roux un peu plus foncé, et son pelage au-dessus des yeux était du même roux clair que celui de son dos. Il avait de longues moustaches blanches et un petit museau rose. Ses pattes blanches étaient pourvues de fines griffes grises.
Roulé en boule sur les genoux de sa mère, Luce tremblotait encore d’émotion. À présent, une cacophonie incessante de pensées envahissait son esprit. La plupart étaient des questions, ensuite venaient d’éventuelles réponses.
Un seul soulagement venait le réconforter: à présent, cela n’avait plus aucun sens de cacher à Eria ses étranges pouvoirs. Il pourrait les lui montrer.
Il se demandait sans cesse si cette transformation avait un quelconque rapport avec les Censs hérités de son père, mais au fond de lui même, un certitude qu’il tentait d’ignorer lui assurait que non.
Là maintenant, il n’avait qu’une envie: se rouler en boule et attendre, même s’il devait le faire pendant des siècles.
Mais il ne put même pas s’assoupir, car le tic de jambe de Messilia le secouait violemment.
Elle regardait Eria, les sourcils froncés, et de fines rides apparaissaient sur son front. En face d’elle, la fillette n’osait pas soutenir ce regard. Enfin, les yeux verts de la femme se tournèrent vers Luce. Elle savait qu’elle question lui tourmentait le plus l’esprit, et elle savait que sa réponse ne servirait qu’à le laisser plus perplexe encore.
―Lyan n’avait jamais fait ce genre de chose … »
Le chaton miaula désespérément en ouvrant à peine sa bouche munie de minuscules crocs.
―Et je suis sûre qu’il ne m’a rien caché à ce sujet, reprit t-elle pleine de conviction.
Sans le vouloir, Luce enfonça ses petites griffes récemment découvertes dans les genoux de sa mère. Elle se contenta de décrocher les petites pattes de sa peau.
Sur sa chaise, Eria s’agitait nerveusement.
Messilia s’en aperçut et dit à la petite fille:
―Tu pourras ne rien dire à personne ? »
À quoi la fillette répondit:
―Vous en cachez beaucoup des secrets. »
Messilia fronça les sourcils, visiblement sur la défensive.
―Ils risqueraient de nous chasser si quelqu’un comme Mme. Stagne l’apprenait, répliqua t-elle.
Messilia avait en tête des personnes du village qu’elle jugeait bien plus dangereuses pour elle et son fils, mais elle n’en fit pas part.
Tentant de retrouver une certaine fierté, quoique enfantine, Eria lâcha:
―Vous ne devriez pas mentir aux villageois, ni leur cacher des choses qui pourraient bien leur être utiles. »
Cette phrase était pleine de sous-entendus, et Eria tourna la tête de façon hautaine, en jetant des regards en coin à Messilia.
Celle-ci prit d’abord ce comportement pour un caprice enfantin, et elle avait en partie raison, mais les regards que lui lançait la fillette commencèrent à l’alarmer.
―Qu’est ce qu’ils ont découverts ? demanda t-elle inquiète.
―Oh, plein de truc, répondit Eria en n’accordant qu’un bref regard à Messilia.
Sur les genoux de cette dernière, Luce feula sourdement. Il découvrait ses nouveaux réflexes avec une étrange satisfaction et une certaine appréhension.
Eria ne lui accorda qu’un bref regard.
Quand à Messilia elle était plus tendue que jamais. Si elle avait été un chat, et que Luce s’était trouvé à sa place, il aurait certainement reçu ses griffes dans les cuisses.
―Dis le moi, lança t-elle du même ton glacé qu’elle avait accordée à Galion.
La petite eut peur et perdit enfin tout intérêt pour son caprice.
―Plein de truc, répéta t-elle. Des bijoux et des pierres précieuses valant sans doute plus que tout le village, des choses, des machins, et euh, des armes. »
Elle avait dit tout ces mots à une allure folle, comme si un monstre s’apprêtait à la dévorer si elle ne les récitait pas.
Le visage rose de Messilia tourna au rouge. Luce ne l’avait jamais vu aussi fâchée, et quitta immédiatement le confort de ses genoux.
