Défi : Votre personnage ou vous-même êtes morts. Par un jeu de circonstance (que vous êtes libre de trouver dans la religion, science-fiction ou autre) votre héros assiste aux adieux de ses proches et le portrait qu'on dresse de lui n'est pas tout à fait conforme à ses attentes...
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Ma fille aînée pleurait, mais elle était la seule. Les autres riaient. La moitié d'entre eux était avinée comme il fallait ; des mots plaisantins, des gaudrioles, quelques petites grivoiseries d'ivrogne sortaient de leurs bouches. Je me tenais droit aux côtés de ma photo. Mon enterrement avait été une désolation du début jusqu'à la fin : même de l'outre-tombe, mes proches avaient été capables de me décevoir. Par proche, j'entendais ces tarés biologiques, ces impotents, ces endimanchés d'un jour incapables de se tenir correctement, - mes fils -, plus préoccupés par leurs petites vies que par la maladie puis le décès de leur père.
Je n'avais eu droit qu'à leur visite à l'hôpital le jour où je mettais en ordre mon testament. Ils souriaient benoîtement ce jour-là, je m'en souviens encore. Ils s'étaient même permis un "papa" gentiment hypocrite. Alors, évidemment, je n'attendais rien d'eux pour ma mise en bière. Je n'attendais rien d'eux, si ce n'était le minimum convenable, et ces petits cons avaient tout de même réussi à désappointer un fantôme. Il me semblait, en cet instant, que j'étais le vivant dont la mort avait le plus les vivants ; mais il me semblait aussi être le mort le plus malheureux de cette planète de vivants.
Je n'entrerai pas dans les détails, ce serait futile et inutilement long. Mais tout alla mal dès la messe, ce qui n'augurait rien de bon. Le prêtre en retard, les corbeilles de la quête qui se cassent la figure au milieu de la nef ; le premier rang - mes rejetons - qui éclate de rire et trois vieilles qui gesticulent à quatre pattes pour remettre les piécettes en ordre ; mon benjamin qui rate la marche en montant faire l'éloge funèbre - nouveaux éclats au premier rang -, une adorable petite-nièce que je n'avais jamais vue qui se prend d'une envie de tempêter son ennui sous la croix du Christ et mon cercueil, et ma femme qui nous fait une crise d'asthme à cause du désastre de la cérémonie alors qu'elles avaient disparu depuis presque trente ans. Je les regardais estropier mon enterrement de toute sa solennité, de toute sa liturgie sacramentelle sans n'y pouvoir rien faire, pétrifié au pied de l'autel, invisible des yeux de tous, me demandant simplement pourquoi ce qu'il y avait tout-en-haut m'infligeait ce supplice.
Vinrent ensuite les derniers adieux. Sortez les mouchoirs. Tous avaient adopté avec grandiloquence un air nauséabond de contrition pour qui perçait les murailles et pénétrait dans l'intériorité de ces pleureurs de convenance.
Enfin, la réception organisée par ma fille ajouta du ridicule au drame. Tant mieux, il en fallait. Qu'ils achevassent de ruiner mes funérailles, je n'en attendais définitivement pas moins d'eux. Et après tout ce que je venais de voir, j'étais maintenant certain que ces soûlards feraient une bonne gestion de mon patrimoine. Avec sa dilapidation, résultat d'une gabegie prévisible, toutes les traces de ma présence sur Terre s'évanouiraient : à la chaleur de ma vie succéderait la froideur de l'invisibilité et de l'oubli ; je ne deviendrai qu'un de ces inconnus de l'histoire ; une mémoire qui fut, qui a chancelé et qui s'est éteinte quand toute la cire eût fondue. Je venais de comprendre la nature de ma désormais fantomatique existence. J'étais destiné au néant, à l'oubli et à la disparition lente de toutes les créatures terrestres qui s'égrènent comme le sable s'envole. Quel bonheur que mon départ pour l'au-delà se fût déroulé d'une si exquise manière ! Du moins n'aurais-je pas de regrets !