Chapitre 1
« Je vais mourir. »
Le message que Léna avait reçu la veille n'en disait pas plus. Quand ? Elle ne le savait pas. Mais il avait raison, il n'y avait plus aucune échappatoire.
Mélange de désinfectant, strips, sueur et bétadine, l’odeur qui embaumait la chambre de Jules frappa Léna de plein fouet. Jamais elle ne se ferait à ce parfum répugnant. Une angoisse sourde l’étreignit à la vue de son frère, allongé sur son lit. Ses yeux bleu océan se perdirent dans le vide, ils essayaient d’échapper à cette vision douloureuse. Jules ne l’avait pas encore vue, elle pouvait encore reculer… Elle soupira. Comment pouvait-elle penser fuir ? À demi endormi, Jules paraissait si apaisé qu’elle ne put retenir un sourire nostalgique. Depuis quand n’avait-il pas réussi à trouver le sommeil ?
Tout à coup, le regard du jeune homme s’ancra au sien. Trop tard pour partir, désormais. Alors, elle entra et s’assit au bord du lit. Un sourire discret creusa un peu plus les joues du grand blond, amaigri par la maladie. Avant que son état ne se dégrade, Jules était bel homme : une silhouette athlétique, des iris d’un bleu profond et deux fossettes qui lui donnaient un air enfantin et faisaient chavirer les cœurs. Cette fois-ci, c’était le sien qui sombrait dans une mer d’incertitude. En quelques mois, il avait perdu une trentaine de kilos. Ses pommettes saillantes accentuaient le teint cadavérique de son visage déjà anguleux. Ses yeux clairs s'étaient éteints ; il avait perdu tout espoir de s’en sortir. Après trente ans de souffrance, il abandonnait le combat contre la maladie.
— Salut, marmonna Jules.
Léna lui répondit par un sourire mélancolique. Ils connaissaient tous deux l’issue de ce calvaire. Jules allait chaque jour un peu plus mal. La veille, ils avaient dû le mettre sous ventilation assistée. Il ne parvenait plus à respirer seul.
Une infirmière entra brusquement dans la chambre. Elle s'arrêta en voyant Jules remettre son masque, qu’il était obligé de retirer pour parler, et salua Léna, les sourcils froncés. Depuis trois mois, la petite blonde se rendait à l’hôpital tous les jours. Ses visites apportaient semblant de joie au malade, mais depuis quelque temps, elle ne se sentait plus capable de le voir dépérir à vue d’œil.
— Comment va-t-il, aujourd’hui ? demanda Léna d’une voix étranglée.
— On lui a donné des calmants tout à l’heure, expliqua l’infirmière, penchée sur le bloc-notes où elle reportait les constantes du jeune homme. La douleur devient vraiment difficile à supporter.
— Vous pouvez éviter de parler de moi comme si je n’étais pas là, se renfrogna Jules, en tirant sur son masque.
Léna leva les yeux au ciel, tandis que l’infirmière quittait la pièce pour leur laisser un semblant d’intimité.
— Et comment suis-je censée prendre de tes nouvelles, sinon ? Si je ne devais compter que sur toi pour en donner…
— Je ne veux pas t’inquiéter, c’est tout, soupira Jules.
Il lia ses doigts à ceux de sa petite sœur, qui ferma un instant les yeux pour retenir ses larmes. Le jeune homme avait toujours tenu Léna à l’écart, de peur qu'elle en souffre, mais elle ne le supportait plus. Même transporté en urgence à l’hôpital après s'être écroulé dans la fosse d'une salle de spectacle, il ne l’avait prévenue que deux jours plus tard. Son cardiologue, plus que pessimiste, l'avait convaincu de l'appeler. D’après lui, il ne ressortirait jamais de ce bâtiment. Pas vivant, en tout cas.
— Ce n’est pas juste, couina Léna, les épaules secouées de sanglots.
Jules hocha la tête. Il vivait avec ce sentiment d’injustice depuis toujours. La perspective d'une mort certaine ne l'avait jamais inquiété. Il s’était fait à l’idée. En revanche, il supportait bien moins celle que sa petite sœur emprunterait le même chemin funeste. Il n’osait imaginer ce qui pouvait se passer dans l’esprit désolé de Léna. Comme lui, elle était résignée à mourir, mais lui n’avait aucune idée de la façon dont ça arriverait. Il avançait à l’aveugle, mais offrait un aperçu des souffrances que Léna aurait à endurer et de la lente agonie qui tuerait tout espoir en elle.
— S’il te plait, Jules, gémit-elle. Ils vont trouver un moyen de nous guérir… Bats-toi encore un peu.