Il avait bien fait, car l’instant d’après, Messilia se leva brusquement et alla d’une démarche raide dans sa chambre. La porte claqua.
Des bruits provenant de la pièce, Luce sut que sa mère en fouillait tous les recoins, cherchant sans doute à vérifier si quelqu’un l’avait volée.
Lui et Eria l’entendaient jurer et maudire. Aucun des deux ne bougea jusqu’à ce que Messilia revienne.
Elle maudissait encore à voix basse.
Elle se vautra dans un fauteuil et toisa Eria. Enfin, elle se força à se calmer un peu.
―Excuse moi si ma réaction t’as effrayé Eria. »
La petite fit un mouvement négatif de la tête.
Ne cherchant pas à s’excuser d’avantage, Messilia reprit le sujet initial de leur conversation:
―Et donc, garderas-tu le secret, demanda t-elle, encore légèrement exaspérée.
―Oui bien sûr, Luce est mon ami. »
Sur ces mots Luce ronronna.
―C’est juste que..., poursuivit-elle hésitante. J’aurais aimé connaître vos secrets maintenant, dit-elle d’une toute petite voix.
Messilia soupira.
―Maintenant que tu as vu ça je ne vois pas pourquoi je refuserais. Cependant, Luce doit être d’accord. »
Il miaula.
―Je prend ça pour un oui. Donc… ce que je vais te dire n’a aucun rapport, du moins je crois, avec ce qu’il s’est passé aujourd’hui. »
Eria hocha la tête, déjà captivée par le récit qui n’avait pas commencé.
Alors, Messilia lui raconta ce qu’étaient les Censs, les entraînements de Luce le soir dans la forêt, et le Gouffre Lumineux.
Eria s’émerveilla sur cette partie du récit et supplia Messilia de l’emmener le voir un jour. Messilia ne put répondre à cette requête, mais la demande de la fillette lui plût.
Mais Eria posa une question de trop:
―Tout à l’heure vous avez parlé de Lyan. Qu’est ce qu’il avait à voir avec tout ça ? Et puis d’où vous sortez tous ces objets qu’il y a dans votre chambre ? »
―Luce tient ses Censs de son père, et moi je tiens ces objets de mon amant, répondit-elle sèchement, avant d’annoncer à Eria qu’il était temps pour elle de partir.
Les jours qui suivirent, Messilia fut d’humeur maussade envers tous les habitants de La Croc-Mitaine. Sans exception.
Paula s’en trouva fort triste.
Galion ne cessa de vouloir aider Messilia pour une tâche ou pour une autre, ce que les gens du village voyaient d’un bon œil. Quand à Messilia, elle le voyait purement et simplement comme du harcèlement, et repoussait Galion à chaque fois, ce qui semblait amuser ce dernier, et irriter la jeune femme de plus en plus.
Quand à Luce, il restait chez lui. Sa mère faisait passer cette absence pour une maladie, et n’autorisait personne à venir le voir. Sauf de temps en temps (et en cachette) à Eria. Terio étant toujours malade, elle n’avait rien à faire de ses journées, à part aider ses parents, ce qui l’ennuyait profondément.
Pendant toute la semaine, Luce resta morose.
L’été débutait, et il ne pouvait pas se rendre au lac avec ses amis. Il ne pouvait que rester chez lui, à observer le paysage morne de La Croc-Mitaine.
La plus grande partie du temps, il dormait. Roulé en boule sur son lit ou un fauteuil. Sinon il mangeait.
Les seuls choses qui le sortaient de sa bulle d’émotions négatives étaient les visites d’Eria, et les caresses de sa mère.
Puis, petit à petit, il commença à sortir de sa morosité.
Si être un chat avait beaucoup d’inconvénient, il en résultait également beaucoup de divertissement et d’avantage. Il commença à découvrir les multiples jeux qui le maintenaient occupé. De temps en temps, quand Messilia rentrait des champs, elle retrouvait le chaton dans le salon, en-train de jouer avec un paquet de poussière, ou une petite balle. Attraper quelque chose avec des pattes était plus compliqué que Luce n’avait prévu. Mais d’autant plus amusant. Les balles glissaient entre ses coussinets comme du savon, et il devait ensuite leur courir après. Et si en apercevant une plume statique, il ne lui trouvait aucun intérêt, dès qu’elle se mettait à virevolter au-dessus de lui, il bondissait et l’attrapait (ou pas) entre ses pattes.