Personne n’avait encore trouvé de réel traitement à cette maladie rare. Le syndrome de Plenske, du nom du médecin qui l’avait découvert pour la première fois, affectait le cœur des patients. Les chercheurs le décrivaient comme une maladie auto-immune aux symptômes et aux conséquences très variées. Certains pouvaient vivre cinquante ans avec, sans en souffrir. D’autres, comme Jules, n’avaient pas cette chance. Quand leur cardiologue avait diagnostiqué la maladie, de nombreux spécialistes s’étaient pressés autour des deux jeunes enfants Brocovitch, tout comme ils l’avaient fait pour leur mère, atteinte du même problème. Aucun n’avait jusqu’alors trouvé de solution miracle.
— Jules… encore quelques mois… Le docteur Cadeau dit qu’ils vont trouver.
Le jeune homme grimaça. Il aurait aimé tenir jusque-là, mais il n’y avait plus rien à faire. Son corps se retournait contre son cœur. Aucune opération, aucun traitement ne pourraient l’aider ; pas même lui accorder un peu plus de temps. — Ils auraient dû trouver un traitement ! s’énerva Léna. Tu ne peux pas me laisser.
Des médicaments, ils en avaient essayé des dizaines, jusqu’à en trouver un qui semblait ralentir les effets de la maladie. Il fonctionnait encore sur Léna, lui octroyait quelques années de sursis, mais plus sur Jules. Il était condamné.
Léna caressa le poignet de son frère, du bout des doigts. Lorsqu’elle croisa ses prunelles bleues, fanées par l’épuisement, elle soupira de désespoir.
— Tu vas devoir guérir pour nous deux, murmura Jules.
Léna hocha la tête. Des larmes ruisselèrent sur ses joues et se rejoignirent sur son menton. Elle essaierait, mais rien n’était sûr. Ses chances restaient maigres. Il lui donnait cinq ans, tout au plus.
— Bats-toi, lui ordonna Jules, d’une voix éraillée.
— Jules, s’il te plait, tu dois continuer, l’implora-t-elle. Tu ne peux pas être aussi défaitiste.
— Léna, promets-le. Promets que tu ne baisseras jamais les bras. Tu dois t’en sortir, trancha-t-il, d’un ton sec.
La jeune femme acquiesça de nouveau. Elle aurait aimé pouvoir le lui promettre, mais c’était impossible. Elle le rejoindrait très vite dans le caveau familial, aucun doute. Ce n’était qu’une question de temps. Peut-être était-ce cette fatalité qui avait terni ses iris aussi ? Léna n’avait jamais été une enfant très joyeuse, victime de l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête, mais depuis que Jules était sur le point de la quitter, elle s’isolait. Ses amis s’éloignaient, elle ne cherchait pas non plus à leur donner de nouvelles. Jules parti, elle mourrait seule.
— Nana, tu vas guérir. Le monde ne peut pas se passer de toi, sourit Jules.
Léna pouffa d’un rire nerveux. Même dans ces circonstances dramatiques, il trouvait le moyen de la faire rire
— Personne n’a besoin d’une énième gosse de riche qui gère l’empire de son père, rétorqua-t-elle. En revanche, le monde a besoin de toi et de ta musique. Comment vont faire tous ces artistes en quête de musiciens, si tu n’es plus là ?
— Ne t’inquiète pas, j’ai tout réglé avec Gabriel et Noé. Je leur ai donné tout ce que j’avais enregistré. Peut-être qu’un jour, tu entendras un de mes morceaux à la radio, et tu pourras sourire en te remémorant ton idiot de frère.
— Ça, pour être idiot... soupira Léna.
Adolescent, Jules rendait ses parents fous, parce qu’il ne faisait pas attention à son cœur. Il considérait qu'il devait profiter de la vie et ne rien regretter, puisqu'il mourrait plus tôt que les autres..
— Ça valait le coup. Et toi, tu auras plus de chance que moi, lui prédit-il. Ils te trouveront un donneur avant qu’il ne soit trop tard.
Léna hocha la tête encore une fois. Elle ne se berçait pas d’illusions : rares étaient ceux qui bénéficiaient d’une transplantation cardiaque. Et puis, une greffe ne ferait que lui accorder plus de temps, cela ne la guérirait pas.
— Tu vas vivre longtemps, j’en suis sûr, clama Jules.
Léna esquissa un sourire mélancolique. Son optimisme l'avait quittée depuis bien longtemps. Mais après tout, Jules avait peut-être raison. Ce dernier poursuivit, sans qu’elle l’écoute vraiment. Il lui assura qu’elle tomberait amoureuse, qu’elle aurait des enfants, qu’elle se marierait, qu’elle…
Seul l’avenir le lui dirait. Vivre ou mourir, les dés étaient jetés.
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