Il commença à prendre l’habitude de se lécher pour tout et pour rien, et de miauler dès que la faim le tenaillait, ou qu’il réclamait de l’attention.
Bientôt, à l’insu de Messilia, il commença à sortir la nuit. Il y découvrit un monde en noir et blanc, bien plus net qu’avec ses yeux humains, ainsi que les plaisirs de la chasse. La nuit regorgeait de petites proies, insectes, papillons nocturnes, ou batracien. Aucune sauterelle ne lui échappait, tandis que les papillons et les grenouilles gardaient une certaine difficulté.
Puis, il rencontra d’autres chatons.
Ils faisaient sa taille, mais Luce savait qu’il était bien plus âgé qu’eux.
Enfin, ce qu’il restait de Luce.
Car sa personnalité s’en trouva changée.
Sa vie à ce moment là n’avait rien à voir avec celle qu’il menait avant. À présent il n’était ni vraiment un chat, ni vraiment un humain. Ni un chat sauvage ni un chat domestique. Il se trouvait en équilibre précaire entre tout ça. Sa façon de penser changeait en fonction des jours et des moments.
Ainsi, de temps en temps il n’était conscient de n’être que lui, un prédateur, ayant ses propres ennemis dans la chaîne alimentaire et pouvant se faire mordre la queue à tout instant. Ainsi que le fait qu’il faisait ce qu’il voulait.
Et d’autres fois il retrouvait sa morosité et les questions sans réponses qui l’accompagnait.
Il ne se rendait même pas compte de ses sautes d’humeur.
Seul comptait l’instant présent.
Les seules choses qui le ralliaient au monde humain, étaient sa mère et les visites encore régulières d’Eria. Ainsi que le désir profond de reprendre forme humaine.
Car il ne pourrait pas se cacher éternellement des habitants de la Croc-Mitaine.
En effet, les complications survenaient déjà. Personne au village ne comprenait pourquoi Messilia ne laissait pas Nell s’occuper de Luce.
De plus, la mauvaise humeur de Messilia était contagieuse, et beaucoup la partagèrent rapidement à son égard. La seule bonne nouvelle à ce sujet, était que Messilia n’avait pas cherché à rester blessante envers Paula. Celle-ci en fut énormément soulagée. Ensuite, une fois guéri, Terio voulu rendre visite au «malade» et Messilia le lui ayant refusé, beaucoup commencèrent à se demander de quelle maladie il pouvait bien s’agir , et si elle n’était pas contagieuse.
Mais Messilia resta obstinée et muette.
Cela faisait maintenant trois semaines que Luce était un chaton. Sa morosité commençait à revenir, en même temps que s’en allait l’espoir de redevenir un jour humain. Il continuait ses escapades nocturnes, et se rapprochait de plus en plus de la vie sauvage depuis que Eria, par faute de temps, avait cessé de lui rendre visite. Luce ne lui en voulait pas. À cette période de l’année, quand le soleil tapait fort et que l’herbe était sèche, il faillait se concentrer sur les récoltes et l’arrosage des champs. Ors, les récoltes de cette saison étaient particulièrement abondantes, et les villageois avaient repris la construction des canaux d’irrigation pour les champs, que les gros orages du début de printemps avaient détruits.
Messilia aussi passait moins de temps à la maison. Elle aidait dans les champs.
Quand à Galion, il aidait beaucoup pour la construction des canaux, et la plupart des villageois avait à présent confiance en lui.
Il n’avait pas arrêté d’essayer d’entamer une discussion avec Messilia, mais celle-ci ne se montrant que très peu coopérative, il le faisait de moins en moins, la laissant dans son mur maussade. Paula ne cherchait pas à savoir ce qui rendait Messilia de mauvaise humeur, mais l’animait sans cesse d’en sortir.
Un jour, alors que Luce s’ennuyait fermement, il décida de sortir de jour.
Dehors, l’air était chaud et sec. Les herbes, qui avaient été vertes au printemps, étaient à présent sèches et plus grandes que lui. Les sauterelles fuyaient par centaines à son approche. Le ciel, bleu, ne comptait aucun nuage. Il n’y avait pas de vent, l’air était immobile. Un gri-gri constant s’élevait de l’herbe, et les oiseaux chantaient à tue-tête.
C’est dans cette atmosphère que Luce traversa le village, les champs de maïs, la rivière, et pénétra dans la forêt. Il prit un arbre au hasard et grimpa dessus, après avoir fait ses griffes sur l’écorce. Là, il s’allongea sur une branche et écouta.
Les grillons et les oiseaux remplirent rapidement sa tête, mais il se concentra sur d’autres sons: un glapissement, le cri de détresse d’une souris, un aigle… Quelques rumeurs du village lui parvenaient.
Il allait s’endormir quand il entendit, bien plus proche cette fois, un glapissement. Il ouvrit les yeux et se hérissa en feulant lorsqu’il découvrit un renard au pied de son arbre.
Il était très beau, mais il retroussait les babines. Apparemment, il avait prévu de faire de Luce son petit-déjeuner. Celui-ci grogna sourdement.
Le renard ne bougea pas. Il essaya même de grimper à l’arbre. Sans succès.
Luce s’en moqua bien, et ferma à nouveau les yeux.
Rien ne se passa pendant une bonne dizaine de minute, jusqu’à ce que Luce sente sur son museau un souffle chaud.
Quand il ouvrit les yeux, il découvrit ceux du renard, aussi jaunes que les siens.
Le renard s’était hissé comme il avait pu le plus haut possible.
Pris de surprise, Luce sauta sur place et tomba de l’arbre.
Il sentit l’impact avec le sol contre son dos, qui lui fit affreusement mal. Quand il entendit les glapissements de détresse du goupil, il ouvrit les yeux pour le voir fuir la queue entre les pattes.
En se redressant, son dos l’élança. Tout autour lui parut extrêmement petit, et les fruits d’un pommier avaient pris une couleur rouge.
Il mit du temps à se rappeler que c’était leur couleur normale. Il sauta alors sur ses pieds.
Sans poils, tout roses et avec cinq orteils chacun, ils étaient tout à fait normaux. Ses mains comptaient à nouveau un pouce et des ongles. L’excitation le gagna.
Il avait un nez, des oreilles normales, mais plus de moustaches, ni de queue.
Il était à nouveau humain.
Incroyablement, il portait les vêtements qu’il avait porté le jour de sa métamorphose, et qui avaient disparu lorsqu’elle avait eu lieu. Ils étaient sales et un peu déchirés, mais ils étaient là.
«Tant mieux, pensa t-il. Ça m’évitera de déambuler nu dans le village».
Et sur ce il s’en fut en courant.
Il sauta dans la rivière en s’éclaboussant, puis courut en travers des champs. Il était heureux. Il traversa le village comme un bolide sous les regards hébétés de ses habitants.
Il ne s’arrêta pas une seule fois, et sauta agilement au-dessus de chaque obstacle qui apparaissaient sur son chemin.
En passant devant chez Eria, il vit celle-ci disputer une partie d’échec avec Arold. Elle se retourna quand elle le vit passer à toute allure, mais il ne s’arrêta pas lorsqu’elle l’interpella.
Enfin arrivé chez les Hapernel, il se hissa à la fenêtre la plus proche et constata que Messilia était là.
Elle discutait tranquillement avec Paula autour d’une tasse de thé.
―Maman! cria t-il en passant un pied par le cadre de la fenêtre.
Messilia sursauta et laissa tomber sa tasse. Elle affichait une telle surprise qu’on aurait cru que c’était la première fois qu’elle voyait Luce.
Celui-ci était entré dans le salon par la fenêtre, et se trouvait à présent sur le tapis près de la table basse, en mouillant ce qui l’entourait avec ses cheveux détrempés. Il souriait jusqu’aux oreilles, ne sachant que dire.
Messilia le pris alors dans ses bras.
―Tu nous excuseras Paula, mais on a des choses à se dire Luce et moi. Alors je vais rentrer, dit-elle au bout d’un moment.
―Oui… Oui bien sûr. »
―Excuse moi pour la tasse. »
―Oh ne t’inquiète pas pour ça ! J’en ai tellement, répondit Paula en souriant.
Quand ils sortirent de la maison des Hapernel, Luce et sa mère trouvèrent Eria et le grand-père devant leur porte.
Ce dernier les salua puis rentra chez lui. Quand à Eria elle entra avec eux.
Luce leur raconta ce qui s’était passé avec la même excitation que lorsqu’il avait animé les dessins.
Ils ne purent en tirer aucune conclusion.
Le fait que Luce se soit transformé en chat n’avait aucune explication. La seule chose qu’ils crurent comprendre, s’était qu’il lui fallait une bonne raison pour se transformer. Cependant, quelques jours plus tard, Luce se retransforma en chat alors qu’il était en-train de s’occuper de Manzanilla, puis redevint humain quelques minutes après. Cet épisode ne fut que le premier à leur prouver que ces transformations étaient totalement aléatoires.
Elles lui rendirent bientôt la vie impossible.
Il se transformait sans crier gare, et devait prendre garde à ce qu’aucun habitant du village ne soit présent lorsque cela arrivait. Il était attentif à toutes les sensations en lui qui pouvaient lui indiquer une transformation imminente.
De plus, Eria n’était plus la seule avec qui il passait ses journées, et Luce n’avait aucune envie de révéler à Terio ses pouvoirs incontrôlables.
Sa vie était passée de la liberté presque sauvage à une dans laquelle il était sans cesse sur le qui-vive et dans laquelle il n’arrivait pas à se détendre.
Il dormait mal à cause des rêves de plus en plus nombreux dans lesquels apparaissaient le chat de sable. Il était toujours assit devant lui, la tête penchée sur le côté. Sa peur de l’inconnu empêchait Luce de le suivre, et pourtant, à chaque fois qu’il laissait partir le chaton, il avait l’impression qu’il passait à côté de sa vie et se réveillait en sursaut. La flamme s’ajouta bientôt à ses rêves.
Il ne la voyait pas vraiment, ce n’était qu’une lueur rouge et sombre au fond de la nuit, mais il savait que c’était elle. Et, quand le félin se retournait, Luce comprenait enfin qu’il se dirigeait vers elle, qu’il allait la chercher. Cependant le petit garçon se niait toujours à suivre le chat. Malgré ça, il ne se réveillait plus quand il le laissait partir, mais au moment où il s’apprêtait à apercevoir la flamme. Alors il se réveillait, brûlant et suant.
Comme ses transformations ne s’arrêtaient pas, Luce comprit que le chaton du rêve devait être lui même, et à présent, il mourait de curiosité de savoir qui était la flamme. Puis un jour, alors qu’il se baignait dans la mer, il se rendit compte que, le jour où il avait dessiné le chaton, il avait largement anticipé sans s’en rendre compte qu’il pouvait se changer en félin.
À sa grande surprise, les autres dessins ne s’immiscèrent jamais dans ce rêve.
Ce sujet le turlupinait tellement qu’il retourna dans la grotte, pour la première fois depuis les dessins mouvants.
C’était un jour chaud, clair et sans un nuage. Messilia, comme tout le village, faisait une sieste.
Le soleil tapait fort sur la côte de Bireng.
Le ciel était tellement dégagé et clair, que Luce pouvait apercevoir la silhouette floue des Îles Brisées.
Sous ses pieds nus le sable était chaud, presque brûlant. Luce avançait en traînant les pieds. La mer était basse et calme, et seul le clapotis de l’eau troublait le silence. Arrivé devant la paroi de granit, Luce eut envie de partir en courant, mais il se transforma et il prit ça pour une confirmation sûr le fait qu’il devait entrer. Alors il entra, et redevint aussitôt humain. Il fut frappé de stupeur en regardant au sol.
Les dessins étaient encore là. Intacts, et comme il les avait laissé.
«C’est impossible !» pensa t-il. «Je croyais les avoir effacés, et puis la marée haute aurait dû les effacer depuis longtemps ! Et même le temps en aurait fait autant !»
Luce était apeuré, mais pas assez pour vaincre sa curiosité. Il avait besoin de réponse. Alors il s’agenouilla et observa les dessins.
S’il était le chat, qui était la flamme ? Et les dragons ? Le loup et la magicienne ? Il refusa de prêter attention aux personnages antagonistes derrière lui.
Il était tellement concentré à chercher des réponses qu’il ne pouvait deviner, qu’il n’entendit pas le vieillard qui entrait derrière lui.
―Ça rend perplexe hein ? »
Luce sursauta et se retourna. Derrière lui Arold entrait avec difficulté dans la grotte. Il était à quatre pattes, sa canne posée devant lui. Une fois sorti de son pétrin, il pris sa canne et se redressa en faisant craquer ses articulations.
―Quelqu’un m’a un jour expliqué comment tout avait commencé pour lui. »
―Comment avez-vous trouvé ma cachette ? demanda Luce presque fâché.
Le vieillard rigola.
―Hé, tu n’es pas le seul à y avoir passé des heures gamin. »
―Vous connaissiez cette endroit quand vous étiez petit ? dit Luce, amusé cette fois.
―À ça ! Elle m’a été de grand secours à plusieurs reprises. Je m’y échappais après avoir fait une bêtise, dit-il avec un air malicieux.
Luce rigola. Il n’avait jamais imaginé Arold à sa place dans la grotte, mais quand il y pensait, il imaginait très bien le vieillard y passer une journée entière.
―Pourquoi vous êtes venu ici ? demanda finalement Luce.
―Pour t’aider si tu le veux bien, répondit-il.
Luce avait le sentiment qu’il y avait autre chose. Mais le vieillard souriant toujours en reflétant une innocence pas croyable, Luce ne put deviner s’il s’agissait d’un motif hostile.
Comme il ne disait rien Arold répéta:
―Acceptes-tu mon aide ? »
―A quel propos pourrais-je avoir besoin d’aide? répondit Luce de manière arrogante.
―Quelqu’un m’a dit un jour qu’il s’était senti perdu quand il avait commencé à changer. Je pensais que c’était aussi ton cas. Excuse moi si je me suis trompé, ajouta-t-il au bout d’un moment.
Luce ne savait plus quoi répondre. C’est vrai qu’il se sentait perdu, et qu’il voulait des réponses. Mais comment un habitant de la Croc-Mitaine, qui n’avait sûrement jamais quitté le village, pourrait les lui apporter. En plus de ça, Arold ne devait pas savoir quelle était la source de ses tracas.
―Non merci, répondit-il finalement.
Arold ne laissa paraître aucune surprise. Il demanda juste:
―J’aimerais savoir pourquoi. »
―Parce que les réponses me font aussi peur que de ne jamais les obtenir, répondit sincèrement Luce.
―Je pensais que tu n’avais pas peur de l’inconnu. »
―Et bien vous vous êtes trompé, répondit Luce entre les dents.
―Je vois… »
Luce n’avait pas tout dit, et il savait qu’Arold le sentait. On ne peut jamais rien lui cacher. Aussi ne fut-il pas surpris lorsque le vieillard lui lança:
―Tu ne devrais pas te retenir pour ta mère. Si ça fait des années qu’elle connaît les risques que tu partes, et qu’elle ne les a toujours pas accepté c’est son problème. Pas le tiens. »
Et sur ce il fit demi-tour en s’appuyant sur sa canne. Arrivé à l’entrée de la grotte cependant il se retourna et dit comme s’ils n’avaient parlé que du temps qu’il faisait:
―Il est vraiment bien le livre que Lola a acheté à sa fille. L’as-tu lu ? »
―Je suis en train, bougonna Luce.
―Bonne lecture dans ce cas. »
Et il partit, laissant Luce seul avec ses dessins.
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